“Sans la reconnaissance du travail invisible, l’égalité ne sera pas”

Faire reconnaître et rétribuer le travail invisible, c’est le cheval de bataille de l’AFEAS, l’Association féminine d’éducation et d’action sociale, depuis sa création en 1966. Il y a vingt ans, cette association québécoise a par ailleurs lancé la Journée Mondiale du Travail Invisible pour sensibiliser le grand public et les institutions à cette question. Elle a lieu chaque année le premier mardi du mois d’avril. 

Ce 6 avril 2021 marque sa 21ème édition et les combats sont loin d’être terminés. Hélène Cornellier, responsable des dossiers politiques et des communications pour l’AFEAS nous éclaire sur la nécessité de cette reconnaissance pour pouvoir atteindre un jour l’égalité.

Marie Claire : Le premier mardi du mois d’avril, c’est la journée mondiale du Travail Invisible. Pouvez-vous définir ce que ce terme désigne ? 

Hélène Cornellier : “D’abord, le travail invisible, dont il est question ici, n’est pas le “travail au noir”, payé sous la table à l’abri de l’impôt. On appelle travail invisible, le travail non rémunéré effectué au sein de la famille par les mères et les pères auprès des enfants de même que celui des aidant(e)s auprès des proches malades, âgé(e)s ou en perte d’autonomie

Récemment, l’association et ses partenaires* ont établi des catégories pour circonscrire ce travail invisible : on y retrouve donc les tâches domestiques, la charge mentale, le rôle d’aidant, mais aussi le travail au sein d’une entreprise familiale ou de celle du/de la conjoint.e, le bénévolat pour certaines organisations qui colmate les failles des systèmes publics ou les stages non rémunérés, ce qui est surtout le cas dans les domaines traditionnellement féminins (santé, éducation, services, etc). 

Ce travail est majoritairement effectué par les femmes, ce qui les pénalise dans leur épanouissement personnel, professionnel, social et économique.

Cette notion semble relever essentiellement de la sphère intime. Est-ce pour cela que ce “travail” est si peu visible ?

Hélène Cornellier : Ce travail, connu sous le nom de “travail au foyer” ou “travail des femmes au foyer” dans les années soixante, relève de la sphère privée de la famille comme de la société et, à ce titre, est non rémunéré. Il est invisible, car le conjoint comme les autres membres de la famille sauf les filles sans doute, ne “voient” pas les tâches quotidiennes effectuées, ni les responsabilités reposant sur les épaules de la grande majorité des femmes.

Ce travail est d’autant plus invisible qu’il fait partie du “rôle” des femmes, rôle imposé par la société patriarcale; n’étant pas rémunéré, il n’a de valeur ni sociale, ni économique. Pourtant, c’est une tâche lourde et constante qui doit être reconnue, valorisée… et partagée!

En quoi le travail invisible est une source d’inégalités femmes-hommes ?

Hélène Cornellier : Encore aujourd’hui, ce travail est majoritairement effectué par les femmes, ce qui les pénalise dans leur épanouissement personnel, professionnel, social et économique. Selon l’INSEE, en 2010, les femmes consacrent en moyenne 3h26 par jour aux tâches domestiques et les hommes, seulement 2 heures ; la différence annuelle est de 523 heures, soit 13 semaines de 40 heures, effectuées en plus par les femmes**.

Cette situation augmente pour les femmes le risque de se retrouver en situation de précarité et de vivre dans la pauvreté tout au long de leur vie. En intégrant le marché du travail, les femmes ont fait le pari que le partage du travail invisible suivrait, mais en fait cela n’a que peu remis en cause le partage des tâches au sein des couples et de la famille. 

Il est d’autant plus invisible qu’il fait partie du “rôle” des femmes, rôle imposé par la société patriarcale; n’étant pas rémunéré, il n’a de valeur ni sociale, ni économique.

Sans compter la question des écarts de salaire qui est un problème en tant que tel, ce sont aussi généralement les femmes qui disent “non” à une promotion pour avoir plus de disponibilité pour les membres de la famille ; ce sont elles encore qui accompagnent les enfants lors des rendez-vous chez le médecin ou utilisent leurs journées de congés ou de maladie pour prendre soin d’un enfant ou un parent malade.

Au moment d’un divorce, d’une séparation ou à la retraite, elles sont pénalisées sans cette reconnaissance du travail invisible effectué pour la famille et/ou dans l’entreprise familiale ou du conjoint.

Si le travail invisible n’est a priori pas genré, on constate assez clairement que les femmes en sont les premières victimes… Comment l’expliquer ?

Hélène Cornellier : En soi, le travail invisible n’est peut-être pas “genré”, puisqu’un homme autant qu’une femme peut en accomplir tous les volets. Mais dans les faits, il l’est !

Pris pour acquis et non reconnu, tant par les proches que par la société et les institutions politiques, le travail invisible et sa répartition inégale entre les femmes et les hommes découlent de normes sociales et culturelles d’une autre époque, marquées de stéréotypes genrés.

Le travail invisible fait partie des rôles et responsabilités dévolus aux femmes depuis des siècles, et ce, quel que soit le niveau économique des familles. De plus, il crée des inégalités entre les femmes elles-mêmes. Dans les familles ayant les moyens d’engager du personnel, la mère de famille / l’épouse supervise tout le quotidien de la maisonnée et, au besoin, engage des femmes de classes socio-économiques plus basses. 

Depuis plusieurs années, le concept de “charge mentale” s’est démocratisé, notamment via les médias. Peut-on considérer qu’elle fait aussi partie de ce travail invisible ? 

Hélène Cornellier : En fait, la charge mentale, c’est le côté INVISIBLE du travail invisible, soit le travail d’organisation et de planification de la sphère domestique et non pas l’exécution des tâches elles-mêmes. La prise en charge des autres membres de la famille, comme de la gestion d’une maisonnée, crée une charge mentale exponentielle qui peut avoir des effets négatifs sur les femmes. 

La charge mentale, c’est le côté invisible du travail invisible, soit le travail d’organisation et de planification de la sphère domestique.

La “charge mentale”, que l’Afeas nommait “responsabilité”, fait partie du travail invisible comme l’ensemble des tâches quotidiennes. Il faut bien un(e) responsable pour planifier, organiser, déléguer lorsque possible les tâches qui doivent être faites pour le maintien du domicile, les soins aux enfants et aux proches dans le besoin. On doit le redire, même en 2021, cette personne est encore généralement une femme.

Le rôle d’aidant suppose lui aussi une forme de travail invisible. Pouvez-vous nous expliquer en quoi ?

Hélène Cornellier : Peu reconnu jusqu’à récemment, comparativement à celui des mères et des pères, le rôle d’aide aux proches est pourtant aussi essentiel pour les familles et la société et il le sera de plus en plus compte tenu du vieillissement des populations dans les décennies à venir. De plus, les personnes proches aidantes prennent soin des enfants et des adultes malades et handicapés, tout comme des personnes âgées. Rapidement un parent devient l’aidant.e de son enfant s’il est handicapé, cumulant ainsi deux rôles souvent en contradiction.

N’oublions pas que 50% des personnes proches aidantes sont âgées entre 45 et 65 ans, soit dans leurs années les plus actives au travail rémunéré et souvent avec encore des enfants à la maison. Une situation qui augmente d’autant plus le travail invisible et la charge mentale. Ne pas reconnaître ce travail d’aide pénalise les personnes qui y consacrent leur temps, sans rémunération.

Au Québec, un grand pas en avant vient de se faire à l’automne 2020. L’adoption de la Loi 569 qui vise à reconnaître et à soutenir les personnes proches aidantes, leur assure une place au sein des services de santé donnés à leur proche dans le besoin. Cette loi prévoit la mise en place d’une politique et d’un plan d’action de même que des comités de suivi et d’un observatoire de recherche d’ici l’automne 2021 ou le début de 2022. Évidemment si la pandémie ne retarde pas encore cet échéancier !

Un des problèmes majeurs reliés au travail invisible est […] que de très nombreuses personnes qui font ce travail ménager et de soins, ne le reconnaissent pas.

Cela fait 20 ans cette année (21ème édition, ndlr) que cette journée se tient : quelles mutations avez-vous pu observer durant toutes ces années ? Quels sont encore les points de blocage, tant au niveau politique qu’au niveau des mentalités ? 

Hélène Cornellier : Jusqu’à la 20e édition de la Journée du travail invisible, le mardi 6 avril 2020, les changements se sont faits petit-à-petit dans toutes les couches de la société. Ce sont surtout dans les trois ou quatre dernières années que le concept de travail invisible a fait son chemin, tant dans les médias que parmi les organisations communautaires, de femmes ou syndicales et la population en général. Actuellement, le travail invisible est plutôt vu sous l’angle de la conciliation famille-travail-études***. Au printemps 2020, le confinement dû à la pandémie, le travail invisible a fait son apparition dans les médias et même dans certains discours politiques. Mais depuis l’automne, cet impact de la pandémie est occulté par la propagation du virus et de ses variants, la recherche des vaccins, le retour en classe ou pas, la situation des hôpitaux etc.

Soulignons qu’un des problèmes majeurs reliés au travail invisible est son invisibilité, ce qui a pour conséquence que de très nombreuses personnes qui font ce travail ménager et de soins, ne le reconnaissent pas. Dans le cadre d’un sondage maison effectué par l’Afeas en 2019, nous avons constaté que les femmes ne reconnaissent pas ou sous-évaluent le travail invisible qu’elles accomplissent, le prenant pour acquis. Mais si un homme effectue ce travail, il est beaucoup plus valorisé, car inhabituel, et souvent surestimé****. 

Lancée à votre initiative, cette journée mondiale touche en réalité tous les pays. Certains sont-ils plus en avance que d’autres sur la question ?

Hélène Cornellier : Cette Journée du travail invisible, créée le premier mardi d’avril 2001, vise à sensibiliser le public à l’importance de la valeur sociale et économique du travail invisible, non rémunéré, et à la nécessité de le comptabiliser dans le Produit intérieur brut (PIB). L’Afeas veut ainsi rendre visible cette contribution essentielle des femmes à l’économie mondiale, car le travail invisible est partout, dans toutes les familles, toutes les communautés et tous les pays !

Rappelons que depuis 1975, lors des conférences quinquennales sur la situation des femmes, les pays membres de l’ONU se sont engagés à évaluer et comptabiliser le travail non rémunéré des femmes sur leur territoire et à l’intégrer au Produit intérieur brut (PIB) afin de mettre en évidence la valeur de ce travail par rapport aux autres activités économiques*****. En 1995, cet exercice montre que le travail non rémunéré des femmes et des filles équivaut à 11 000 milliards de dollars US, en valeur annuelle à travers la planète.

Nous avons constaté que les femmes ne reconnaissent pas ou sous-évaluent le travail invisible qu’elles accomplissent, le prenant pour acquis. Mais si un homme effectue ce travail, il est beaucoup plus valorisé, car inhabituel, et souvent surestimé.

Il y a des pays à l’avant-garde, en Europe, au Canada et au Québec, notamment pour les congés parentaux. Mais de très nombreux autres pays vivent une réalité d’un autre siècle, comme aux Etats-Unis ou dans les pays du Sud en général. De plus, nous constatons que, dans les pays ou les États où la religion est prédominante et/ou liée au politique, la situation des femmes et des filles n’évolue pas et, dans certains cas, régresse, leur imposant toute la charge du travail invisible.

À travers le monde, de rares jugements (notamment pour des divorces) semblent “compenser” en partie une part de ce travail invisible effectué par les épouses. Est-ce là des signes que la société est prête à changer ?

Hélène Cornellier : À cette question, je dirais ‘oui’ et ‘non’. Les jugements découlant de ces rares procès, comme vous le soulignez, reposent généralement sur le droit civil. Les juges se doivent donc de l’appliquer, ils ne sont pas là pour refaire les lois. 

En 2019 , la ministre de la Justice (du Québec, ndlr) de l’époque a consulté des organisations et des expert.e.s sur les divers scénarios envisagés pour actualiser le droit lié aux conjoints mariés ou en union de fait, en lien avec la présence d’enfants et la possibilité de prestations compensatoires pour le ou la conjoint.e ayant subi un désavantage économique. Un projet de loi devait être déposé à la fin de 2019 ou début de 2020. Un an plus tard, nous n’avons encore aucune nouvelle de ce projet de loi. 

Si on veut parler d’évolution, au Québec, il y a des promesses, mais encore peu d’actions concrètes pour reconnaître la réalité du travail invisible au sein des couples, quel que soit leur type d’union.

La crise sanitaire qui s’est abattue sur le monde entier n’a-t-elle pas intensifié le travail invisible ? Si oui comment ?

Hélène Cornellier : Simone de Beauvoir a dit : “N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant”. Nous n’avions pas anticipé que cela proviendrait d’une crise sanitaire, mais nombreuses sont les prises de position qui font état du recul des femmes depuis le début de la pandémie et du confinement, tant au Québec, qu’ailleurs dans le monde.

Depuis mars 2020, la pandémie liée au coronavirus a obligé les gouvernements à confiner chez elles d’abord des personnes âgées de 70 ans et plus, puis les écoliers, et finalement à fermer les commerces non-essentiels. Du jour au lendemain, les parents ont dû trouver des façons différentes de faire les courses, d’occuper et d’enseigner aux enfants et adolescents à la maison, de prendre soin des proches en perte d’autonomie ou confinés lorsque c’était encore possible. Tout cela en poursuivant leur travail rémunéré en télétravail ou dans les services essentiels à l’extérieur, si la crise n’a pas eu pour effet de leur faire perdre leur emploi. 

Ainsi graduellement, on a observé la charge additionnelle qui venait de tomber sur les épaules des femmes, plus lourde qu’en temps normal, et pour laquelle personne n’était préparé. Au niveau international, ONU Femmes suit de près la situation. Selon ses projections, le taux de pauvreté des femmes devait baisser entre 2019 et 2021, mais les données montrent plutôt une augmentation de 9,1 % due aux impacts de la pandémie. 

Si l’on veut faire respecter les droits individuels des femmes, il faut qu’elles aient voix au chapitre quand il s’agit de déterminer le rôle qu’elles doivent jouer dans la société !

Quelles sont les pistes, selon vous, pour que l’on prenne enfin en compte ce travail invisible ?

Hélène Cornellier : “Si les femmes acceptent le fardeau de cette production non rémunérée, est-ce volontairement ou bien, par suite de pressions sociales, n’ont-elles guère d’autre choix?”, questionnait la Commission Bird en 1970. C’est là une interrogation essentielle, car si l’on veut faire respecter les droits individuels des femmes, il faut qu’elles aient voix au chapitre quand il s’agit de déterminer le rôle qu’elles doivent jouer dans la société.

Ce constat est toujours pertinent en 2021, particulièrement en cette période de pandémie. Certes, il fallait agir, et vite, pour contenir l’explosion de la contagion du COVID-19, mais les femmes étaient-elles présentes sur les comités de santé publique et sur les comités gouvernementaux de crise des pays ? Sont-elles présentes maintenant pour encadrer et proposer des mesures et actions pour la relance, non seulement économiques, mais de tous les volets de la société ? Poser la question, c’est y répondre !

Tout comme les membres de l’Afeas depuis plus de 50 ans, les jeunes femmes d’aujourd’hui soulignent que ce travail invisible est partout dans leur vie, imbriqué dans tous les dossiers pour lesquels militent les femmes : l’équité salariale, l’accès aux postes de décision, la conciliation famille-travail-études avec les congés parentaux et l’aide aux proches en perte d’autonomie, la sécurité économique des femmes, incluant au moment de leur retraite, et la violence envers les femmes et les filles.

C’est pourquoi, on ne peut qu’espérer que tout le mouvement féministe, provenant des organisations communautaires comme syndicales, inscrive enfin cette lutte à son programme, que les hommes embarquent avec cœur et implication pour assumer leur part de ce travail incontournable et que la jeune génération brise le cercle de discrimination fondé sur le genre. 

Rappelons que sans la reconnaissance du travail invisible, l’égalité de fait entre les femmes et les hommes ne sera pas. Il faut donc le dire et le répéter, Le travail invisible, ça compte !

* l’Afeas et ses partenaires du Comité inter-associations pour la valorisation du travail invisible (CIAVTI – www.travailinvisible.ca), ont établi une liste précise des catégories du travail invisible, disponible sur leur site. 

**RICROCH, Layla et Benoît Roumier, Depuis 11 ans, moins de tâches ménagères, plus d’Internet. Insee – Division Conditions de vie des ménages, 2010 : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281050, consulté le 14 avril 2020.

*** Au Québec, on parle de conciliation famille-travail-études, dans cet ordre, car pour les groupes qui la revendiquent, la famille, et non le travail, est au cœur de cette conciliation. On a ajouté “études”, car des parents et/ ou des aidant·e·s sont aux études à l’heure actuelle, et même au travail en même temps.

**** PERTUISET-FERLAND, Marianne, « Résultats du sondage sur le travail invisible », Femmes d’ici, Afeas, Été 2020, pp. 6 – 9. La revue est sur le site Internet de l’Afeas : https://www.afeas.qc.ca/publications/

*****Extrait de : CORNELLIER, Hélène, « Le travail invisible, ça compte à l’Afeas depuis 1966 », dans Camille ROBERT et Louise TOUPIN, directrices, Le travail invisible – Portraits d’une lutte féministe inachevée, Éditions du remue-ménage, Montréal, 2018

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