Lukas Dhont, réalisateur de "Girl" : "La situation de Lara est aussi belle que destructive"

Il y a une évidence chez Lukas Dhont que l’on n’avait pas distinguée aussi nettement chez un jeune réalisateur depuis l’apparition de Xavier Dolan en 2009 avec son premier film, J’ai tué ma mère. En octobre 2018, ce Belge flamand, alors âgé de 27 ans, a dévoilé au grand public Girl, son premier long-métrage.

Auréolé de la Queer Palm et de la prestigieuse Caméra d’or au dernier festival de Cannes, encensé par les critiques du monde entier, il est diffusé pour la première fois à la télévision sur Arte, ce mercredi 3 février 2020.

Le film Girl, inspiré d’une histoire vraie

Avec Girl, Lukas Dhont, qui adapte une histoire vraie, découverte par un article de presse alors qu’il n’était qu’un jeune étudiant en cinéma de 18 ans. Celle de Nora, jeune femme trans voulant se faire une place dans le monde impitoyable de la danse classique. Un vécu qui l’a bouleversé.

Son idée de documentaire n’a pu aboutir car l’intéressée ne se sentait pas les épaules pour, mais elle s’est prêtée au jeu d’en tirer une fiction, conjointement avec Lukas Dhont. Ce dernier co-signe le scénario avec Angelo Tijssens. 

Pour l’incarner : Victor Polster, Prix d’interprétation dans la section Un certain regard à Cannes. L’autre grande évidence de ce chef d’oeuvre. À 15 ans, ce Belge agile et gracile, également jeune danseur classique, assure une présence hypnotique.

Ce premier rôle aussi éprouvant que sublime devrait lui ouvrir un boulevard dans le 7ème art. Avec intensité, Victor Polster est Lara, adolescente trans déterminée et besogneuse, qui prend soin de son petit frère comme une mère. Bien que soutenue par sa famille, elle se heurte encore et encore à cette enveloppe de chair dans laquelle elle ne se retrouve pas. La médecine ne va jamais assez vite, et Lara martyrise ce corps assigné masculin qui la frustre, le « rééduque » avec une sévérité glaçante. 

Girl se regarde aussi bien comme un drame qu’un thriller physique, traversé de moments lumineux à la beauté contemplative. Marie Claire avait rencontré Lukas Dhont, à deux semaines de la sortie officielle du film, fin 2018.  

Marie Claire : Après avoir remporté la Caméra d’Or et la Queer Palm à Cannes, Girl va représenter la Belgique aux Oscars. Comment avez-vous accueilli cette nouvelle ? 

Lukas Dhont : J’ai été très heureux. J’ai su dès l’âge de 8-9 ans que je voulais faire du cinéma, et j’ai grandi avec Hollywood, donc l’idée, le rêve d’Hollywood était toujours là. L’idée d’un Oscar est un rêve. Être dans la possibilité de représenter la Belgique est un grand cadeau. Nous allons voir jusqu’où nous pourrons aller. J’ai envie de montrer le film aux Américains.

Girl est inspiré d’une histoire vraie, celle de Nora, que vous avez découverte dans la presse à 18 ans. Pourquoi y consacrer votre premier film ?

À 18 ans, je venais à peine de commencer mes études de cinéma. J’ai lu l’histoire de quelqu’un de 15 ans qui pouvait choisir sa propre identité avant quiconque autour d’elle, et j’ai trouvé ça très courageux. Pour moi, c’était vraiment un exemple.

Je l’ai contactée cette même année, parce que je trouvais la combinaison de quelqu’un de jeune, transgenre, avec le monde de la danse classique, où le corps est central, très cinématographique. Je voulais faire un documentaire sur elle, mais elle ne voulait pas à ce moment-là parce que c’était trop précaire, vulnérable. Mais elle était d’accord pour commencer à écrire un scénario de fiction. Nous sommes entrés en discussion, nous avons beaucoup parlé de thèmes comme la danse et l’adolescence. J’ai commencé à écrire et quatre ans plus tard, le film était là ! 

La danse classique est un milieu très dur et genré. N’est-il pas dangereux pour Lara de vouloir s’y intégrer à tout prix ?

C’est une très bonne question. C’était le point de départ, le cadeau de l’histoire. Une fille qui voulait devenir danseuse étoile, mais qui était assignée garçon et qui, dans ce monde très spécifique au genre, voulait en arriver là.

Pour moi, cette situation est aussi belle que destructive. Tu as un conflit, quelqu’un de jeune qui veut avoir une place dans ce monde classique divisé entre garçons et filles. Un personnage qui propose quelque chose de nouveau et ne trouve pas sa place dans ce monde.

C’est aussi une discipline très éprouvante. Lara souffre beaucoup en essayant de reproduire des pointes, notamment. Est-ce une forme d’auto-mutilation ?

La danse classique est très physique et parfois très agressive pour le corps, je vois ça avec tous les jeunes danseurs, ce n’est pas que Lara. Je trouvais ça intéressant. Pour moi, c’est aussi un élément de l’adolescence : être confronté à ton corps et celui de quelqu’un d’autre, et vouloir manipuler ton corps jusqu’au corps que tu veux avoir.

Pour moi, toutes ces choses, la danse, l’adolescence, étaient aussi importantes que la transidentité. Et comme Lara est née dans un corps masculin, elle a encore un peu plus ce côté « manipulation ». Tous les éléments parlent du corps, ce qui en fait un film sur le corps. La réalité du corps est l’horreur du film. 

La danse, l’adolescence, étaient aussi importantes que la transidentité

C’est vrai qu’il y a parfois un côté film d’horreur, avec des scènes de souffrance très crues et dures à regarder.

Je le vois un peu comme ça. J’adore Cronenberg [David, réalisateur de nombreux films angoissants et violents d’envergure, comme Histoire de la violence, La Mouche ou Map to the Stars, ndr], je pense qu’il y a des éléments de lui. Mais dans ce film, c’est bien la réalité qui est l’horreur. Je ne le vois pas vraiment comme un film d’horreur, mais il y a des éléments de ce genre.

Le corps est donc au coeur du film, à la fois comme outil et obstacle. Pourquoi avoir choisi ce prisme pour raconter l’histoire de Lara ?

Je voulais vraiment parler de la liaison, dans notre société, entre genre et corps. Quand j’ai rencontré Nora pour la première fois, ce qui était très difficile pour elle, c’était ce corps, justement. Même si moi je voyais déjà une super belle fille, c’était plus compliqué pour elle. Je trouvais ça très touchant et je voulais parler de cet aspect.

Et le monde de la danse est un monde où les jeunes doivent vraiment travailler avec leurs corps. L’idée de la ballerine est aussi l’idée de la féminité la plus haute, la plus élégante. Cette idée classique de la grâce. Pour moi, ce personnage trans, cette jeune fille qui essaie d’obtenir cette idée, je trouvais ça très beau et en même temps dangereux, destructif peut-être. Dans le symbole d’une ballerine, j’ai trouvé un moyen d’externaliser le conflit intérieur du personnage.

Dans le symbole d’une ballerine, j’ai trouvé un moyen d’externaliser le conflit intérieur du personnage

Lara subit des situations de harcèlement ou de stigmatisation qu’on n’anticipe pas. Aviez-vous peur de tomber dans la caricature ?

Je n’étais pas très intéressé par la création d’un grand vilain et d’un héros. Je voulais vraiment avoir des personnages qui étaient plus subtils et complexes que ça, même s’il y a des moments de transphobie. Par exemple, tu as un professeur qui veut faire du bien, mais qui fait l’opposé. Tu as des filles qui sont aussi des adolescentes en découverte de leur corps et qui veulent en savoir plus sur Lara.

Dans toutes ces situations, même si elles sont plus dures et méchantes, il y a aussi des subtilités. C’était important pour moi de ne pas tomber dans les caricatures, dans les stéréotypes de négativité, parce que je trouve plus intéressant les gens qui sont moins « noirs » ou « blancs ».

A contrario, Lara est très soutenue par sa famille, notamment son père. Mais elle a aussi un rôle de mère de substitution pour son petit frère. N’est-ce pas une charge mentale un peu lourde pour une jeune fille de 15 ans ?

Je voulais vraiment me focaliser sur la relation père-enfant. Parce que quand j’étais jeune et que je voyais des films sur des personnages LGBT, le père était la source du conflit, et moi je ne voulais pas ça. Je voulais un père doux, gracieux, et qui accepte l’identité de sa fille, mais qui questionne le bonheur de sa fille. Qui veut que sa fille soit la plus heureuse que possible. Je n’ai pas voulu de mère pour donner la place d’une femme à Lara dans la famille. C’est ce qu’elle veut. Elle prend la place de la femme. Elle est la soeur mais aussi un peu la mère, elle est la fille de Mathias mais entre eux il y a aussi une dynamique d’adultes. Je n’ai jamais trouvé que c’était trop elle. Elle amène son petit frère à l’école… c’est normal pour elle.

Quand j’étais jeune et que je voyais des films sur des personnages LGBT, le père était la source du conflit, et moi je ne voulais pas ça

Victor Polster a reçu le Prix d’interprétation à Cannes dans la catégorie « Un certain regard ». Il a été découvert durant un casting non-genré. Comment s’est-il démarqué ? 

J’avais toujours le visage de Nora quand je pensais au film, parce qu’elle était tellement proche de moi que je ne pouvais pas imaginer quelqu’un d’autre. Et je dois dire que le rôle a différents composantes. Tu dois savoir danser mais aussi savoir rester naturel, avoir 15 ans et la possibilité de représenter cette identité d’une manière complexe. Moi je ne savais pas qui je cherchais et j’ai donc voulu organiser un casting sans genre. J’ai vu des jeunes garçons, des jeunes filles et des jeunes filles trans.

Avec l’équipe, on cherchait qui était le meilleur pour ce rôle. Le problème était ces trois composantes. Nous avons vu 500 jeunes mais à chaque fois aucun n’était vraiment capable de faire le rôle. Après nous avons commencé les castings de danse pour les rôles secondaires, avec notre chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui. Et à un moment, Victor, 14 ans, est entré et c’était la première personne avec toutes les qualités que nous cherchions. Très élégant, très discipliné, très bon danseur, très mature. 

Sa prestation est incroyable, à la fois forte et sensible. En tant que réalisateur, ça doit être gratifiant de découvrir un jeune talent dès son premier film ?

J’ai vraiment l’impression qu’il était le plus grand cadeau que nous pouvions recevoir sur ce film. Parce que le film est elle. Elle est 90% du temps à l’écran, donc tu as besoin de quelqu’un de jeune qui peut porter ça. Victor a fait ça d’une manière incroyable je trouve.

C’est vraiment focalisé sur sa réaction, même dans la danse. Ce n’est pas une captation de la danse. Nous voyons l’effet de la danse sur le corps de Lara et donc tu as besoin de quelqu’un qui reste intéressant et Victor est vraiment quelqu’un qui traduit sur son visage tout ce qui est en train de passer en lui.

A-t-il fallu beaucoup le diriger ? 

Pendant trois mois, il s’est entraîné pour danser sur pointes, dix heures par semaine. Donc c’était beaucoup de travail physique. Il a aussi suivi un coaching pour la voix, où il a vraiment essayé de rendre sa voix plus féminine, le genre de coaching que des jeunes personnes trans reçoivent aussi. Toutes ces transformations physiques l’ont aidé à incarner le rôle.

Je pense qu’il est très proche du rôle, il a une certaine obsessivité, c’est un jeune qui s’entraîne pour devenir danseur aussi. Il est très radical, très discipliné. Des fois, il est aussi un peu distant. Il a une grande féminité en lui mais il a aussi une grande distance du rôle. Je pense que cette combinaison était idéale pour son jeu.

Victor Polster a une grande féminité en lui mais il a aussi une grande distance du rôle

Espérez-vous sensibiliser à la cause trans avec ce film ?

Chaque film, chaque livre ou chaque représentation peut avoir son propre but. Je pense que pour nous, d’abord, c’était important de faire un portrait d’une fille. Une fille trans qui a une relation très complexe avec le corps, et ne pas aller représenter toute cette communauté, parce que je n’aurais jamais pu faire ça. Ça aurait été arrogant de ma part de dire que je pouvais faire ça.

La grande force du cinéma peut être l’empathie

Je pense que pour avoir entendu des spectateurs, pour une grande partie d’entre eux, c’est un film qui sensibilise, qui leur montre un personnage qu’ils n’avaient jamais vu sur un écran. Ils ont compris ou ressenti quelque chose après avoir vu ce film. Ça, c’est quand même une réussite. Je ne sais pas si ça va être pour tout le monde mais pour une grande partie que j’ai déjà rencontré, c’est le cas. Pour moi, c’est bien d’entendre, comme réalisateur, une personne pour qui le film a vraiment suscité l’empathie. Je pense que la grande force du cinéma peut être l’empathie et voilà, j’espère que le film fait ça. 

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