Deuil périnatal : "Une fois le drame passé, les parents restent avec le vide, l’absence, seuls"

Interview.- Psychologue clinicienne à la maternité de l’hôpital Antoine Béclère à Clamart, Justine Perotin explore la singularité du deuil périnatal et ses méandres, mis en lumière dans le film Pieces of a Woman, de Kornél Mundruczó et diffusé sur Netflix.

Depuis le 7 janvier, la plateforme Netflix porte sur petit écran une souffrance indicible, celle du décès d’un bébé. Pieces of a Woman, du réalisateur hongrois Kornél Mundruczó, raconte l’histoire et les blessures d’un couple dont le nouveau-né meurt quelques minutes après être venu au monde lors d’un accouchement à domicile. Le film, en partie inspiré du vécu du réalisateur, lève ainsi le voile sur le tabou du deuil périnatal, ou le décès d’un fœtus durant la grossesse, d’un nouveau-né au moment de la naissance ou d’un bébé au cours de sa première année de vie.

En France chaque année, on dénombre 7 décès pour 1000 naissances. Depuis cinq ans, Justine Perotin, psychologue clinicienne à la maternité de l’Hôpital Antoine-Béclère (Clamart), s’occupe de toutes les femmes enceintes qui auraient besoin d’une prise en charge psychologique, et principalement des couples endeuillés. Elle nous explique la singularité de ce deuil, ses méandres, et l’urgence à former les professionnels pour accompagner au mieux les familles.

Madame Figaro.- Le film Pieces of a Woman met en lumière un sujet extrêmement tabou : la perte d’un enfant et plus précisément celle d’un bébé. Pour quelles raisons le silence pèse aussi fortement ?
Justine Perotin.-
Le tabou règne sur la mort de manière générale dans notre société. Dans le cas du deuil périnatal, il est encore plus fort car la maternité est auréolée d’images d’Épinal : la grossesse est forcément un moment formidable, le plus beau de l’existence ; mais c’est loin d’être toujours le cas. On oublie par exemple que durant la grossesse, les échographies ne servent pas seulement à connaître le sexe de l’enfant mais sont des outils de diagnostic d’éventuelles malformations. Quand je reçois des parents en entretien post IMG (interruption médicale de grossesse), un certain nombre disent qu’ils n’avaient jamais imaginé la possibilité d’une malformation. La plupart connaissent le risque de la fausse couche durant les trois premiers mois, mais une fois ce stade passé, ils se disent que tout ira bien.

De plus, durant la grossesse, les mécanismes psychiques qui se mettent en place font que les fonctions cognitives peuvent être débordées par les enjeux émotionnels, agissant comme un point aveugle en déniant les représentations d’un bébé malade et plus encore celles d’une mort possible. Le décès d’un bébé est tellement contre-nature, illogique, que les parents ne peuvent envisager d’accompagner leur enfant dans la mort, d’autant plus qu’il n’est pas encore né. Enfin, il reste une question importante, il n’y a pas de mot qui permette de définir ce qu’est un homme ou une femme qui perd un enfant à la naissance.

Dans le film, les parents intentent un procès contre la sage-femme qui a pratiqué l’accouchement à domicile. Trouver un responsable à la perte d’un bébé est-il un réflexe de survie pour certains parents ?
C’est un mouvement que l’on retrouve chez un certain nombre de couples, surtout dans le cas de morts fœtales inopinées (fausse couche tardive et mort in utero) ou de décès à l’accouchement. Le fonctionnement psychique est débordé et il faut trouver des réponses pour penser et panser l’impensable. Chercher le coupable de cette tragédie est une tentative désespérée pour soulager sa propre culpabilité, principalement du côté de la mère, qui souvent, dès le premier jour ressent le besoin de protéger son enfant. Dans le cas de la mort du bébé, elle se pense défaillante, incapable de l’avoir protégé et indigne de faire partie du «monde des mères». Chez la grande majorité des femmes confrontées à une mort périnatale, les interrogations autour de leur responsabilité sont légion : «Qu’est-ce que j’ai mangé, fait, pas fait ou pensé pour provoquer le décès» ? Pour que la culpabilité interne ne soit pas trop écrasante, un mouvement «d’externalisation» de celle-ci et la quête du ou des coupable(s) de cette tragédie peut se mettre en place.

En vidéo, la bande-annonce de « Pieces of a Woman »

Le film montre une mère quasi mutique durant les semaines et mois qui suivent le décès du bébé. Le père est quant à lui plutôt dans la verbalisation. Cela vous a-t-il étonné ?
Il est vrai que la parole, le fait de verbaliser ses émotions se retrouve plutôt du côté des mères, mais c’est parfois l’inverse. Le vécu est toujours très personnel. Dans le film, on voit bien à quel point l’histoire personnelle de chacun des parents influe sur la manière de réagir et de vivre le chagrin. La réaction de la mère, par exemple, est en lien avec la façon dont elle a été éduquée, ce que sa propre mère lui a transmis, consciemment et inconsciemment. Finalement, elle semble coincée entre les injonctions de son mari, qui lui demande sans cesse de verbaliser ce qu’elle ressent car lui en a besoin, et celles de sa mère qui lui répète en permanence qu’il faut trouver un responsable, récupérer de l’argent, réparer l’injustice et montrer à la face du monde qu’elle n’est pas responsable de la mort de son enfant. Son silence autour du décès de sa fille est vécu comme intolérable.

Certains parents endeuillés se plaignent justement de leur entourage, qui n’entend pas toujours leur souffrance…
Souvent, les parents connaissent d’abord une période de repli sur eux, durant laquelle les mères peuvent ressentir de la honte de ne pas avoir été capable de faire aboutir la grossesse. Une réouverture aux relations familiales et sociales se fait petit à petit. Chez d’autres, le soutien familial et amical est primordial. Mais dans certains cas la réaction de l’entourage peut s’avérer préjudiciable. C’est extrêmement violent dans le film, le conjoint et surtout la grand-mère veulent décider à la place de la mère. Ce mouvement d’infantilisation, voire de rapt du deuil, est insupportable. Ils n’ont de cesse, même inconsciemment de lui signifier qu’elle ne serait pas capable de prendre les bonnes décisions, avec l’idée sous-jacente qu’il y aurait une «bonne» manière de réagir et une mauvaise, ce qui n’est évidemment pas le cas. Un entourage qui nie leur souffrance est intolérable pour les parents, c’est une double peine. Certains proches peuvent aussi prononcer des phrases vécues de façon terribles par les parents : “Vous êtes jeunes, vous en aurez d’autres”, impossible à entendre pour les parents qui font le deuil de « ce » bébé qu’aucun autre enfant ne remplacera.

Par sa singularité, ce deuil est très difficile à se représenter…
Oui, il est contre-nature. La mort est tolérable quand il s’agit d’une personne âgée dont on imagine qu’elle a «bien vécue», il n’en est pas de même avec celle d’un enfant, a fortiori un enfant qui n’est même pas né. L’entourage manque de repères pour entendre la souffrance de ces parents qui sont à peine reconnus comme tels et dont personne n’a de représentations concrètes de leur enfant. On peut se représenter la tristesse, l’absence d’un être qui a vécu et avec lequel on a des souvenirs, mais comment se représenter le deuil d’un enfant qui n’a pas vécu ? De plus, comme dans chaque situation où la mort «se rapproche», elle fait peur, comme si elle pouvait être contagieuse. Les autres essayent souvent de s’en prémunir. Enfin, une fois le drame passé, chacun retourne à ses occupations, alors que les parents restent avec le vide, l’absence, leur sentiment d’injustice, seuls. C’est là qu’un maillage est nécessaire s’ils ont besoin qu’on écoute leur souffrance.

Vanessa Kirby.

Beaucoup ne savent pas comment se positionner vis-à-vis de ces pères et mères endeuillés…
Oui, c’est pourquoi il est important de demander à chacun comment il voudrait que l’on se positionne. Certains ne veulent pas qu’on en parle, d’autres voudraient être sollicités… On a souvent l’idée que si on n’en parle pas, on oubliera, ça ira mieux. Sauf que parfois, moins on en parle, plus cela devient difficile pour les parents, avec un sentiment de solitude et d’incompréhension exacerbés. Beaucoup disent aussi «qu’il faut aller de l’avant», on pense qu’il y a certaines choses précises à faire pour aller mieux, mais ce ne sont malheureusement que des phrases toutes faites. Traverser le deuil c’est accepter d’aller mal pendant un temps puis s’en remettre, c’est surinvestir celui qu’on a perdu avant de pouvoir réinvestir le reste. Il n’est pas question d’oubli mais de charge émotionnelle douloureuse qui s’estompe.

Comment réagissent plus particulièrement les grands-parents ?
Il ne faut pas négliger leur souffrance de ne pas connaître cet enfant qu’eux aussi ont attendu. Ils peuvent se sentir exclus de ce que l’on peut mettre en place pour le couple à la maternité. Souvent, ils ne voient pas le bébé et souffrent de voir leurs enfants supporter cette tragédie. Ils éprouvent de la douleur mais doivent en parallèle se positionner à la marge car ils ne sont pas les acteurs principaux.

Quelles sont les étapes du deuil périnatal par lesquelles les parents peuvent passer ?
Il y a d’abord une sidération. Le choc est tel qu’il provoque un débordement émotionnel massif qui met le cerveau sur pause. L’annonce a un effet terrible, dévastateur. Les parents n’entendent rapidement plus ce que les professionnels leur disent, c’est l’anesthésie psychique. Ensuite, il peut y avoir un déni, de la colère… Le temps de la réalité n’est pas le même que le temps psychique et récupérer ses fonctions psychiques habituelles peut prendre du temps. Dans le film, cette mère endeuillée a du mal à exprimer ce qu’elle ressent, elle semble traverser cette période comme elle traverserait un cauchemar, comme une funambule. Ses premiers pleurs surviennent lorsqu’elle regarde les photos de naissance de sa fille avant sa mort, comme si l’image concrète, la trace de cette enfant venait lui rappeler ce qu’elle a perdu et lever le gel des affects présent jusque-là. Les représentations induites par la photo permettent de dire que l’enfant a vraiment existé.

Le fait de voir le bébé n’est-il pas trop difficile pour les parents ?
Ils nous disent souvent qu’au contraire c’est une étape importante. Le porter aussi, rester en salle de naissance avec lui, l’habiller, lui donner les cadeaux qu’il ou elle aurait reçu. Cela «réhumanise» ce moment tragique de mettre au monde un enfant décédé, qu’ils se sont parfois représentés comme un monstre du fait d’anomalie(s) détectée(s). Or, c’est bien leur enfant qu’ils rencontrent à ce moment et non une malformation. Ils deviennent les parents d’un petit qu’ils ne vont pas élever mais à qui ils ont parlé, qu’ils ont senti bouger et dont l’existence aura bien été réelle.

Quels sont les risques de ne pas rencontrer l’enfant réel ?
C’est de rester dans des représentations fantasmatiques, soit angoissantes et monstrueuses, soit merveilleuses mais empêchant de réinvestir le monde extérieur. Ceci étant dit, certains peuvent choisir de ne pas rencontrer leur enfant, et il ne faut surtout pas les y obliger, au risque d’ajouter du traumatisme au trauma existant.

On voit l’actrice principale revenir sur son lieu de travail sous les regards remplis de pitié de ses collègues. Le «retour à la vie» semble être une épreuve supplémentaire.
Le retour au travail est souvent un moment très anxiogène, principalement pour les mères qui ont parfois bénéficié des 16 semaines de congés maternité si la grossesse avait dépassé les 22 semaines d’aménorrhée (SA). Le regard des gens, leur réaction, le sentiment de pitié qu’elles imaginent, parfois à juste titre, est particulièrement difficile à supporter. Les collègues mais aussi les voisins, les « autres » en général, les ont vues enceintes, que dire à tous ces gens quand on rentre finalement sans enfant ? Durant une grossesse, la femme enceinte devient presque un objet public, chacun y allant de son conseil, de son anecdote, or la maternité relève surtout de la sphère intime. La plupart de mes patientes souhaiteraient retourner au travail mais sans avoir à donner d’explications.

Le film montre ce dont on parle rarement lors de la perte d’un enfant : le naufrage du couple endeuillé. Est-ce une situation que vous rencontrez souvent ?
Certains couples n’y survivent pas, oui, mais dans mon expérience beaucoup restent ensemble et font d’autres enfants ensuite. Les partenaires expérimentent forcément le chagrin différemment. Souvent, ils vivent ce moment extrêmement fort de façon très soudée mais chacun repart avec sa propre peine et sa manière de «mentaliser» les choses. Le chemin du deuil est solitaire et singulier. Ce qu’on perçoit c’est que souvent les hommes se mettent en position de soutien vis-à-vis de leur femme, quand on les reçoit ils disent «Je viens pour Madame, je m’inquiète surtout pour elle». A contrario, certaines femmes peuvent mettre en avant cette différence d’expression de la tristesse vis-à-vis de leur conjoint : «J’ai l’impression d’être la seule à souffrir, lui est retourné au travail et depuis on en parle plus…». Ce vécu, parfois très différent dans son intensité, peut entraîner des incompréhensions dans le couple, voire un sentiment de colère pouvant s’exprimer envers l’autre.

Vanessa Kirby et Ellen Burstyn, grand-mère du bébé décédé.

Si le tabou commence à se lever, que reste-t-il à faire pour améliorer l’accompagnement des familles ?
L’accompagnement après la sortie de la maternité, manque cruellement. Dans notre établissement, qu’il s’agisse d’une fausse couche tardive, d’une mort in utero, d’une IMG ou d’un décès après quelques jours de vie, toutes les patientes ont au minimum la proposition d’un entretien, deux à trois semaines après. Mais ensuite, en dehors de la maternité, que leur propose-t-on ? En réalité, ils se débrouillent. Nous manquons de lieux où les adresser. Il existe quelques structures, des associations qui proposent des groupes de paroles pour les mères endeuillées, mais c’est peu par rapport aux 7 cas pour 1000. Ces structures sont très concentrées autour des grandes métropoles, notamment en Ile de France ou dans le Grand Est. Malgré le fait que chaque maternité soit censée être dotée de psychologues, il faudrait renforcer la présence de ces derniers, ainsi que des psychiatres et pédopsychiatres spécialistes de la périnatalité. Il faut également former l’ensemble des équipes, toutes spécialités confondues, sages-femmes, obstétriciens… également les médecins du travail, aux enjeux psychiques de ce deuil et ses méandres. Nous avons fait beaucoup de progrès sur la prise en charge psychique en périnatalité, mais il en reste encore à faire, notamment sur les moyens humains et financiers qui permettraient une meilleure prise en charge du deuil périnatal.

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