TEMOIGNAGE. Irène Frachon : "La justice ne peut pas reconnaître les morts du Mediator et punir a minima"
Le 29 mars dernier, les laboratoires Servier ont été jugés coupables de «tromperie aggravée» et «homicides et blessures involontaires»*. «Insuffisant !», dit la lanceuse d’alerte et pneumologue Irène Frachon. Un documentaire, Irène Frachon, droit au cœur, diffusé sur France 3 le jeudi 29 avril à 22 h 30, retrace son combat.
Le tribunal correctionnel de Paris vient de condamner les laboratoires Servier à payer 2,718 millions d’euros d’amende et 180 millions aux victimes du Mediator. Le numéro 2 du groupe pharmaceutique a écopé lui de quatre ans de prison avec sursis. Satisfaite ?
IRÈNE FRACHON : Non ! La justice dit à Servier : «Vous avez tué des milliers de personnes, ne recommencez pas hein !». 2,7 millions d’euros c’est quelques heures de chiffre d’affaires, le sursis, une tape sur les doigts. Indemniser – et on est loin de ce qui avait été demandé pour les 6500 parties civiles – ne suffit pas. Il faut punir les coupables, sinon on valide l’impunité des puissants.
Pourquoi, depuis trente ans, menez-vous ce combat contre Servier ?
En 1990, j’étais jeune stagiaire à l’hôpital Béclère de Clamart, dans le service d’une maladie rare et mortelle, l’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP). Là, les médecins sont déjà alarmés par le nombre de jeunes femmes admises après des prises d’Isoméride, un coupe-faim commercialisé par Servier. Entre 1985 et 1995, des millions de femmes dans le monde en ont pris pour perdre du poids. Après un accouchement, on vous proposait de l’Isoméride !
Si dès 1990, les médecins font le lien entre l’Isoméride et des HTAP graves, pourquoi ce médicament n’est-il retiré du marché qu’en 1997 ?
Béclère a immédiatement saisi les autorités de santé, bien sûr. On a déclenché une étude internationale, mais Servier a tout fait pour l’empêcher, quitte à envoyer des couronnes mortuaires à l’épidémiologiste en charge !
En 1997, vous ouvrez à Brest votre propre consultation de HTAP. Comment Servier revient-il dans votre viseur ?
En 2007, je reçois une patiente avec une HTAP grave. Dans son dossier, je vois qu’elle est sous Mediator, un antidiabétique des laboratoires Servier. Je les contacte pour savoir si Mediator et Isoméride n’auraient pas une composition semblable. On me dit non. Sauf qu’en 2008, j’obtiens, grâce à la revue Prescrire,des publications des années 70 où les chercheurs de Servier décrivaient un dérivé de l’Isoméride qui n’était autre que le Benfluorex, la molécule commercialisée plus tard sous le nom de Mediator.
Le laboratoire a donc menti…
Comment imaginer qu’ils avaient laissé sur le marché un médicament avec une toxicité comparable à celle de l’Isoméride ? Depuis trente ans, des patientes sous Mediator faisaient des HTAP, ou des valvulopathies très graves, sans que jamais le lien ne soit fait avec l’antidiabétique !
En 2009, vous obtenez de l’agence du médicament le retrait du Mediator. Qu’est-ce qui vous pousse à sortir un livre en 2010 ?
Ce retrait n’est accompagné d’aucun rappel des patients exposés ! Il fallait informer les victimes !
Servier est l’un des plus puissants laboratoires français (4,7 milliards de chiffre d’affaires en 2020, ndlr). Vous a-t-il directement menacée ?
Non. Mais dénigrée, ça oui. Et ils ont assigné mon éditeur avant même la mise en rayon du livre. La couverture disait Mediator 150 mg : combien de morts ?, ils ont obtenu qu’on supprime Combien de morts ?. J’ai gagné en appel mais on a perdu des mois.
Et vous savez, vous, combien de morts a fait le Mediator ?
Des milliers. Et des dizaines de milliers d’invalides.
* Servier a fait appel de ce jugement.
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