"Les Shadoks" : découvrez tous les secrets de cette fable animée !
Annonciatrice de l’esprit débridé de Mai 68, cette fable animée sur les péripéties d’oiseaux bêtes et méchants fit l’effet d’un pavé dans la mire.
Si une hirondelle ne fait pas le printemps, une nuée de Shadoks peut annoncer un mois de mai plus chaud que les autres ! Le 29 avril 1968, en pleine période de conquête spatiale, c’est un ovni pataphysique qui déboule tous les soirs sur la première des deux chaînes de la télévision française. Les téléspectateurs font la connaissance de ces drôles d’oiseaux aux longues pattes et aux idées courtes, avec leur nom issu d’une contraction improbable du groupe de rock The Shadows et du capitaine Haddock de Tintin ! Créées par Jacques Rouxel et réalisées grâce à une machine nommée l’animographe, qui produisait des dessins plutôt minimalistes, les bestioles apparaissent dans un feuilleton quotidien de deux minutes, calé entre le journal télévisé et le film du soir. Rondes, avec des pattes longilignes et des petites ailes ridicules, les créatures s’avèrent méchantes et surtout bêtes, avec leurs quatre syllabes de vocabulaire (« ga », « bu », « zo », « meu ») et leur activité principale : pomper.
“So British”
©JARDONNET Emmanuelle
Nourris au grain du surréalisme et du British nonsense, les volatiles plantent de bons coups de bec dans l’esprit de sérieux de l’époque, volant dans les plumes du très sage Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF), dont les programmes sentent la camomille façon Bonne nuit les petits ou Thierry la Fronde ! Et les piafs vont vite faire piailler les téléspectateurs… avant que ne volent les premiers pavés de Mai 68.
« Faut-il tuer Les Shadoks ? », s’interroge un éditorialiste, qui compare l’irruption de cet ovni à une bataille d’Hernani cathodique ! Jusque-là, une seule émission avait déclenché un tel tollé, celle d’un autre enfant terrible de la télé, Jean-Christophe Averty, dont Les Raisins verts avaient, en 1963, suscité une fronde des téléspectateurs en raison de son gag du bébé de celluloïd passé au hachoir à viande.
Prenant à contre-pied les codes trop sages du dessin animé, Les Shadoks explorent une nouvelle écriture audiovisuelle, tout en faisant réfléchir avec humour aux dérives de la société de consommation, à la bêtise et à la vanité de la condition humaine, mais aussi à l’absurdité du monde du travail.
Une France coupée en deux
©ROUXEL J
C’est au service de la recherche – lieu d’expérimentation et d’innovation qui existait alors au sein de l’ORTF – que l’on doit l’iconoclaste feuilleton. Après le début des événements de Mai 68, la diffusion des Shadoks s’interrompt le 13 mai lorsque les salariés de l’ORTF font grève pour revendiquer leur indépendance journalistique.
Les drôles d’oiseaux effectuent leur retour dès septembre. Toutefois, la polémique ne désenfle pas et leur vaut leur « référendum » cathodique dans l’émission Midi Magazine, présentée par Jacques Martin, mais aussi, à partir de 1969, à une seconde pastille intitulée Les Français écrivent aux Shadoks, où les plus féroces et cocasses lettres des téléspectateurs sont interprétées par le duo pince-sans-rire Jean Yanne et Daniel Prévost.
Et voilà le travail !
Que raconte la série de si terrible ? Face aux Shadoks, les Gibis à chapeau melon, affables et intelligents, sont leurs ennemis héréditaires. Si la planète des premiers change de forme tout le temps, celle des seconds est plate et a tendance à pencher de gauche à droite et à les faire tomber dans le vide. De façon satirique, les Shadoks sont censés représenter les Français, leur célèbre « système D », et une manière de travailler « à la française », tandis que les Gibis symbolisent le flegme britannique : « Gibi » pour le sigle GB, c’est-à-dire la Grande-Bretagne.
La course à la Terre que ces bestioles se livrent fait allusion à la conquête spatiale qui oppose alors les blocs américain et soviétique. Concepteurs de machines loufoques, mais aussi de projets voués à l’échec, les Shadoks s’échinent à pomper en vain.
Devenus le symbole des masses laborieuses aliénées par leurs tâches, les volatiles n’eurent vraiment pas leur pareil pour brocarder l’absurdité du monde moderne durant trois séries de 52 épisodes diffusés de 1968 à 1973. Leur créateur, Jacques Rouxel, a même concocté une quatrième et ultime saison en 2000, avant de nous quitter en 2004. Claude Piéplu, le narrateur du feuilleton avec les célèbres piafs, déclara alors : « Il nous a transmis un monde époustouflant, qui nous emmenait très loin sur une planète qui était finalement la nôtre, avec des histoires farfelues et des métaphores basées sur une philosophie de la vie et de l’humain. »
Capitaine Shadok
©Gilles BASSIGNAC
« Je voulais faire du graphisme qui sorte un peu du gnangnan des studios Disney », disait Jacques Rouxel, le créateur des Shadoks, après avoir pondu ses étranges échassiers. L’auteur, qui puisa ses influences chez les modernes Joan Miró ou Paul Klee, comme chez l’illustrateur Saul Steinberg, trempa beaucoup sa plume dans la veine des comics américains. Avant-gardiste, il fut aussi un expérimentateur au sein du Service de la recherche de l’ORTF. Les Shadoks sortirent de l’œuf grâce à une machine révolutionnaire, l’animographe, qui permettait de faire du dessin animé à moindre coût : 8 images (contre 24 ou 25 habituellement) suffisaient en effet à produire une seconde de film.
Leurs meilleurs aphorismes
- S’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème.
- Pour qu’il y ait le moins de mécontents possible, il faut toujours taper sur les mêmes.
- Il vaut mieux mobiliser son intelligence sur des conneries que mobiliser sa connerie sur des choses intelligentes.
- Dans la marine on ne fait pas grand-chose, mais on le fait de bonne heure.
- Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
- Quand on ne sait pas où l’on va, il faut y aller ! … Et le plus vite possible.
Une voix et une musique dissonantes
©Gilles BASSIGNAC
Avec son phrasé narquois et son timbre flûté, Claude Piéplu assurait la narration. La musique était de Robert Cohen-Solal, membre du Groupe de recherche musicale de l’ORTF. Expérimentale, électroacoustique, la bande-son des Shadoks inspira la jeune garde de l’électro.
Cette année-là…
27 JANVIER Le sous-marin français Minerve disparaît au large de Toulon avec 52 marins à bord. L’épave est retrouvée en juillet 2019.
4 AVRIL Le pasteur noir américain Martin Luther King est assassiné à Memphis.
11 MAI Dans la nuit du 10 au 11 mai, plus de 20 000 étudiants affrontent les forces de l’ordre au Quartier latin, à Paris : c’est la « nuit des barricades ».
27 MAI Les accords de Grenelle aboutissent, entre autres, à une augmentation de 35 % du Smig (salaire minimum interprofessionnel garanti) et de 10 % des salaires.
20 AOÛT En Tchécoslovaquie, les chars soviétiques de Leonid Brejnev, soutenus par le pacte de Varsovie, entrent à Prague et font 90 morts.
20 OCTOBRE Jackie Kennedy devient Madame Onassis en épousant le célèbre et richissime armateur grec Aristote Onassis.
5 NOVEMBRE Richard Nixon est élu 37e président des États-Unis.
1ER DÉCEMBRE Mort du chanteur Dario Moreno.
Dominique PARRAVANO
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