"Les Années Super 8" : Annie Ernaux dévoile, en images d'archive, une autobiographie familiale politique

Des images un peu abîmées, tremblantes, un grain singulier. Des vidéos d’un autre temps, qui nous rappellent instantanément une autre époque. D’emblée, elles vous emmènent il y a cinquante ans. Précisément en cette année 1972 où la famille Ernaux fait l’achat d’une caméra Super 8 et décide de filmer, abondamment, « ce que jamais on ne reverra », dit la voix off. C’est la voix de l’écrivaine Annie Ernaux, aujourd’hui Prix Nobel de littérature, qui pose un son sur des vidéos muettes tournées par le « filmeur », son mari Philippe, qu’on ne verra quasiment pas. Le film qu’elle coréalise avec son fils David Ernaux-Briot s’appelle Les Années Super 8. Il est dans les salles mercredi 14 décembre.

Filmer « ce que jamais on reverra »

Les Années Super 8, c’est le témoignage de la vie d’une famille française dans les années 1970. Le goût, le style de vie de l’époque. Ces intérieurs (« bourgeois », dit l’écrivaine) qui prennent une place disproportionnée, comme pour définir le cadre d’une famille heureuse, en tout cas en apparence. Les Noëls évidemment, marqueurs du temps qui passe, les anniversaires. Émouvants, forcément. Et la famille : « Dans ces images muettes, les corps sont éloquents », explique la voix off.

Mais à ce documentaire en images s’ajoute un autre récit, intime et politique, en voix off. Regard porté sur la femme qu’était Annie Ernaux en ces années de transformation sociale, désireuse de vivre sa singularité, voulant se libérer de sa seule « assignation nourricière » et d’organisation de la vie domestique. Une femme surtout, « taraudée par la nécessité d’écrire » alors qu’elle s’apprête à sortir son premier livre, fondateur, Les armoires vides (1974).

Une femme, enfin, « transfuge de classe » : combien de fois remarque-t-elle, « en secret », que son niveau culturel, sa profession d’enseignante, son mode de vie la séparent de sa « culture d’origine », celle d’un milieu modeste ? Idée obsédante. « Elle est au cœur de mon film, de mon travail », a expliqué Annie Ernaux. « C’est une donnée de l’évolution de ma vie qui est fondamentale (…) c’est un renversement de valeurs qui va faire évoluer ma vision du monde ».

Le Chili d’Allende, l’Albanie d’Enver Hoxha

Justement le monde, central. L’ailleurs. Étonnant et amusant mélange entre les premiers villages vacances au Maroc ou les semaines de ski à La Clusaz, et des périples qui collent mieux à l’ancrage à gauche largement évoqué de l’écrivaine. Jusqu’où ? Au Chili, pendant la parenthèse de Salvador Allende. Annie Ernaux Ernaux raconte même avoir rencontré par hasard le leader révolutionnaire sortant du bureau… En Union Soviétque, et même en Albanie, à l’époque du dictateur communiste on ne pouvait plus orthodoxe, Enver Hoxha.

« Je n’imagine pas, moi ou ma famille, séparés du monde et de l’époque, explique-t-elle après la projection. Il me paraît important de parler de l’idéologie, des événements historiques plus larges (…) En France, l’arrivée de François Mitterrand, ou en Espagne la mort de Franco me sont réapparus dans leur présent. Ou encore l’Albanie ou l’URSS : on ne pouvait pas penser, en les voyant, que ces régimes ne dureraient pas mille ans. Il y a un vrai choc passé-présent ».

« En soi, ça ne m’intéresse pas de raconter ma vie, mais plutôt de voir ce que peut représenter une vie parmi d’autres (…) Montrer ce que pourrait être une existence dans un temps donné », conclut Annie Ernaux au Théâtre Croisette. Ni vraiment un film, ni un documentaire, Les Années Super 8 sont dit-elle des « fragments d’une autobiographie familiale », à l’image de sa littérature. Intimes, politiques, universels.

La fiche

Réalisateur : Annie Ernaux et David Ernaux-Briot
Pays : France
Durée : 1h05
Sortie : 14 décembre 2022 

Synopsis : « En revoyant nos films super huit pris entre 1972 et 1981, il m’est apparu que ceux-ci constituaient non seulement une archive familiale mais aussi un témoignage sur les goûts, les loisirs, le style de vie et les aspirations d’une classe sociale, au cours de la décennie qui suit 1968. Ces images muettes, j’ai eu envie de les intégrer dans un récit au croisement de l’histoire, du social et aussi de l’intime, en utilisant mon journal personnel de ces années-là. »- Annie Ernaux

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