Il Mio Corpo : "Les migrants sont comme ces objets que l'on jette"

Entre documentaire et fiction, « Il Mio Corpo » interroge le réel et sonde le quotidien sordide d’adolescents, migrants ou italiens déclassés. Rencontre avec le réalisateur Michele Pennetta.

AlloCiné : Quelle est la genèse de Il Mio Corpo ?

Michele Pennetta : J’étais fasciné depuis toujours par la Sicile et je me suis rendu à Catane où j’ai réalisé en 2013 le premier film de la trilogie, ‘A iucata. Je suis tombé amoureux de l’île ainsi que de sa face cachée. Dans chacun de mes films, je m’intéresse à des personnages marginaux, invisibles aux yeux de la société. J’ai voulu montrer ce monde de laissés pour compte. Pendant que je tournais mon premier film, j’ai été témoin de problèmes liés aux flux migratoires. Dans tous mes documentaires, je me pose la question du point de vue. Comment regarder la réalité de l’immigration de manière inédite ? Je pense qu’à l’époque je n’étais pas assez mur pour parler de ce sujet. Il m’a fallu cheminer intérieurement et artistiquement. Dans mon film suivant, Pescatori di corpi (2016), j’ai testé un dispositif basé sur des histoires parallèles que je reprends dans Il mio corpo. Mais avec ce dernier film, j’ai brouillé davantage la frontière entre le documentaire et la fiction. J’ai toujours travaillé cet aspect dans mes films précédents mais la volonté d’abolir cette limite est plus forte ici. Au départ, je voulais filmer les mines de soufre. Je savais que la Sicile était le premier producteur au monde jusqu’aux années 1970-1980. Sur place, j’ai vu ces mines abandonnées qui sont devenues pour certaines des décharges. En Sicile, le traitement des déchets est un gros problème. Pendant la Seconde Guerre mondiale, c’était la région la plus riche après Turin. Aujourd’hui, il ne reste plus que des vestiges de cette richesse. Les gens sont partis quand les mines ont fermé, entraînant la disparition du seul pôle d’activité. C’est en faisant mes repérages que j’ai rencontré Marco et sa famille. Le métier de ferrailleur est l’un des plus courants pour ceux qui sont restés. Je pensais que Roberto, l’aîné de la fratrie, serait le personnage principal avant qu’Oscar ne s’impose comme celui-là. Vivant dans la région depuis longtemps, je me suis rendu compte qu’il y avait aussi un immense centre d’accueil pour les migrants, au milieu de nulle part, tout comme la phase d’Oscar. Il m’a alors semblé important de créer un parallèle entre ces deux mondes oubliés par toutes les autorités. Quand j’ai rencontré Stanley dans une église, j’ai tout de suite su que j’avais trouvé mon personnage.

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D’où viennent vos acteurs ? Avez-vous eu la tentation de réaliser un documentaire à la place d’une fiction ?

Peut-être que le mot « acteurs » n’est pas le plus adapté, je parlerais des personnages. Oscar et Stanley jouent leur propre rôle, leur propre vie. Ce ne sont pas des acteurs, ils ne lisent pas un scénario, ils sont simplement eux-mêmes. C’est un documentaire avant tout, mais c’est aussi une fiction dans la faisons où j’ai décidé de les observer. C’est quelque chose que je travaille depuis que je fais des documentaires. Qu’est-ce qu’un documentaire ? Qu’est-ce qu’une fiction ? Où se trouve la frontière ? Nous questionnons ces aspects formels depuis les frères Lumière. Dès lors que l’on pose sa caméra dans un environnement donné, on fait déjà de la fiction. Il ne faut pas se poser la question de savoir si l’on fait de la fiction ou du documentaire car la frontière entre les deux est poreuse. S’effacer devant les personnages est une chimère. On doit instaurer une relation de confiance pour obtenir ce mélange de naturalisme et de fiction. Nous avons passé beaucoup de temps avec les protagonistes, sans les filmer. Il est rare que je leur demande de rejouer des scènes. Il y a deux grands plans séquences, dont la scène de repas où Marco vilipende son fils, et je n’ai pas tenu à les faire rejouer. Pour pouvoir faire des films avec cette forme-là, il faut se montrer plus psychologue que cinéaste. Nous sommes devenus en quelque sorte des membres de la famille d’Oscar et des amis de Stanley. Il arrivait que sur une semaine, nous ne tournions pas pendant trois ou quatre jours, simplement pour être avec eux. Cela m’a permis de travailler l’aspect formel du film avec le chef opérateur Paolo Ferrari. Cette « fictionnalisation » du réel a donc été rendue possible grâce au temps passé avec les personnages.

Quelle est la part de fiction dans Il Mio Corpo ? Comment doit-on interpréter la fin du film ?

Si l’on veut parler de fiction, alors la fin est évidemment la « vraie fiction » du film, la séquence de la rencontre est née presque par hasard. Vers la fin du tournage, l’idée de créer une rencontre entre Stanley et Oscar a commencé à faire son chemin dans ma tête, pensant naïvement que ce moment serait le début d’une troisième partie du film avec les deux personnages ensemble. La rencontre est donc artificielle. Elle n’aurait jamais eu lieu dans la vraie vie car les univers de mes personnages sont radicalement différents. J’ai voulu tenter une expérience. Si je faisais se rencontrer mes personnages, qu’allait-il se produire ? Après la scène de la rencontre, nous étions en pleine discussion avec l’équipe. Pendant ce temps-là, Oscar qui était fatigué s’est endormi sur le lit et Stanley s’est assis à côté de lui. Nous avons décidé de filmer ce plan tout de suite, en ayant le sentiment que cela correspondrait à la fin du film, et ce n’est pas moi qui l’ai décidé, mais les personnages eux-mêmes.

Votre film développe un thème rarement traité : on peut être un exilé au sein de son propre pays. Se dresse ainsi un parallèle entre le destin des migrants et des Italiens les plus pauvres. Par ailleurs, vous accordez une large place aux enfants dans votre film. Sont-ils les premières victimes selon vous ?

En effet. Quand les jeunes sortent du centre pour migrants à 18 ans, comme dans tous les autres pays européens, ils n’ont plus le statut de mineurs accompagnés, mais ils reste des enfants. Ils deviennent des clandestins pour la plupart. L’Italie ne les rapatrie pas et les laisse errer sur son sol. Quand ils les attrapent, ils les jettent en prison. Les migrants sont en effet comme ces objets que l’on jette, en plus ou moins bon état. Stanley est un rebut de la société, sauf qu’il essaie de remonter la pente. Il refuse de dealer. J’ai vu des camps clandestins avec certains de ces jeunes migrants qui squattent des maisons à l’abandon. Les habitants leur donnent à manger de temps en temps mais ils se laissent mourir. Il leur est difficile de rejoindre la Calabre en avion ou en bateau car ils doivent avoir des papiers et donc, ils évoluent dans une prison à ciel ouvert. Cette notion de rebut humain lie les destins de Stanley et du jeune Oscar, un autre enfant qui est ne en Sicile. Ils sont obligés de survivre avec peu de moyens. La famille d’Oscar est elle aussi un rebut de la société italienne. Oscar n’a même pas de carte d’identité. On sait que dans quelques années, il va reprendre l’affaire familiale. Le cycle se perpétue à l’infini, y compris pour les jeunes qui sortent du centre et qui seront amenés à vivre comme Stanley. Ce caractère cyclique se retrouve dans le début et la fin du film où l’on voit Oscar endormi dans la camionnette. Ces scènes montrent ce cycle immuable. On entend aussi le Stabat Mater à la fin. C’est la première fois que je mets de la musique dans l’un de mes films. J’ai choisi ce morceau de Pergolèse car il parle du corps mourant et du sacrifice du Christ et de l’homme. J’ai décidé de le faire chanter par des enfants pour faire écho à ceux que l’on voit dans Il mio corpo. La fragilité que l’on perçoit dans leurs voix se retrouve dans tout le film.

Propos recueillis le 11 mai 2021.

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