30 ans après, que reste t-il de Thelma & Louise ? Retour sur l'histoire du film féministe culte.
Il y a 30 ans, Thelma & Louise sortait sur les écrans. Aujourd’hui considéré comme un classique du cinéma, ce récit porté par deux femmes avait pourtant tout d’une anomalie à sa sortie en 1991. Retour sur la création et l’héritage contrarié de ce film féministe culte.
Ce qui frappe à l’évocation de Thelma & Louise, c’est à quel point son histoire est toujours autant d’actualité, 3 décennies plus tard. Les premières images qui viennent à l’esprit sont celles des visages lumineux de Geena Davis et Susan Sarandon, incarnations de deux amies frustrées par leurs vies monotones, parties dans un week-end de liberté, avant qu’un drame ne vienne changer le cours de leurs existences. Deux femme lancées dans un road-trip, questionnant au passage la violence et l’absurdité d’une société patriarcale qui leur demande de rester à leur place. Mais l’histoire de Thelma et Louise est avant tout celle d’une troisième femme, moins connue, et pourtant à la racine de ce film emblématique : la scénariste Callie Khouri.
Tout commence en 1988. La jeune trentenaire travaille alors en tant que productrice pour une société de clips musicaux à Los Angeles, et rentre chez elle en voiture, après une longue journée de travail. Sur la route californienne, son esprit divague, et une idée folle lui vient subitement : “deux femmes se lancent dans une série de crimes”. À partir de cette unique phrase, tout le film se déploie alors dans l’esprit de Callie Khouri, comme elle l’explique en 2012 dans une interview pour Variety : “J’ai vu, en un éclair, d’où ces femmes venaient et où elles terminaient. À travers une série d’accidents, je les ai vu passer du statut d’invisibles, puis devenir trop grande pour que le monde les contienne, tout ça parce qu’elles ont arrêté d’encourager des situations absurdes et sont simplement devenues elles-mêmes.”
Callie Khouri passe les six mois suivants à écrire son scénario le soir ou la nuit, après ses journées de travail. Elle y met toutes ses idées, toute ses expériences, et toute sa colère de femme invisibilisée dans un monde d’hommes. La journée, elle développe les clips de groupes musicaux macho à la mode dans les années 80, et le soir elle se libère sur son script, comme une catharsis. Elle n’a pas besoin d’aller bien loin pour remplir la vie des fictives Thelma et Louise : pour leur relation unique, elle s’inspire de son amitié avec la chanteuse country Pam Tillis. Et pour leurs déboires, elle reprend ces histoires d’agressions constantes – physiques ou psychologiques – que connaissent toutes les femmes, et qui ont aussi parsemé sa vie. Elle a conscience que son script va loin, mais elle s’en moque : elle a son film. Et si aucun studio ne veut de son scénario, elle le réalisera en indépendante, et avec ses modestes moyens.
Elle n’aura pas besoin d’aller jusque-là. Le scénario parvient sur le bureau de Percy Main Productions, la société de Ridley Scott. Le cinéaste britannique est dans une posture confortable à Hollywood : ces dix dernières années, il a réalisé le succès Alien (1979), le monumental – mais moins acclamé – Blade Runner (1982), et son dernier film – Black Rain – vient de récolter beaucoup d’argent et des nominations aux Oscars. Il a donc les mains libres pour produire ce qu’il veut. Et ce qu’il veut, c’est Thelma & Louise. Un projet qu’il trouve unique et courageux et surtout, qui a une fin formidable. En tant que producteur, Scott ne se voit tout d’abord pas réaliser le film lui-même, et le propose à plus de 40 réalisateurs : son frère Tony Scott, Kevin Reynolds, Bob Rafelson, Richard Donner… Mais aucun ne saisit l’ampleur du projet, et ne semble aussi excité que lui. Qu’à cela ne tienne : malgré ses premières réticences, il endosse finalement la casquette de réalisateur. Il faut maintenant trouver qui va incarner les fameuses Thelma et Louise.
Pour les rôles principaux, la scénariste Callie Khouri rêve de Holly Hunter et Frances McDormand. Les noms de Meryl Streep et Goldie Hawn circulent également, et Jodie Foster et Michelle Pfeiffer sont même officiellement engagées. Mais la pré-production s’attarde et les deux actrices doivent renoncer. Au final, les rôles principaux reviennent à Geena Davis – fraîchement oscarisée pour le film Voyageur malgré lui – et l’expérimentée Susan Sarandon, vue chez Tony Scott et George Miller, et nommée à l’Oscar pour son rôle dans Atlantic City (Louis Malle, 1980). C’est l’essentielle alchimie entre les deux femmes au casting qui a fait la différence et convaincu Ridley Scott. Pour les rôles secondaires, le réalisateur convainc Harvey Keitel d’incarner le policier à la poursuite des deux femmes, seul rôle masculin positif du film, et engage un jeune acteur encore peu connu pour jouer un auto-stoppeur au charme magnétique. Son nom ? Brad Pitt.
Débuté en juin 1990, le tournage se déroule sur 12 semaines entre la Californie et l’Utah, et dans une ambiance bon enfant. L’équipe garde même le meilleur pour la fin, puisque la dernière scène à être tournée est également la dernière du film : l’emblématique salut final de Thelma et Louise. Pour l’anecdote, dans The Celluloid Closet (1995) – formidable documentaire sur la représentation de l’homosexualité dans le cinéma américain – Susan Sarandon avouait que le baiser entre les deux femmes a été improvisé sur le moment par les actrices, à la surprise du réalisateur et de l’équipe. De quoi ajouter au caractère emblématique du film.
Thelma & Louise connaît sa première projection publique en clôture du Festival de Cannes, en mai 1991, et sort dans la foulée sur les écrans américains. Le film provoque immédiatement la polémique, déterre la querelle millénaire entre les hommes et les femmes, et polarise les opinions : certains journalistes critiquent un film fasciste qui fait l’apologie du crime, d’autres regrettent la violence “anti-féministe” des deux personnages principaux, ou le portrait négatif des figures masculines. Mais dans une grande majorité le film est applaudi, et sa mise en avant d’héroïnes, ainsi que sa critique virulente d’un monde machiste, sont célébrés et donnent une résonance bienvenue à un mouvement féministe alors en pleine ampleur.
Le film engrange 45 millions de dollars au box-office mondial (3 fois son budget), et reçoit 6 nominations aux Oscars 1992, notamment pour Susan Sarandon et Geena Davis. Le film devient ainsi seulement le 4e – et le dernier en date – à être nommé deux fois dans la catégorie Meilleure Actrice. Ironie de l’histoire, c’est finalement Jodie Foster qui remporte la précieuse statuette pour son rôle dans Le Silence des Agneaux – elle qui avait à l’origine signé pour jouer dans Thelma & Louise. Sur les 6 nominations du film, seule Callie Khouri est récompensée de l’Oscar du Meilleur Scénario Original, mais l’impact du film est réel, et participe d’un élan féministe général aux États-Unis, qui qualifiera même 1992 comme “année de la femme”. Mais 30 ans plus tard, l’héritage du film se trouve contrarié, et le constat est amer.
“Ce film va tout changer”. C’est ce que la presse et l’industrie répétaient partout à la sortie du film, en promettant – enfin – une meilleure représentation des femmes sur les écrans. Pourtant, en trois décennies, rien n’a vraiment changé. À tel point que Geena Davis – l’interprète de Thelma – a fondé en 2004 son Institute on Gender in Media afin de collecter des données sur la représentation des femmes à l’écran, avec une conviction : mieux les femmes sont représentées, mieux elles peuvent se développer dans la réalité. Son institut a permis de révéler les inégalités de représentation sur les écrans, et ce dès les programmes pour enfants. Plus précisément, sur 122 films familiaux sortis entre 2006 et 2009, cette étude montre que seulement 29,2% des protagonistes parlants de ces programmes étaient des femmes. Sorti en 2018, le documentaire Tout peut changer, et si les femmes comptaient à Hollywood ?, produit par Geena Davis, compile ces données et dresse un triste bilan de la représentation féminine dans le cinéma américain.
Et cette inégalité ne s’arrange malheureusement pas avec les années. En 2020, seuls 29% des rôles principaux des 100 films les plus importants du box-office américain ont été tenus par des femmes, comme le révèle le Dr. Maria Lauzen dans une étude de son Center of Study of Women in Films and Television. Un déséquilibre qui se voit autant à l’écran que derrière la caméra. Aux États-Unis, sur les 100 films les plus populaires en 2019, seulement 10,7% sont réalisés par des femmes, seuls 19,4% sont écrits par des femmes, et 24, 3% sont produits par des femmes, comme le montre cette troisième étude.
À sa sortie en 1991, Thelma & Louise apparaissait comme une magnifique anomalie. Dans une époque adepte de héros d’actions bodybuildés comme Arnold Schwarzenegger et Sylvester Stallone, un film populaire avec deux femmes en rôles principaux était une véritable rareté. Mais si le film reste un jalon essentiel de la représentation féminine à l’écran, il faut se rendre à l’évidence : rien n’a vraiment changé en 30 ans. Et même si les récents succès de Patty Jenkins (réalisatrice de Wonder Woman) et Chloé Zhao (réalisatrice oscarisée pour Nomadland) nous donnent de l’espoir, ils ne sont encore que des exceptions, et la lutte pour une meilleure représentation des femmes s’annonce encore longue. Heureusement, on aura toujours Thelma et Louise pour nous montrer le chemin.
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