Orsola de Castro : "Prendre soin de ses vêtements est un acte révolutionnaire"
Nous sommes nombreux.ses à nous intéresser aujourd’hui, de près ou de loin, aux questions de mode éco-responsable. On se tourne plus volontiers qu’il y a quelques années vers le vintage et les sites de ventes de seconde main. On s’interroge sur l’utilité de nos achats, on culpabilise (aussi) de continuer à se tourner -faute de moyens- vers des marques dont le circuit de production et l’impact écologique laisse à désirer.
Parmi les figures de proue du mouvement pour une mode éthique, Orsola de Castro. En 2013, avec Carry Somers, elle fonde Fashion Révolution, une organisation présente aujourd’hui dans plus de 100 pays et qui inlassablement pose cette question pourtant simple : « Qui fait mes vêtements ? ».
Ce jeudi 11 février, son appel au changement prend la forme d’un livre, son premier. Dans Loved Clothes Last : En quoi la joie de reporter et réparer vos vêtements peut être un acte révolutionnaire, cette designer, professeure et activiste défend un pan essentiel de la mode éco-responsable : le soin qui doit être apporté à nos vêtements.
Avec simplicité, passion et rigueur, elle appelle à voir nos sapes non plus comme des mouchoirs jetables mais comme des objets dignes de nous accompagner tout au long de notre existence. Le titre du livre parle de lui-même : « Les vêtements qu’on aime durent plus longtemps ».
Sous la forme d’un essai rédigé à la première personne, Orsola de Castro nous apprend autant comment reprendre un bouton qu’elle nous informe sur les conséquences néfastes de l’industrie de la mode sur la planète et celleux qui la peuplent.
Publié aux éditions Penguin Life, le livre sera traduit et disponible en français en août 2021 aux éditions Hachette. « La France est l’un des endroits les plus compliqués où avoir ces conversations », nous confiera-t-elle d’ailleurs pendant notre interview. De quoi renforcer notre envie de lui laisser la parole.
Orsola de Castro : « L’industrie de la mode n’a jamais été parfaite »
Marie Claire : Vous avez co-créé Fashion Révolution en 2013 en réaction à l’effondrement du Rana Plaza au Bangladesh. Est-ce que vous avez constaté une évolution frappante depuis cet événement dramatique ?
Orsola de Castro : Dans la mode mainstream, je ne vois pas d’évolution fulgurante. Ce qui explique pourquoi, même si Fashion Revolution a commencé avec l’ambition d’être inclusif et pro-mode, on commence à être plus incisifs dans nos prises de parole. Il y a eu beaucoup de discours de la part des marques, mais les problématiques importantes n’ont toujours pas été abordées.
La chose la plus frappante que j’ai remarqué, c’est cette nouvelle génération de créatifs et consommateurs. Cela fait 20 ans que je travaille dans cette industrie, je parle à des étudiants et des jeunes designers depuis longtemps. Avant, ils ne comprenaient pas mon discours. Aujourd’hui, ils regardent la mode différemment. Un jeune designer talentueux ne cherche pas à devenir le nouveau Prada. Il veut être respecté et vendre des histoires autant que des vêtements.
C’est ce qui vous a poussé à écrire Loved Clothes Last ?
Comme beaucoup de choses dans ma vie, le livre est né d’une rencontre. Une agente littéraire m’a contacté sur Instagram et m’a demandé si je serais intéressée d’écrire un livre sur comment réparer et prendre soin de ses vêtements. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas écrire le comment, mais le pourquoi.
Pour être honnête, écrire un livre est un rêve, mais je suis dyslexique et, si j’ai l’habitude de prendre la parole, je ne me serais jamais cru capable de retranscrire correctement ce que je dis.
Nous avons créé une belle industrie, mais que l’on a transformée en une arme contre la nature et les personnes.
Ce livre renferme autant mes frustrations que mon amour. J’aime la mode, je peux parler de vêtements toute la journée, c’est mon sujet favori. Dans ces pages, j’ai voulu dire pourquoi on doit faire ces changements et comment certains d’entre eux sont faciles à faire et peuvent rapidement devenir de nouvelles habitudes.
Qu’est-ce qui vous plaît dans l’idée de réparer les vêtements ?
Réparer va de paire avec « créer ». Et à ce sujet, les méthodes diffèrent en fonction des pays. Au Japon, on utilise le Sachiko, en Écosse le matelassage, au Ghana, c’est le kente… Tous différents, mais le même rapport au tissage et c’est ce qui fait l’intérêt et la richesse de la mode.
Le terme « révolution » est sous-jacent dans le livre, on le retrouve également dans le mouvement que vous avez créé. Est-ce que vous pouvez nous parler de la relation que vous entretenez avec lui ?
Le nom Fashion Revolution vient de Carry Somers avec qui j’ai créé le mouvement. Elle m’a dit : « on doit lancer une fashion revolution ». J’aime l’Histoire et lire sur les révolutions, qu’on parle de la Russie, de la Chine ou d’Haïti… Mais pour moi, il s’agit surtout de la lettre « r » mise à côté du mot “évolution”.
L’industrie de la mode n’a jamais été parfaite. Si on regarde son histoire, on trouvera du racisme, de l’exploitation des personnes et des ressources, des inégalités profondes
La Covid-19 a mis au jour tellement de failles et d’aberrations dans l’évolution de l’humanité : on se repose sur un système de fonctionnement très ancien et quelques années de colmatages ne suffiront pas. Si on veut continuer à vivre sur cette planète, nous allons avoir besoin d’une évolution !
Ce que j’essaye de dire dans Loved Clothes Last, c’est que l’industrie de la mode n’a jamais été parfaite. Si on regarde son histoire, on trouvera du racisme, de l’exploitation des personnes et des ressources, des inégalités profondes qui nous empêchent d’être investi de la même manière dans l’avenir de la planète.
Si le monde est si injuste, comment un travailleur textile peut parler des abus environnementaux ? Comment quelqu’un qui a du mal à manger peut parler d’achats sans plastique ? C’est la société qui doit protéger les individus et leur donner des opportunités de faire le bien pour la planète. C’est ce que j’entends par révolution / évolution. On vit dans un monde inégal et la mode a l’obligation d’en changer les règles.
Dès le début du livre, on sent votre amour pour la mode. Est-ce que vous pouvez décrire ce qu’elle signifie pour vous ?
Ce que j’aime dans la mode, c’est que c’est une industrie de femmes – même si elles n’en sont jamais les dirigeantes. Et on ne nous donne jamais la reconnaissance alors qu’on est à la source de l’une des plus grandes industries au monde. Il est dit que la première roue ne servait pas au transport, mais au filage. Quand on regarde l’innovation, le textile en est bien souvent la source.
Nous avons créé une belle industrie, mais on l’a transformé en une arme contre la nature et les personnes. Or ça n’est plus possible. Je veux porter des vêtements faits rigoureusement et avec dignité. Je veux travailler dans une industrie qui me traite comme égale et ça ne m’est jamais arrivé.
On vit dans un monde inégal qui vient, selon moi d’une vision patriarcale de celui-ci. Et la mode a l’obligation d’en changer les règles.
Vous trouvez qu’il y a une uniformisation de la mode ?
Il suffit de regarder les grandes rues huppées des capitales. On y retrouve toujours les mêmes enseignes voisines qui, sous prétexte de nous « donner le choix », produisent des pièces par millions, qui ne seront jamais vendues : ça n’est pas donner le choix.
Des millions de pièces identiques dans différentes teintes de rose, ce n’est pas du choix, c’est de l’invasion. Le choix, c’est des centaines de différentes mentalités, approches, personnes. Louer, réparer, cher, accessible… Là, c’est le choix et on ne nous a donné aucun depuis de nombreuses années.
Des millions de pièces identiques dans différentes teintes de rose, ce n’est pas du choix, c’est de l’invasion.
Ce qu’il y a d’injuste dans l’uniformité des pièces proposées par la mode, c’est qu’elle apporte des profits massifs aux gens en haut de l’échelle et la misère à ceux d’en bas.
Si quelqu’un veut produire un uniforme fait avec fierté et qui n’a pas d’impact négatif sur l’environnement et qui profite à tous, je le porterais. Je le customiserais, mais je l’achèterais (rires). Mais aujourd’hui on achète la misère, des vêtements faits par des personnes qui souffrent. Ces vêtements ont trempé dans les produits chimiques mais aussi la misère humaine, et c’est ce que je rejette.
Votre livre est autant un guide pratique sur comment réparer ses vêtements, qu’il permet de déconstruire le lexique autour des questions éco-responsables… Est-ce que c’est votre manière de démythifier l’industrie mode ?
J’aime les mythes et je pense que j’essaye d’en créer de nouveaux. C’est ce que Fashion Revolution essaye de faire, nous fournir une histoire différente, voir la mode différemment. La mythologie de la mode, c’est l’aspiration à démocratiser un produit. Mais comment on peut parler d’un vêtement haut-de-gamme comme démocratique quand on sait que les gens qui l’ont fait sont exploités, abusés racialement et verbalement et vivent dans des conditions non sécurisées parce qu’on exploite également leur environnement ? Non.
Aussi, est-ce qu’on peut dire qu’il s’agit d’un produit de luxe quand on n’a pas la capacité d’en connaître totalement la provenance ? Le luxe, c’est l’aristocratie, donc ça doit être traçable sinon ça pourrait être un faux ! Faux sacs, faux luxe. Montrez-moi l’origine et je pourrais vous dire lequel est vrai. Elles sont là les mythologies que j’essaie de briser.
Quand je parle de « réparer » dans le livre, je veux aussi parler de l’obligation de la société à nous fournir ces espaces, notamment les marques. Pour moi, plus la marque est à bas prix, plus elle a l’obligation de mettre des stations de réparations dans ses boutiques. J’ai envie de leur dire : arrêtez avec les collections « green », « conscientes »… Mettez plutôt à dispositions de vos clients des espaces de réparations.
Cela prend trois minutes avec une machine à coudre amateur de reprendre un fil. Si vous faites des vêtements simples comme le fait la fast-fashion, c’est de votre responsabilité de proposer ces espaces. Ils ne payent pas les travailleurs ni les taxes pour l’environnement alors qu’ils réparent les vêtements !
Vous brisez énormément de tabou dans ce livre. L’un d’entre eux est l’idée selon laquelle le secteur du luxe serait moins négatif pour l’environnement que la fast-fashion, pouvez-nous expliquer cela ?
On a tous dans l’idée que quand quelque chose est cheap, quelqu’un n’est pas payé à sa juste valeur, mais on a la sensation que si le produit coûte de l’argent, les gens qui l’ont fait sont bien payés. En réalité, dans plusieurs endroits, le secteur du luxe paye moins que les marques haut de gamme ou de fast-fashion.
Dans les pays de l’Est de l’Europe, les travailleuses textiles qui travaillent pour certaines marques de luxe sont moins bien payées que celles au Bangladesh. Elles sont maltraitées et les conséquences sur l’environnement sont tout aussi atroces.
Dans les pays de l’Est de l’Europe, les travailleuses textiles qui travaillent pour des marques de luxe sont moins bien payées que celles au Bangladesh.
Raison pour laquelle nous devons demander la responsabilité, la transparence et la divulgation publique des pratiques des marques de mode. Si on regarde la chaîne de production de ces marques, on est en droit de se demander pourquoi elle s’auto-proclament « luxe ». Que signifie réellement ce terme ? Parce que la qualité du produit a chuté depuis quarante ans.
Il est important que les gens comprennent que le problème ce n’est pas juste la fast-fashion, que c’est l’entièreté de l’industrie de la mode qui est à remettre en question. Et si la fast-fashion produit énormément, le luxe n’est pas de la slow-fashion pour autant.
2020 a été une année où le racisme a été fortement abordé grâce au mouvement Black Lives Matter. Un aspect rarement discuté dans la mode est celui du racisme environnemental, alors qu’il touche tout la chaîne de production et de fin de vie de nos vêtements. Vous pouvez nous en parler ?
Il faut revenir aux origines de l’industrialisation de la mode. Le coton était ramassé par des personnes réduites en esclavage dans le sud des États-Unis, il était ensuite tissé à l’ère victorienne dans des sweatshops où travaillaient des enfant avant d’être distribué autour du monde par The East India Compagnie, précurseur du colonialisme et de l’impérialisme. On comprend la route et les intentions.
En Italie, j’ai vu la production partir en Chine non pas pour créer de meilleurs emplois ailleurs, mais parce que les entreprises allaient accroître leurs bénéfices en s’installant dans des pays sans régulations, et au passage s’épargner certaines contraintes. Ils ont vu la manière dont la production de cuir affectait l’environnement italien et, plutôt que de changer leur manière de faire, ils sont partis en Chine. On a juste exporté nos problèmes.
On a vu une génération de jeunes se tourner vers leurs parents, professeurs, la société et leur dire « Vous avez menti ».
Pour moi, il s’agit d’amener les citoyens à comprendre qu’on ne peut pas rectifier les erreurs si on ne les reconnaît pas. La toxicité des matières, la pollution textile qu’on exporte… Dans nos pays où les fake news sont légions, il peut sembler que ces sujets soient compliqués, mais ils ne le sont pas si vous les prenez un par un. Il est important de comprendre que la mode, c’est des individus et que si on porte tous des vêtements, on n’a pas tous le même intérêt pour cette industrie. Trouvez, cherchez, car c’est le seul moyen de changer les choses et de réintroduire le respect.
C’est pour ça qu’un mouvement comme Black Lives Matter a déclenché un nouveau point de départ pour moi. On a vu une génération de jeunes se tourner vers leurs parents, professeurs, la société et leur dire « Vous avez menti ». Et cette honnêteté rare a poussé certains à vouloir en savoir plus. Une génération entière a compris que le savoir était le prémisse d’un changement véritable. Soudain, il est devenu plus simple d’expliquer l’exploitation des gens, les inégalités… Un moment fondamental.
Vous écrivez dans votre livre « le fait que ce soit du travail féminin a fait de la mode un sujet de moqueries ». Est-ce que cela explique selon vous nos difficultés à réellement implanter du changement au sein de l’industrie ?
La mode est féminine et quant on dit cela on parle de la mode comme décoration, comme la frivolité. Mais c’est une industrie qui emploie des millions de personnes et dont la majorité sont des femmes.
C’est patriarcale de la réduire aux froufrous et aux plumes. Plus on la présente comme une industrie féminine, et donc fragile, et moins on la voit comme un véritable véhicule de changement culturel.
Un aspect vraiment appréciable, c’est que vous n’hésitez pas à parler de nos responsabilités en tant que consommateurs…
On peut dire que la faute repose sur l’industrie mais on a tous besoin de faire ce qui est juste. Il n’y a rien de mieux que d’être responsable.
On passe toute notre enfance à vouloir être grand et grandir c’est être responsable de ses choix et des gens qui nous entourent. Ça devrait être joyeux.
La responsabilité ce n’est pas forcément de la culpabilité.
Certains accusent pourtant la mode éco-responsable d’être trop culpabilisante…
Il faut avoir conscience que l’on porte des vêtements faits par des personnes qui souffrent et si on veut respecter ces individus, même si on n’a pas une énorme marge de manoeuvre, le minimum est de respecter les vêtements qu’ils ont fait et faire en sorte que la prochaine chose acheté soit faite d’une manière plus responsable. La responsabilité ce n’est pas forcément de la culpabilité.
Est-ce qu’il existe pour vous un pouvoir de la mode ?
Nietzche disait « Les fils invisibles sont les liens les plus forts ». La mode doit pouvoir donner du pouvoir à tout le monde. J’ai fait un shooting photo avec 4 tenues dont une avec la veste brochée dont je parle dans le livre. On peut voir mon attitude changer. Cette veste me donne confiance en moi.
Si une pièce de vêtement vous fait sentir de cette manière je veux que les personnes qui l’ont créé, autant que ceux qui l’ont menée jusqu’à vous, ressente cette émotion. C’est ça le pouvoir de la mode.
Loved Clothes Last d’Orsola de Castro
aux éditions Penguin Life
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