Marvin M’Toumo pour Jean Paul Gaultier : “Je n’ai pas eu besoin de forcer les choses pour faire un look Gaultier"
« The End » ou la fin, c’est ce qu’on pouvait lire le 23 mai dernier sur le compte Instagram de la maison Jean Paul Gaultier. Une petite mort facétieuse auquel son créateur facétieux nous a habitué au long de ses 50 ans de carrière.
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Depuis ses adieux le 22 janvier 2020, la maison de celui que l’on appelait l’Enfant Terrible de la mode a prix un nouveau virage sans jamais trahir son héritage. Sous la direction de Florence Tétier, elle joue de ses propres codes en invitant en son sein des designers, leur permettant au passage d’explorer leur vision du style Gaultier.
Marvin M’Toumo : « J’essaye d’upgrader le déguisement farces et attrape qui me fascine et m’inspire beaucoup »
Ce vendredi 28 mai, 5 designers, dont Nix Lecourt Mansion, Ottolinger, Palomo Spain et Alan Crocetti, présentent une collection singulière et plurielle basée sur le thème du marin et ses fameuses rayures bleues marines, un motif iconique de Monsieur Gaultier.
Parmi eux, Marvin M’Toumo qui a remporté en octobre dernier le Prix Chloé lors du Festival d’Hyères. L’occasion parfaite pour Marie Claire de présenter ce jeune talent dont la mode facétieuse et politique s’inscrit naturellement dans l’héritage laissé par Jean Paul Gaultier.
Pour nous, il est revenu sur son apprentissage, sa première collection Chien-Fleur et l’idée de collaboration. À l’heure où la mode se débat -au sens propre comme au figuré- avec les concepts de diversité et d’inclusion et où on peine à savoir qui a une réflexion authentique, la rencontre avec un designer comme Marvin M’Toumo est une véritable bouffée d’air frais.
Avec lui, on réalise à quel point la nouvelle génération de designers est dans l’ère du temps et incorpore avec talent et considération le monde présent.
Marie Claire : Quel a été votre rapport au vêtement en grandissant ?
Marvin M’toumo : Je viens d’une famille très modeste et religieuse. À l’époque, j’adorais organiser des petits spectacles à la maison les jours de fêtes ou d’anniversaires. J’enrôlais mes frères, mes sœurs, mes cousines dans les spectacles.
On se mettait devant le canap’ et on dansait, je faisais des sketchs, je chantais, je portais des costumes que j’avais improvisé dans ma chambre. Des écharpes avec des franges devenaient des robes de tango, du papier toilette pouvait devenir un chapeau rose ou une couronne.
Pour moi le vêtement, c’était ça, une manière de raconter des histoires et de m’exprimer parce que j’étais un enfant très timide.
Le premier mot que vous utilisez pour vous décrire, c’est poète. Quel rapport entretenez-vous avec les mots et quelle incidence ont-ils sur votre manière de penser le vêtement ?
Pour moi, les mots comme la matière sont un langage. J’aime confronter les vocabulaires et intégrer les lexiques, les lettrages dans mes créations vestimentaires. Il y a des créateurs qui travaillent par moodboard, moi je travaille par idées et sémantique.
On a un mot et une réflexion sur comment on le décompose, à quel autre mot ou image, il est associé, ce qui permet de créer différents archétypes qui me sont personnels tout en restant pertinents.
Tout le rapport à ce qu’on nomme les tendances n’existe pas finalement…
C’est une manière de contourner la question du zeitgest (« l’esprit du temps », NDLR) en se rapprochant plus de l’idée du style. C’est l’idée de composer quelque chose qui soit un peu hors du temps et qui permet de convoquer ses propres symboles, obsessions et archétypes.
Aujourd’hui le déguisement ce n’est pas juste quelque chose de naïf quand on parle de blackface ou de polémiques autour de masques aux yeux bridés dans la mode.
Vous être originaire de Guadeloupe. Est-ce que l’île a une influence dans votre style vestimentaire ?
C’est évident. Dans la culture guadeloupéenne, le folklore passe énormément par le vêtement et le bijou, on pourrait dire l’apparence et le corps.
C’est le résultat de notre histoire, pendant des siècles, les esclaves antillais ont été dépossédés de leur humanité et de leur culture, on les a dénudés, on leur a imposé certains vêtements, mais aussi des bijoux qui les stigmatisaient en tant que captifs. On leur interdisait de pratiquer leur religion…
C’est une histoire qui est prégnante dans notre culture et qu’on ressent notamment à travers le carnaval qui est une manière de conjurer cette histoire et ces traumatismes en rejouant des figures et des archétypes de l’époque ou en en inventant de nouveaux. J’ai grandi dans cette ambiance.
Je n’ai pas une famille avec une culture disons « classique » qui emmène au musée ou qui est littéraire. J’ai une famille qui depuis tout petit m’emmène au carnaval qui dure pendant deux mois, les gens sont très investis, dans chaque famille il y a des gens qui dansent dans les parades, on y va pour fêter et contempler.
Et comment cela a-t-il un impact sur votre approche ?
Ça fait écho à l’idée de déguisement Haute Couture que j’ai développé dans ma précédente collection, chien-fleur. J’ai imaginé une garde-robe pour des femmes qui aimeraient incarner des personnages. J’aimais l’idée de jouer sur la frontière entre vêtements de scène et prêt-à-porter parce que dans la mode tout est très cloisonné, je trouve en tout cas dans la façon dont on perçoit le vêtement, qu’il y a plein de catégories qui sont hermétiques.
Chaque look de la collection est un personnage en référence à un nom d’oiseau ou d’animal qu’on utilise pour insulter comme « chienne », « cochonne », « poulet » ou « cocotte ». J’ai voulu confronter ces termes au vocabulaire technique de la mode qui a également un vocabulaire animalier avec guêpière, slip kangourou et bonnet d’âne.
J’aimais cette idée de revisiter ces archétypes de mode avec de l’humour tout en leur apportant de l’élégance. Concrètement, dans le vêtement, j’essaye d’upgrader le déguisement farce et attrape qui me fascine et m’inspire beaucoup. Je veux y apporter la même consistance et rigueur qu’on retrouve dans les pièces artisanales de Haute Couture, c’est mélanger des savoir-faire académique en y incorporant des techniques DIY.
Il y a une manière de politiser le mot « déguisement » dans votre vision. Vous êtes d’accord ?
Je vois ce que vous voulez dire. Je pense qu’il s’agit aussi de sensibilité. Mon travail est perçu comme éminemment politique par beaucoup de personnes et c’est une évidence parce que c’est lié à des choix de représentation, de vocabulaire et d’entourage.
En terme d’actualité politique, je suis très sensible aux images et aux faits qui traverse la communauté noire. Aujourd’hui le déguisement ce n’est pas juste quelque chose de naïf quand on parle de blackface ou de polémiques autour de masques aux yeux bridés dans la mode.
On se déguise en qui ? Pourquoi se déguiser en l’Autre ? Est-ce que ce n’est pas aussi une façon de le dominer ? Ce sont des questions qui me stimulent et me challengent en tant que designer, me poussent à ne pas juste faire des images gratuites.
Il y a un accent sur votre travail dans la démocratisation de la Haute Couture…
Comme je viens d’un milieu populaire, le vêtement et l’objet, le luxe, sont des choses qui me fascinaient tout en me frustrant, car ils étaient inaccessibles. Et en faisant une école d’art puis de mode, cette frustration est revenue dans les commentaires que je pouvais avoir sur mon travail car je ne pouvais pas me payer telle soie ou telle plume. De là, j’ai essayé de m’appuyer sur ce que savaient faire mes mains, sur ce que je pouvais faire instinctivement, avec des techniques disons « libres de droit » auxquelles tout le monde pouvait avoir accès pour en fait mimer ou se rapprocher de la Haute Couture.
Comment faire un sac en croco quand on n’a pas les moyens d’acheter du croco ? On utilise des coquilles d’œuf qu’on recouvre de chutes de cuir. Comment on fait une plume quand on n’a pas à disposition des plumes ? On prend du papier et du film qu’on fabrique.
Il y a des gens avec plus de moyens et de privilèges et qui ont des passe-droits, mais on peut aussi ouvrir des portes avec nos moyens. Je ne vais pas attendre pour parler de Haute Couture d’avoir les moyens d’une grande maison, je peux en parler avec ce que j’ai dans ma cuisine.
Il y a l’idée de redéfinir ce qu’on appelle « luxe » dans votre travail.
J’utilise des matières qui sont considérées comme pauvres, mais le travail d’anoblissement et le temps passé sur chaque look qui équivaut en moyenne à un mois de travail en fait quelque chose de très artisanal sans être dans la maîtrise académique. Il y a une recherche de trouver quelque chose de magique dans la matière.
Vous avez gagné le prix Chloé lors du festival d’Hyères 2020. Pouvez-vous revenir sur cette victoire ?
C’était le plus beau jour de ma vie. Cela peut sembler cliché, mais j’étais très ému. Recevoir un prix au festival d’Hyères qui était un rêve d’adolescent, mais en plus le prix Chloé des mains de personnes comme Olivier Gabet, Tim Blanks ou JW Anderson, c’était très touchant.
C’est d’autant plus vrai que cette récompense de meilleur look inspiré de l’attitude de la femme Chloé… Ce n’est peut-être pas le bon mot mais je l’ai vécu comme une revanche. Chloé, c’est une maison dont j’aime beaucoup l’ADN, mais j’ai l’impression que les personnes qui me ressemblent faisaient moins partie de son histoire.
Ce prix, je l’ai gagné parce que j’ai travaillé. C’était un moment magique qui disait beaucoup de choses et j’étais touché de savoir que je faisais partie de la famille Chloé.
Je suis très heureux de perpétuer l’imaginaire de monsieur Gaultier.
Aujourd’hui, tu fais partie des cinq designers invités à participer au renouveau de Jean Paul Gaultier. Est-ce que ce couturier et son patrimoine sont des références pour toi ?
Je suis très heureux d’avoir la chance de participer à un projet comme celui-là et de perpétuer l’imaginaire de monsieur Gaultier, mais aussi de faire partie de cette sélection de designers parce qu’ils sont tous inspirants. Jean Paul Gaultier, c’est une source d’inspiration infinie pour moi déjà humainement avec son humour, sa modestie, son authenticité, mais aussi en tant que créateur, car c’est toujours très prolifique.
Il fait une mode affranchie de beaucoup de codes qui fait fi des idées de bon ou mauvais goût. Il a également redéfini ce qu’est un vêtement de mode, ce qu’on avait le droit de porter en tant qu’homme ou femme. C’est une vision de la mode dont je me sens proche et qui est très généreuse, théâtrale et où tout peut devenir un sujet de mode.
Quant aux autres designers invités, ce sont des personnes inspirantes et aussi des références pour moi. Je suis sorti d’école il y a deux ans donc j’ai regardé ces designers et ils m’ont aidé à construire mon propre discours de créateur.
C’est votre première collaboration avec une maison de mode ?
En ce moment, je travaille aussi avec une autre maison, je suis aussi soutenu par la maison Lognon à la réalisation d’éventails Couture.
Je collabore aussi à de la mise en scène au théâtre, à des collaborations avec des artisans, j’ai également un collectif nommé Club Poisson avec trois amis designers dont notre premier projet sortira en septembre.
C’est un moteur de création pour vous la collaboration ?
Comme j’ai commencé par une école d’arts visuels, c’est incorporé au processus la collaboration. Mes trois premières années d’étude étaient centrées sur la collaboration, mes premiers films, je les ai faits en équipe.
Il y a une émulation et c’est une énergie dans laquelle j’aime beaucoup travailler. Pour certaines personnes, c’est hyper-évident le travail collaboratif dans la mode, mais je ne trouve pas que ce soit vrai, ça reste plus individualiste. Quand on a fondé le collection avec Club Poisson, on avait envie de travailler ensemble, mais aussi de se soutenir dans le monde professionnel.
Je suis très fier de pouvoir faire partie d’un projet à l’initiative d’une telle maison.
Comment avez-vous envisagé cette collaboration spécifique avec la maison Gaultier ?
Quand je suis arrivé dans les archives de la maison avec des idées de matières, de forme et de références très personnelles, ce qui m’a surpris c’est de retrouver des points de concordances flagrants avec mon travail.
Je n’ai pas eu besoin de forcer les choses pour faire un look Gaultier. Jean Paul Gaultier a fait tellement de choses tout au long de sa carrière qu’on peut tous trouver une pièce qui nous ressemble vraiment. Et finalement mon look marin est très Jean Paul Gaultier, mais il me ressemble aussi et résume bien mes obsessions actuelles.
Il s’agissait également de créer des pièces mixtes. Est-ce que cela a été un challenge pour vous ?
Dans le vocabulaire de la maison Gaultier, un corset ou une jupe sont des pièces mixtes et des éléments d’une garde-robe féminine qui dans l’imaginaire collectif se retrouvent portés par des hommes.
J’ai essayé de prendre cette question avec le plus de légèreté possible, des codes féminins qui n’excluent pas des corps masculins ou non-binaires. On parle de féminité et pas forcément de vêtements pour femmes.
Jean Paul Gaultier est également l’une des rares maison de mode française engagée sur les questions de genre et contre les discriminations. Est-ce que tous ces questionnements, qui traversent la mode de ces dernières années (environnement, diversité et inclusion) influencent ta manière de créer ?
Ces questions d’inclusivité ou de genre m’intéressent depuis longtemps, je ne le vis pas comme une tendance elles font partie de moi, d’autant plus parce que je suis une personne noire et queer. Je suis très fier de pouvoir faire partie d’un projet à l’initiative d’une telle maison, car il y a peu de maisons où nos valeurs « collent » alors on se sent très libre, on n’a pas l’impression qu’il faut mentir ou impressionner. C’est très précieux.
Que voulez-vous que les gens retiennent de vôtre travail à partir de cette collaboration ?
La chose la plus évidente pour moi ce serait ce mot grinçant qu’on entend partout : inclusivité/ Elle traverse toutes les couches de la maison. Et comme cela fait partie de mes obsessions et de mes engagements, cela se ressent dans ce que j’ai voulu faire.
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