Maria Grazia Chiuri avec sa fille Rachele : "J'incarne la designer la plus uncool par excellence : j'ai 57 ans, 2 enfants, je suis mariée"
Connectées à l’époque, la directrice artistique de Dior et sa fille, qu’elle a appelée à ses côtés, forment un duo inédit et libre. Réunies à Rome pour nous, elles se confrontent avec humour et célèbrent à leur façon les liens mère-fille.
Deux femmes aux lunettes noires prennent l’aperitivo à une terrasse de café inondée de cette lumière qui n’appartient qu’à Rome. L’imaginaire s’emballe : c’est la dolce vita, les belles ragazze insouciantes et les garçons qui, bientôt, tournant la tête sur leur Vespa, lanceront leurs nonchalants «Ciao, bella !»… À Paris, Maria Grazia Chiuri, directrice artistique des collections femmes de Dior, et sa fille, Rachele Regini, s’amusent en repensant à ce shooting : «Le régisseur a pris peur quand ma mère a voulu faire un tour en Vespa !», rit Rachele. «Je lui ai dit : “Tranquillo, je sais conduire une Vespa !”», ajoute Maria Grazia. Pour tout italien, le motorino (le scooter) est un rite de passage : «Le mien, je l’ai eu à treize ans, un an avant l’âge légal. J’ai tellement prié, insisté, supplié, que mes parents ont capitulé.»
Assises côte-à-côte dans un grand bureau presque vide de meubles mais plein de livres, elles forment un duo inédit dans le monde de la mode. Au cœur de la maison Dior, elles déconstruisent les clichés sur la mode, la féminité et le féminisme. Maria Grazia Chiuri en a pris la direction artistique en 2016, devenant la première femme à la tête de cette maison historique. Sa fille, Rachele, l’a rejointe il y a deux ans avec le titre programmatique de cultural advisor. Maria Grazia n’a pas fait que révéler l’existence d’une constellation d’artistes et d’intellectuelles remarquables, dont Chimamanda Ngozi Adichie, Judy Chicago ou Linda Nochlin.
« Nous nous complétons »
Dès son arrivée chez Dior, elle nous avait confié vouloir proposer aux femmes «un point de vue joyeux, libre, déclencheur d’émotions, qui n’enferme personne dans des cases». Pari réussi grâce aussi à Rachele : «Ma génération est très préparée au point de vue académique, mais elle n’a aucune expérience. Ma mère, c’est l’exact contraire. Nous nous complétons.» Elles convergent vers une nouvelle façon de faire une mode qui parle du monde. Pas d’un monde rêvé, d’un monde réel qui nous rejoint, nous, femmes aux multiples facettes, belles parce qu’imparfaites. Début d’une conversation où l’on ne demandera pas à la mère quels conseils elle donnerait à sa fille : «Par principe, je ne donne pas de conseils», assure-t-elle
Madame Figaro. – Rachele, comment l’entretien d’embauche s’est-il passé ?
Rachele Regini. – Pas avec elle ! (Rires.), mais avec la DRH. Je tremblais.
Maria Grazia Chiuri. – Mais tu m’as soutenue dès mon arrivée chez Dior, alors même que tu étais tellement critique envers la mode à cette époque. Je me souviens très bien de notre conversation d’alors. J’avais des doutes sur ce changement : quitter Rome et tout recommencer, pendant que tu passais ton doctorat en Gender Media and Culture à la Goldsmiths University, à Londres…
En vidéo, en backtage du défilé Dior automne-hiver 2021-2022
Comment avez-vous trouvé un terrain d’entente ?
R. R. – Nous nous sommes préparées en travaillant sur nous-mêmes.
M. G. C. – Il fallait séparer la sphère privée de la sphère publique, dépasser le rapport mère-fille, mais aussi la relation d’une fille envers une mère qui peut être encombrante.
R. R. – Il nous a fallu un an…
Rachele, vous avez été nourrie de mode dès votre naissance, pourquoi cette volte-face à l’âge adulte ?
R. R. -Oui, bébé, j’étais déjà à l’usine Fendi. À la fac, j’ai eu un moment de total rejet, et je ne voulais plus entendre parler de mode !
M. G. C. – D’où le défi que je t’ai lancé…
R. R. -Tu m’as dit qu’au lieu de critiquer, je pouvais travailler avec toi et, qu’ensemble, nous pourrions essayer de changer le système de l’intérieur. C’était notre pacte.
M. G. C. – Ça l’est toujours ! À trois mois, j’emmenais Rachele avec moi à l’usine. Ma tante la gardait entre deux tétées. Enfants, elle et son frère venaient ranger les sacs Fendi dans le showroom. Ensuite, elle a grandi chez Valentino. C’était sa seconde maison. Puis, à son arrivée à Londres, nous avons eu sept ans d’affrontements incessants. Pour elle, la mode était le mal absolu. Je tentais de lui en montrer les aspects positifs.
R. R. – On se bagarrait à propos de la mode, mais j’étais aussi en train de vivre une grosse rébellion contre ma mère…
M. G. C. – Les critiques pleuvaient aussi du côté de mon fils, Niccolò. Lui, c’est le vrai radical de la famille…
R. R. -Très juste. Moi au fond, je suis une faible, parce que, in fine, j’aime la mode. Lui en revanche, ça doit faire dix ans qu’il n’a rien acheté !
Quelles études fait-il ?
M. G. C. – Ingénieur. Il est un peu l’homme invisible, il n’est sur aucun réseau, introuvable… Pour en revenir à Rachele, ces critiques ont été très constructives. Je voulais comprendre son point de vue, j’empruntais ses livres pour saisir sa démarche théorique. Moi, j’avance sur des principes de vie personnels, mon féminisme découle de mon vécu, je n’ai pas fait de gender studies. J’ai presque fait un travail d’analyse sur mon propre au travail, découvert certains aspects de moi, de ma relation au corps et à la mode que Rachele définit comme anomala, «anormale».
C’est-à-dire ?
R. R. – Par exemple, dans son appartement à Paris, où elle vit seule, il n’y a pas de miroir ! Elle ne se regarde pas dans le miroir. Jamais ! Tous ces petits gestes que tout le monde fait au quotidien, eh bien non, pas elle ! (Rires.) Voilà, elle est anomala. (Elle se tourne vers sa mère.) En plus, tu as une relation vraiment spéciale avec les vêtements et la mode. Tu les crées pour les autres, mais pour toi et sur toi, c’est tout autre chose…
M. G. C. – Oui… Je fais de la recherche, c’est un projet. Qui veut en profiter le peut, mais je n’ai pas l’obsession de le relier à un corps, à une femme ou à un visage… Souvent dans la mode, on a une projection du créateur ou de la créatrice. Moi, je ne projette pas une image idéalisée de moi-même. Tout simplement parce que je n’en ai pas.
R. R. – En effet, ta façon de te comporter avec les vêtements est très pragmatique, quasi utilitaire.
« Féminité pragmatique »
C’est ça la féminité pragmatique ?
M. G. C. – La question est celle du regard que l’on porte sur soi, comment on se voit. Je parle d’une vision mentale.
R. R. – Disons que tu ne t’identifies pas avec ton image mais avec ton esprit.
Et quel est votre esprit ?
M. G. C. – Il est très lié à mon humeur, à mes sensations… Par exemple, on me demande ce que je porterai à un événement dans dix jours : je n’en ai pas la moindre idée ! Je ne sais pas à l’avance comment je me sentirai ce jour-là, si je voudrai me sentir sexy ou confortable. J’improvise quand toi, Rachele, tu planifies.Tout est organisé.
R. R. – Plus organisée que toi, c’est facile…
M. G. C. – En voyant nos dressings, on comprend : le sien est merveilleux, comme celui de mon mari, j’en suis presque jalouse. Le mien, c’est le chaos, sans logique apparente. Il y a de tout : du vieux, du neuf, des choses que je garde «parce qu’on ne sait jamais»… Pour moi, les vêtements sont des souvenirs. Ils me rappellent des instants heureux, des gens que j’aime. M’en défaire serait comme oublier… La mode, c’est une mémoire.
Une vice-présidente aux États-Unis, une présidente européenne, une autre au FMI, une directrice artistique chez Dior…Les femmes commencent à occuper des postes-clés, n’est-ce pas ?
M. G. C. – Pas encore assez. Ce qui m’inquiète, c’est cette jeune génération qui n’est pas prête à affronter le monde réel.
R. R. – Tu touches à la question du féminisme actuel : le thème est sur la bouche de tous, mais la connaissance s’arrête à la surface.
M. G. C. – Il y a ce politically correct de façade, mais les choses ne changent pas vraiment. Je ne suis pas inquiète pour moi, à mon âge…, mais pour la jeune génération, oui. Elle aura de hauts murs à escalader.
R. R. – Ça risque même d’être pire qu’avant. Comme sur le papier, tout semble fonctionner, tu trouveras toujours des gens pour dire que c’est déjà réglé : le prétexte parfait pour ne rien faire.
M. G. C. – Il faut changer les mentalités : les créations que nous développons doivent habiller tout le monde, de la fille de 20 ans à la dame de 90 ans. Comment arriver à cette transformation quand des professionnels ont uniquement été formés à faire une «belle» robe, comme une fin en soi ?
R. R. -D’où ta façon d’approcher la mode en tant que projet…
M. G. C. – Parce que le problème ne se résout pas en faisant défiler tous les âges et toutes les morphologies. On travaille sur le patron et sur les mentalités. Le podium est le manifesto où tu déclares tes intentions, mais après, le changement, c’est dans l’atelier et dans les usines, en sourdine, que tu l’opères…
Maria Grazia Chiuri et sa fille, Rachele, à Rome.
Dans les discours actuels d’inclusion, on a l’impression que les grandes oubliées sont les femmes de plus de 50 ans…
M. G. C. – Je sais de quoi vous parlez… Pour ma part, je pense incarner la designer la plus uncool par excellence : j’ai 57 ans, deux enfants, je suis mariée…
R. R. – Avec un homme !
M. G. C. -… Mariée avec un homme, je ne suis ni maigre ni grosse, et j’ai des seins, la chose vraiment la plus uncool dans la mode…. Je ne suis pas DJ, je ne fréquente pas les people et je ne parle même pas bien les langues.Very uncool !
Une des phrases dans l’installation de Judy Chicago, The Female Divine, interrogeait : «Et si les femmes dirigeaient le monde ?» Pour commencer, et si les femmes dirigeaient la mode ?
M. G. C. – On revient à cette idée de cool et de uncool. Le génie est masculin, n’est-ce pas ? Ce cliché a la vie dure. Cette idée qu’un homme a du génie mais pas une femme, il existe dans l’art, dans la mode… Et le pire, c’est que même les femmes y croient !
R. R. – Les femmes y croient bien plus que les hommes, d’ailleurs.
Votre défilé à Versailles nous ramène au souvenir de Rose Bertin, la première couturière et businesswoman de l’histoire de la mode. Elle avait ouvert la voie. Que s’est-il passé ?
M. G. C. – Il s’est passé que les hommes ont pris la mode en main. On est passé de la couturière au sens littéral du terme – une femme qui coud et fabrique des vêtements – au grand couturier ! Avec les femmes, ça restait une occupation mineure…
R. R. – On a immédiatement donné aux hommes une reconnaissance différente.
M. G. C. – On en a fait des artistes. Les femmes cousaient, c’était du travail domestique, comme le tissage. Quand j’ai lu Au bonheur des dames, de Zola, j’ai compris le début de ce marché : les femmes deviennent des clientes, les hommes, les génies créateurs. C’est à ce moment-là que s’opère le changement de paradigme.
Pensez-vous que la mode a tiré quelques leçons de cette pandémie ?
R. R. -Je pense qu’on reviendra à tout comme avant, plus rapidement encore.
M. G. C. – Une tragédie sanitaire et économique qui aura renforcé les différences socio-économiques et qui, hélas, verra encore plus de femmes à la maison. Personnellement, j’ai compris que je peux vivre avec beaucoup moins, mais je suis une femme privilégiée. Pour moi, c’est facile. Comment dire à une personne qui n’a pas eu cette chance d’arrêter de désirer ?
Que vous êtes-vous fait découvrir l’une à l’autre dans votre collaboration ?
R. R. – L’Arte della gioia, de Goliarda Sapienza. C’est ton obsession !
M. G. C. -Je l’adore ! Elle est mon idéal de femme moderne et anarchique. Toi, en revanche, tu m’as fait découvrir tellement de choses…, comme la science-fiction féministe.
R. R. – Woman on The Edge of Time, de Marge Piercy, un roman dans la veine de Donna Haraway, en plus exacerbé. L’histoire d’une femme cyborg qui voyage dans l’espace-temps et débarque dans un futur genderless…
« Il y a un élément de jeu très beau dans l’acte de s’habiller »
Dans la mode, y a-t-il encore des choses à dire et à découvrir ?
M. G .C. – Oui, parce que justement ça bouge tout le temps, et les jeunes qui émergent ont un point de vue et des choses à dire. Il ne faut pas oublier qu’un vêtement est l’endroit où l’on met notre corps. C’est un peu notre première maison. C’est aussi un moyen d’exprimer nos sentiments, notre état et nos humeurs. Il y a un élément de jeu très beau dans l’acte de s’habiller. J’aime beaucoup la façon qu’a Rachele de jouer avec la mode : le monde est une scène, et tu choisis les vêtements en fonction du rôle que tu veux jouer à ce moment-là. Je crois que nous avons négligé cet aspect de la mode, qui est maintenant trop associée à un symbole de statut social et de pouvoir.
Votre conception de la collaboration ?
M. G. C. -J’en ai une idée très claire. J’aime beaucoup l’esprit Factory à la Andy Warhol. Les liens déploient et font circuler les idées. Je me confronte avec Rachele, et j’échange avec elle et avec cette communauté d’artistes, qui souvent deviennent des amies. En revanche, pas sur le produit. J’ai une formation classique. Tout ce qui concerne le projet et son élaboration concrète, c’est à moi, je le gère. La mise en œuvre d’une collection, lui donner du sens, c’est mon domaine.
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