Jean-Charles de Castelbajac : "Mon enfance, je lui trouve des similitudes avec ce que les jeunes vivent avec le Covid"
Jean-Charles de Castelbajac, maître de la couleur et de l’audace, orchestre depuis deux ans la renaissance de Benetton. Enfance, famille, création, avenir…, le couturier fourmille de projets. Une stimulante leçon de vie.
En novembre dernier, pour fêter son anniversaire, Jean-Charles de Castelbajac postait sur son compte Instagram la photo d’un beau bébé joufflu entouré d’un arc-en-ciel. Ce divin enfant, c’est lui ! Le couturier du punk coloré, l’artiste qui a passé sa vie à dessiner des anges comme un hymne au présent. Dans son appartement parisien, les vibrations sont à l’unisson. Il a posé une batterie de musique sur une grande toile peinte à la main. Sur les murs, des photos d’Andy Warhol, des dessins de son ami Keith Haring, des tableaux avec des ballons et, partout, ce jaune rayonnant, ce bleu vibrant, ce rouge ardent et ce vert primaire, qui feront éternellement partie de son univers. Jean-Charles de Castelbajac nous montre avec un grand sourire le synthé clignotant que lui a offert sa femme, Pauline, avec qui il vient d’avoir une petite fille, Eugénie, 9 mois, aux beaux yeux bleus comme ceux de son papa.
Jean-Charles de Castelbajac a 71 ans et l’énergie d’un millennial. Depuis deux ans, il a repris les rênes de Benetton, la marque aux «United Colors» qui a bercé bien des cœurs dans les années 1980 et 1990. Il est l’un des derniers de sa génération à travailler encore comme directeur artistique d’un label. L’inspiration est là, le désir de réinvention aussi palpable que les rayons du soleil qui traversent son salon, et l’enthousiasme intact. Quel est son secret ? «Je n’ai jamais pensé que c’était mieux hier, ce qui me porte, c’est le souffle de demain», confie-t-il d’emblée. La vie, toujours devant lui, en somme. Et quelques recettes d’optimisme et de survie, tirées des leçons d’hier et d’aujourd’hui, qu’il nous livre avec fougue et passion.
En vidéo, le défilé United Colors of benetton printemps-été 2020
Ma part d’enfance
«Quand je songe à mon enfance, je lui trouve des similitudes avec ce que les jeunes vivent avec cette crise du Covid, cette sensation d’enfermement et de monde isolé. J’étais en pension de l’âge de 6 à 11 ans, et je ne sortais que deux fois par an. Mais cette grande institution mystérieuse a été une formidable école de l’imaginaire. Le dessin y a été ma survie. La couleur aussi. Cette dernière est entrée dans ma vie par le biais de ma mère, une femme très originale, qui s’était installée comme chef d’entreprise, à Limoges, dans les années 1960. Elle m’avait envoyé une boîte en plastique bleu pour ranger mes petits trésors, et également une couverture rouge. Des couleurs qui détonnaient dans cette sombre pension où les autres élèves n’avaient que des boîtes en bois. Moi, il y avait ce bleu vibrant et ce rouge ardent qui affirmaient mon unicité et une part d’audace. Je crois que c’est à partir de là que ma capacité à ne pas avoir peur du regard des autres s’est installée. Un peu comme cette phrase de René Char qui ne m’a jamais quitté : “ Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque, à te regarder, ils s’habitueront”.»
Le goût des autres
«J’ai toujours été admiratif du talent, sans aucune jalousie, ce cancer de l’âme qui empêche les belles rencontres. Aller vers les autres, ceux que j’admire, avec audace, c’est l’histoire de ma vie. Je me souviens de ma rencontre avec Antonioni, dont le film Blow Up m’avait bouleversé. J’avais 18 ans, et je m’étais mis en quête de le croiser dans l’hôtel où il logeait à Paris. Sachant qu’il ne recevrait jamais un inconnu, j’ai avisé un plateau de petit-déjeuner qui traînait et je le lui ai monté dans sa chambre. À ma grande surprise, il m’a invité à le partager avec lui. Quelques années plus tard, je suis aussi entré au culot dans la boutique de Vivienne Westwood et Malcolm McLaren (le père du punk anglais, manager des Sex Pistols, NDLR) sur King’s Road, à Londres. Ils sont devenus mes meilleurs amis pour la vie. »
Jean-Charles de Castelbajac : « Ces couleurs, je les aime, car elles procurent audace, énergie, elles vous transforment ».
Rouge, jaune, vert, bleu
«Ces couleurs sont arrivées dans ma vie un jour de 1973, en visitant les cabines d’avion d’Air France avec Roger Tallon, avec qui je travaillais à l’époque en vue de les réaménager. Nous étions accompagnés d’un ingénieur qui nous expliquait que les premières classes variaient uniquement du blanc cassé au coquille d’œuf, en passant par le gris pâle, car les nantis n’aiment pas la couleur. Idem pour les bourgeois, dont il ne fallait pas toucher à la palette distinctive du bleu marine, vert bouteille, bordeaux ou camel. Et puis, bam ! En ouvrant les portes de la classe économique, le rouge, le jaune, le bleu, le vert nous sautent aux yeux.
J’ai alors eu un flash, d’où est née cette obsession : celle de monter la gamme du peuple en première classe ! Et j’ai commencé à utiliser dans mon travail ces couleurs décriées à l’époque – trop criardes, disait-on. Elles sont devenues chics avec le temps et, aujourd’hui, toutes les grandes maisons de luxe les utilisent. Moi je les ai toujours aimées, car elles procurent de l’énergie et vous transforment. Il faut pouvoir les assumer et vivre avec. Le jaune, c’est aussi mes racines. Il me fait penser à Casablanca, la ville où je suis né, cette citadelle blanche bercée de soleil. Je dois cependant avouer qu’avec ce temps suspendu que nous avons vécu, j’ai aussi découvert les pastels. Notamment ce vert opaline des infirmiers, qui a inscrit en moi une autre gamme, celle des “pastelbajac”. »
Benetton et la réinvention
«J’ai d’abord été surpris que l’on me propose de reprendre la direction artistique de Benetton, il y a deux ans. Dans cette époque de jeunisme – où la moyenne d’âge des directeurs artistiques tourne autour de 30 ans -, j’ai trouvé vraiment cool qu’on fasse appel à un créateur qui allait vers ses 70 ans, moi, en l’occurrence. Mais quel bonheur de réveiller cette marque visionnaire, dont la gamme de couleur incomparable est toujours un véritable trésor. Je connaissais bien le fondateur, Luciano Benetton. Il a même posé dans mes fameux pulls cartoons en 1982, ainsi qu’Oliviero Toscani, le photographe des mythiques pubs choc de Benetton.
Et quand on s’est retrouvés lors d’un premier dîner pour parler de la relance de Benetton, j’ai pensé au film Space Cowboys. Imaginez le trio – moi, 69 ans, Luciano, 84 ans et Oliviero, 77 ans – en train de nous dire que nous allions transformer le monde à nouveau. J’ai démarré avec eux l’idée d’une garde-robe moderne pour toucher une clientèle qui avait déserté la marque : les fameux millennials. L’idée ? Contaminer d’un virus pop et poétique toutes les collections. Et je suis très fier aussi de pouvoir produire maintenant des tee-shirts en coton bio avec des détails uniques – bandes de couleur sur les bords et rayures – à un prix défiant toute concurrence.»
La chancelière allemande Angela Merkel et le président français, Nicolas Sarkozy.
Barack Obama et le président chinois, Hu Jintao.
Le pape et l’imam d’Al-Azhar.
Le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas.
Ma famille et mes anges gardiens
«Mes deux fils, Louis-Marie, graphiste, et Guilhem, directeur artistique, ainsi que ma fille, Eugénie, sont non seulement mes piliers mais aussi ma forteresse. Ma famille, c’est aussi Pauline, ma femme, qui m’a fait renaître au monde avec la naissance de mon troisième enfant, et qui m’accompagne comme chef de projet dans mon travail. C’est toujours plus facile d’entreprendre avec les yeux d’un être aimé.
Aujourd’hui, je retrouve la même intensité de création que j’ai connue dans mes meilleures années. J’ai définitivement décloisonné mes grandes passions que sont le design, l’art, la musique et la mode. C’est comme si j’avais inventé une nouvelle carrière. J’ai ce merveilleux travail de directeur artistique chez Benetton, mais je collabore aussi sur des projets avec Aigle ou Palace Skateboards. Et je prépare une grande exposition à la Galerie des enfants du Centre Pompidou ( «Le Peuple de demain», à partir de juin 2021) . Quant aux anges que je dessine depuis plus de trente ans, ils sont devenus au fil du temps mes gardiens, mes confidents. J’en ai crayonné sur les murs du monde entier, de Paris à Moscou, en passant par Tokyo et, désormais, j’ai toujours une craie dans ma poche pour leur donner vie dès que j’en ai envie.»
Pop pape wizz
«Je suis un enfant du pop, mais je m’en suis toujours servi pour délivrer des messages importants, comme celui que j’ai voulu transmettre lors des Journées mondiales de la jeunesse. Je faisais partie du comité sacré et, un jour de 1997, le cardinal Lustiger m’appelle pour me confier la direction artistique des JMJ, qui devaient se dérouler au mois d’août à Paris. Je réfléchis et me vient l’idée de l’arc-en-ciel comme lien suprême entre Dieu et les hommes. J’arrive devant le cardinal avec mes dessins : la chasuble du pape constellée d’étoiles de couleur, et les vêtements des évêques, des prêtres et des teen-agers recouverts de bandes arc-en-ciel. Je lui dis : “Monseigneur, voici mon projet, mais vous ne l’accepterez pas, car au-delà d’être le drapeau du ciel, l’arc-en-ciel est aussi celui de la communauté homosexuelle.” Il me répond : “Mais Jean-Charles, il n’y a pas de copyright sur l’arc-en-ciel !” Et voilà comment je me suis retrouvé à orchestrer ce défilé coloré entièrement tourné vers le cosmos. Avec en prime cette phrase inoubliable de Jean Paul II me disant : “Vous avez utilisé la couleur comme ciment de la foi et de l’espérance.”»
Demain
«J’ai l’impression d’être aujourd’hui dans un état d’urgence comme je l’étais dans les années 1970, avec ce sentiment de conquête et de réinvention. Ce chaos que nous vivons avec cette crise sanitaire offre peut-être l’opportunité pour toute une génération en devenir de prendre le pouvoir. Parmi les nouveaux designers, j’aime particulièrement Charles de Vilmorin, en qui je retrouve mes années d’émergence et cette affirmation d’un style à l’instar des dogmes et autres tendances.
La révolution digitale est une chance pour les jeunes créateurs. Je suis fasciné, par exemple, de voir qu’un petit label de mode peut trouver son audience sur Instagram. Et je constate avec plaisir que les disciplines se décloisonnent de plus en plus, que l’on peut devenir protéiforme avec son smartphone : dessiner, jouer de la musique, monter des vidéos… Alors quand un ado me demande des conseils sur le futur, je lui réponds de se construire sur ses doutes, mais aussi de se chercher à travers le plus de champs possibles. Car la transversalité – ce combat qui m’a habité toute ma vie – est, selon moi, la clé de la modernité. Celle qui permet de se projeter sans jamais se laisser enfermer.»
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