ITS Arcademy de Barbara Franchin est le premier musée dédié à la jeune création mode internationale

  • ITS Arcademy, premier musée de la jeune création mode en Europe
  • Olivier Saillard, curateur de la première exposition d’ITS Arcademy
  • ITS Arcademy et la possibilité d’un musée vivant et démocratique
  • Ouvrir d’autres voies à la jeune création

Barbara Franchin n’est peut-être pas très grande, mais on ne lui collerait pas l’étiquette « petit bout de femme » pour autant. 

C’est peut-être son allure, l’intelligence de ses yeux, l’auburn flamboyant de ses cheveux et cette voix, la voix de quelqu’un qui n’a pas besoin de crier pour se faire entendre. 

Fin novembre 2022, nous sommes à Trieste pour la rencontrer, car Barbara Franchin s’apprête alors à ouvrir les portes du premier musée de la mode contemporaine en Italie. Le plus ? Il est consacré à la jeune création internationale. 

Une position que cette femme d’une quarantaine d’années juge « inconfortable » : « Nous avons une responsabilité et je ne sais pas si nous sommes prêts à l’assumer. On ne devrait pas avoir un seul musée de mode en Italie, mais si on a pu le faire, c’est parce que nous sommes libres. Contrairement à Milan ou Rome, ici on ne se bat pas pour le pouvoir mais pour faire les choses ».

ITS Arcademy, premier musée de la jeune création mode en Europe

Trieste n’est pas la ville que l’on cite en premier lorsqu’il s’agit de visiter l’Italie. Située au nord-est du pays, celle qui n’est autre que la capitale de la région Frioul-Vénitie-Julienne a longtemps été le centre de l’Europe, la ville que des monarchies ont voulu s’arracher bougeant ses frontières au gré de leurs batailles.

Autour de cette ville frontière, la Slovénie, la Croatie et l’Autriche, pays dont l’esthétique pèse fortement sur son architecture.

Barbara Franchin : « Lorsque nous avons commencé en 2002, le mur de Berlin n’était pas tombé depuis si longtemps. C’est à cette époque que les frontières ont changé de fonction. Avant, nous étions la véritable frontière entre l’Est et l’Ouest. C’est important d’être à la frontière. Nous sommes à la frontière et au centre de l’Europe ».

C’est à Trieste que Barbara Franchin a vu le jour, à Trieste qu’elle a construit une identité politique forte, à Trieste aussi qu’elle a pris le goût de faire la mode et donc à Trieste qu’elle a ouvert, ce 18 avril dernier, les portes du musée de mode contemporaine ITS Arcademy.

« Les jeunes créateurs sont mon oxygène, ils pensent que tout est possible » – Barbara Franchin

Son nom, le musée le doit au concours de mode dédié à la jeune création et créé par Franchin il y a de cela 20 ans, le ITS Contest.

Le bac en poche, elle se rend dans un atelier de création pour faire sa robe de fin d’année, une étape importante pour un jeune étudiant en Italie.

« Je suis entrée et n’en suis jamais ressortie », sourit-elle lorsque je l’interroge en janvier lors d’une interview en vidéoconférence. « J’y suis allée tous les jours avec pour excuse le fait d’avoir quelque chose à faire réparer. Au bout d’un mois, j’ai proposé à cette fille d’ouvrir une grande boutique-atelier avec moi.Ld lieu a fermé aujourd’hui mais c’est grâce à lui que je me suis intéressées aux jeunes créateurs, d’abords régionaux puis à ceux de l’autre côté de la frontière, en Croatie, Slovénie et Autriche. Le concours était né. Cela a été et reste ma plus grande aventure. À l’époque il n’y avait que le Festival d’Hyères, mais au bout de 10 ans, beaucoup ont ouvert ces concours ».

Parmi les gagnants du concours ITS, on retrouve des noms comme Demna Gvasalia de Balenciaga, Peter Pilotto, Mathieu Blazy chez Bottega Veneta, Richard Quinn ou encore Nicola Di Felice de Courrèges. Mais Pour Barbara Franchin, le name droping n’a pas de raison d’être : « les gagnants sont les dix premiers finalistes de chaque édition ».

ITS est le projet d’une vie, les participants au concours les enfants à qui elle donne une plateforme pour exister. « Les jeunes créateurs sont mon oxygène », commence-t-elle à expliquer, « Ils pensent que tout est possible. Ensuite, on grandit et on oublie. Mais à cet âge, l’énergie, le potentiel… Et ils sont sans compromis, parce qu’ils ne savent pas encore ce que cela veut dire ».

Le but est de présenter ce que nous faisons depuis 20 ans à tout le monde. – Barbara Franchin

Compromis, un mot avec lequel Franchin a du mal. Elle est décidée, intransigeante, »una stronza » sourit-elle. Pugnace. Et c’est ce qui explique pourquoi un musée de la mode s’ouvre en dehors d’une des grandes villes de la mode et de l’esthétique en Italie et en Europe.

Pendant 20 ans, donc, Barbara Franchin a collecté et préservé les moodboard et des pièces envoyés par les participants à son concours. « J’ai respecté le fait que les gens nous envoient un projet créatif même si, en soit celui-ci n’a aucun avenir il donne une idée de ce qui se passe dans le monde créatif et c’est aussi un miroir de la société, un laboratoire pédagogique de différentes nationalités ». Des archives aujourd’hui fortes de plus de 40 000 éléments qui servent de fond au musée.

C’est Via della Cassa di Risparmio, 10, entre le Grand Canal et le Port de Trieste que ce dernier s’est niché, dans les locaux d’une banque locale.

Un espace de 1500 mètres carrés qui a vu le jour grâce à un concours de circonstance ; le soutien financier de l’Union européenne pour les projets créatifs, l’engouement des personnalités politiques locales et le soutien de la fondation bancaire qui l’héberge aujourd’hui.

« C’est un projet en cours depuis dix ans. Alors d’abord, on pleure ; de bonheur comme de peur. Après on commence le travail. Cela a été un long processus entre moi et Michele de Facchinetti, l’architecte. Nous nous sommes beaucoup disputés », se souvient Barbara Franchin, « Pour moi, un musée est pour tout le monde, en mouvement. Lui voulait quelque chose de minimaliste. Si vous avez 10 000 mètres carrés peut-être, mais le but est de présenter ce que nous faisons depuis 20 ans, à tout le monde ».

Olivier Saillard, curateur de la première exposition d’ITS Arcademy

Le résultat est un musée de 9 pièces qui se traverse comme un labyrinthe et dans lequel la jeune création n’a rien perdu de son souffle.

La première salle donne le ton avec une vidéo au message clair : nous, les êtres humains, sommes faits pour créer. « Nous espérons que découvrir la créativité des autres révélera celle que beaucoup cachent pour des raisons sociales et/ou personnelles », synthétise Franchin.

Il faut encore traverser deux pièces avant d’arriver à l’espace de galerie. La première rappelle, en vidéo l’histoire du concours de mode et la seconde, le « cœur du musée », présente de manière interactive les portfolios – réalisés à la main – des jeunes créateurs. Feuilletonnage digital, vidéos qui expliquent les travaux réunis, l’endroit est ni plus ni moins le paradis pour qui s’intéresse à la mode où cherche une manière de la comprendre.

À ITS, on peut voir 20 ans de jeune création. Avant qu’elle ne soit corrompue par le système et par les obligations. – Olivier Saillard

« Notre objectif était de rendre l’expérience intéressante pour un public large et diversifié », commence Michele de Facchinetti dans un e-mail, « Nous voulons que le musée soit riche, passionnant et pas seulement pour ceux qui s’intéressent à la mode ou au design. Les technologies numériques sont une merveilleuse aide à la narration, elles permettent que les visiteurs soient une partie intégrante de l’expérience sans détourner l’attention du travail des jeunes créateurs ». 

Passé cette pièce, direction la galerie divisée en deux espaces qui abritent cette première exposition dont la curation a été faite par Olivier Saillard.

« Il y a quelque chose de très intimes dans tous ces travaux. Beaucoup de ces jeunes créateurs ou néophytes parlent de leur vie personnelle, de leurs troubles, de leurs cauchemars, de leurs rêves… C’est joli, comme une forme d’art brute de la mode. On peut dire ce n’est pas portable mais c’est un condensé d’imagination », commence à nous expliquer le commissaire d’exposition lors d’une rencontre en janvier dernier.

L’homme jouit d’une réputation de taille dans la mode. Après tout c’est lui qui, le premier, a remis sur le devant de la scène le pouvoir des archives de mode.

D’abord au musée de la mode de Marseille, puis en tant que directeur des expositions mode du Musées des Arts Décoratifs avant de prendre la direction du Palais Galliera en 2010.

Un poste qu’il occupera pendant 8 ans avant de prendre la direction du chausseur Weston et de la Fondation Azzedine Alaïa.

C’est en 2017, l’année où il présente l’exposition « Le musée éphémère de la mode » au Palazzo Pitti, qu’Olivier Saillard rencontre Barbara Franchin.

Quand elle le recontacte, près de trois ans plus tard, pour arpenter ses archives le curateur découvre ce qu’il nomme lui-même « un fond unique ».

Il explique : « À ITS, on peut voir 20 ans de jeune création. Avant qu’elle ne soit corrompue par le système et par les obligations. Je trouvais bien de regarder ce qui fait le début d’une œuvre ».

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, c’est avec soulagement que Franchin a vu Saillard sélectionner les pièces qui forment la première exposition.

Elle explique : « J’avais envie de travailler avec Olivier depuis longtemps. Il a, je trouve, une relation saine avec la mode. Nous partageons la même affection et le même détachement pour la mode. L’exposition qu’il a créée est importante parce que les gens pourront autant voir que ressentir. Comprendre que la mode touche à plus de choses qu’on ne le pense ».

De son côté, le curateur a travaillé à l’instinct, sans l’aide du Sismographe – la base de données construite par Franchin qui identifie par mots-clés les thématiques qui animent la jeune création internationale.

On ne peut pas apprendre sans faire. – Barbara Franchin

Pour cette première exposition d’ailleurs intitulée The First Exhibition, 20 years of contemporary fashion, la célébration des archives qui était de rigueur.

Montrer le meilleur dans une scénographie qui laisse à penser que l’exposition est encore en cours de préparation comme l’indiquent les caisses et parois qui encadrent les silhouettes réunies pour l’occasion en écoles d’expressions.

« Futuriste avec des vêtements noirs et architecturés, plus expressionnistes avec un travail de laine, de broderies… La différence de Barbara [comparé à d’autres concours] c’est qu’elle a gardé en archive des vêtements de jeunes créateurs. Il y a beaucoup de créateurs comme Jean Paul Gaultier ou Christian Lacroix, dont on aimerait bien voir les premiers travaux. Là, il y a une idée de la première fois qui est vraiment touchante ».

À ces 5 premières salles, s’ajoute le conservatoire, lieu de rencontres, et 3 autres pièces qu’on peut considérer comme le deuxième cœur battant du musée : les ateliers.

C’est ici que Franchin et son équipe proposeront des résidences et un accès au public pour non seulement faire réparer leurs vêtements, mais aussi faire des vêtements.

Plus, il sera également possible d’apprendre les techniques que les jeunes créateurs ayant participé au concours ont utilisées pour réaliser leurs silhouettes.

Barbara Franchin : « Les musées sont des espaces unilatéraux où il n’y a ni échange ni bruit. Mais pour moi, ça ne devrait pas être ça. On ne peut pas apprendre sans faire ».

ITS Arcademy et la possibilité d’un musée vivant et démocratique

Si ces dernières années les expositions de mode ont la cote au musée, il est de plus en plus rare d’en trouver challengent vraiment le regard que l’industrie porte sur elle-même. 

Comme nous le confirmera Olivier Saillard, les choses ont bien évolué en deux voire trois décennies : « Quand j’ai commencé, les créateurs ne voulaient pas mettre les pieds dans les musées. Ils étaient tellement satisfaits des défilés, des moments de vie, ils voyaient le musée comme un premier pas dans le cimetière de la mode. En 20 ans ça changé, quand je suis parti du Galliera, c’étaient les créateurs qui m’appelaient pour avoir des expos et maintenant quand ils ont travaillé 15 ans, ils en veulent déjà une ». 

Maintenant, que tous les créateurs et couturiers ont eu leur monographie, il faut passer à autre chose parce qu’on n’en peut plus. – Olivier Saillard

La baisse des aides de l’état d’un côté et l’utilisation de l’exposition pour assoir une identité de marque ou un storytelling par les marques de l’autre ont plus ou moins laissé les musées de mode à la merci de l’industrie. 

« Maintenant, que tous les créateurs et couturiers ont eu leur monographie, il faut passer à autre chose parce qu’on n’en peut plus », résume Olivier Saillard. « Il faut refaire des musées qui parlent d’histoire, de créations, qui ne parlent pas forcément de noms connus. Peut-être que c’était une étape nécessaire, et peut-être que j’ai été fautif aussi, mais maintenant, il faut revenir à ce qu’est un vêtement ». 

C’est d’ailleurs ce à quoi il s’échine depuis quelques années à travers ses performances vestimentaires pour lesquelles il collabore avec Tilda Swinton, Charlotte Rampling, des mannequins… Pour lui, il est temps de construire un musée vivant. 

Une vision que partage Barbara Franchin même si pour elle le musée doit être une sorte de chimère tentaculaire qui traverse le temps et l’espace pour rassembler le plus de monde possible. Un musée véritablement démocratique.

Lors de notre conversation en janvier 2023, elle avait décidé d’offrir les visites par des guides gratuitement pendant 1 mois et dès l’ouverture. 

Aussi, elle mettait en place le ITS Bus, soit un car aménagé en atelier qui circulera – dès la fin d’année – dans les banlieues de Trieste pour permettre à celleux qui vivent en périphérie de profiter des services du musée. 

« Nous savons que les gens qui vivent en banlieues ne viendront pas au musée, il faut donc l’emmener à eux », explique-t-elle simplement. 

Un musée contemporain doit être ouvert, aller à la rencontre des gens peu importe leurs cultures ou leur niveau de conscience. – Barbara Franchin

Un dispositif rare pour un musée et qui remet le savoir-faire, la technique, l’apprentissage et la transmission au centre. 

Barbara Franchin : « Un musée contemporain doit être ouvert, aller à la rencontre des gens peu importe leurs cultures ou leur niveau de conscience. Il doit mêler information et plaisir ». 

Le curateur insiste quant à lui sur le fait qu’un musée doit « se souvenir du passé » : » C’est important pour les jeunes générations ou les gens qui ont perdu la mémoire – et il y en a beaucoup dans la mode. On ne peut pas piller tous les créateurs… C’est ça qu’un musée peut faire, il a une mission culturelle, éducative. Je continue de penser que la mode est un art, les grands créateurs sont des artistes. La protection du passé est la mission la plus importante pour un musée ».

Ouvrir d’autres voies à la jeune création

Fin janvier 2023, un article de The Cut revient sur la disparition du label Pyer Moss des radars mode fait polémique.

S’il pointe surtout du doigt certains manquements du designer, l’article soulève aussi la question de la jeune création et la pression qu’elle subit pour être rentable.

Un débat important à l’heure où nombreux sont les concours ouverts à ces créateurs qui rêvent de pérenniser leurs labels dans une industrie déjà saturée de vêtements et d’images.

Créer un musée qui leur est dédié, avant même que leur nom n’ait eu la chance de véritablement entrer dans l’histoire de la mode, change la dynamique mercantile mise en place par l’industrie.

Olivier Saillard : « C’est important de leur trouver des moyens de diffusion ou de ventes adaptés. Un jeune créateur ne peut plus faire face à des grands groupes mais il pourrait avoir envie de faire deux robes, de les vendre ou de les montrer et pas plus. L’idée de réussite ne devrait pas seulement s’attacher à un objet, à la question financière. Il faut renouer avec un système plus proche de l’art ou de la photo ; des œuvres uniques à des moments uniques ».

« On accorde trop d’importance au succès alors qu’il s’agit d’un moment temporaire », exprime quant à elle Barbara Franchin. « Chez ITS, nous voulons partager les histoires de ces créateurs. Qui sommes-nous pour dire qui a les plus intéressantes ? Nous devons revenir à la fonctionnalité et à l’idée de produire de la beauté ».

Nous avons décidé de garder le côté spécial de la mode. Son commencement. – Barbara Franchin

Dans les collections des musées aussi le star-system a un impact comme précise de son côté Olivier Saillard : « Si on prend les musées français, ils viennent un peu tard, quand les gens sont révélés. À moins d’un conservateur très acharné. Avec ITS Arcademy, Barbara a quelque chose de l’ordre des prémices. Elle peut occuper une place intéressante à condition que les collections se régénèrent, se renouvellent ».

Finalement ce qu’offre ITS Arcademy et les initiatives lancées par Barbara Franchin autour de ce projet d’envergure, ce sont des possibilités. De celles qui œuvrent pour un retour de l’humain, des émotions et de la lenteur dans la mode.

L’intéressée abonde : « Si je suis là, c’est parce que beaucoup de gens m’ont donné des possibilités. Je pense que si quelqu’un vous donne des possibilités, il est normal d’en donner en retour ». Elle marque une pause, cherchant la meilleure formulation pour décrire ce qui l’anime : « La mode, je l’ai apprise de l’intérieur. C’est un langage commun, une salle de jeux, un métier, une histoire, une culture, des techniques, une évolution… Nous avons décidé de garder le côté spécial de la mode. Son commencement ».

The First Exhibition, 20 years of contemporary fashion
À voir à ITS Arcademy jusqu’au 4 février 2024
Via della Cassa di Risparmio 10, Trieste
De 10h à 18h

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