Fashion dancing : quand la danse infiltre toutes les strates de la mode
Face au temps suspendu du confinement et de ses contraintes, on aspire à la liberté, au mouvement. Pour accompagner cet élan vital, les créateurs allègent et fluidifient les lignes, désentravent les corps, redécouvrent la magie de la danse et redonnent toute son énergie à la mode.
Alber Elbaz avait fait en janvier un retour très remarqué en lançant sa griffe AZ Factory. Dans le film qui accompagne la présentation de sa collection, les filles bougent, dansent la rumba et font des exercices de fitness, revêtues de leggings, tops et minirobes athlétiques à manches ballon. «C’est supertech et superchic», assurait le couturier, tragiquement décédé le 24 avril. Cette collection toute en Lycra et nouvelles microfibres de nylon exprime bien les besoins du moment, avec des jupes drapées et des vestes tailleurs à enfiler en un tour de main sur les tenues sportswear.
«J’ai pensé à toutes ces femmes qui doivent aller dehors après leur séance de yoga ou se tenir prêtes pour un zoom improvisé», disait-il. En accompagnement de ces tenues, des baskets à bouts pointus, rappelant des escarpins, nommées Sneaky Pumps. On l’aura compris, AZ Factory est un label agité, qui prône confort et mouvement dans un esprit versatile. Un concentré de l’air du temps.
En vidéo, la collection haute couture printemps-été AZ Factory
Renouer avec son corps
Crise sanitaire oblige, ce n’est pas qu’on ne veut pas, c’est qu’on ne peut pas. Salles de sport fermées, télétravail fortement recommandé, espace confiné…, tout nous pousse au ralenti, à l’inertie, à l’arrêt. Alors marcher, bouger, danser ? Une folle envie qui se traduit sans équivoque dans les dressings et dans les propositions des créateurs de mode, qui remettent au goût du jour la tendance athleisure (contraction des mots anglais «athlétique» et «loisir»). L’idée n’étant pas d’aller faire ses courses en jogging au supermarché, mais plutôt de s’habiller confortable tout en retrouvant une certaine allure. D’où l’hégémonie du plat : on n’a pas beaucoup vu de femmes en stilettos ces derniers mois. «La période que nous traversons a conduit à un travail d’introspection et un besoin de renouer avec son corps dans une quête globale de bien-être, de paraître et d’épanouissement, analyse Serge Carreira, spécialiste du luxe et maître de conférences à Science Po Paris. Face à la frustration imposée par la contrainte Covid, ces vêtements qui libèrent le mouvement se réfèrent à des portés qui désentravent les corps et redonnent de l’élégance à la désinvolture.»
L’atheleisure est une tendance cool qui se confirme.
La dernière campagne publicitaire Hermès Fit en est un bel exemple. Dans un film baptisé Start the Movement, elle met en scène les accessoires et les sneakers de la maison avec des mannequins adoptant des postures inspirées de la gymnastique rythmique, de la danse ou des arts martiaux. La griffe Boss vient aussi de lancer, à New York, une capsule hautement sportive en collaboration avec la marque iconique Russell Athletic. Filmée au Gotham Hall de New York, la présentation de la collection avec filles (dont l’inusable Bella Hadid) et garçons s’est transformée en terrain de basket joyeusement survolté.
La crise sanitaire, accélérateur d’un courant sportif esthétique et libérateur qui prône le mouvement ? Sur les podiums du printemps-été, petites vestes de survêt zippées (Miu Miu), shorts de boxe (Coperni), pantalons de jogging en satin (Tom Ford) ou extralarges (Balenciaga), les références athlétiques n’ont pas manqué. Autre symbole métaphorique de cette tendance en marche : la dernière collection d’Hedi Slimane pour Celine, mettant en scène des jeunes filles se déplaçant d’un pas alerte autour d’un stade, habillées de shorts de sport griffés, brassières, cropped tops, hoodies, jeans loose, casquettes et bobs vissés sur la tête. Aux pieds : ballerines plates et sneakers esprit Palladium.
Nul besoin d’être un gymnaste de haut niveau pour renouveler sa garde-robe de bourgeoise. Et si les propositions créatives nous entraînent tout droit vers des Jeux olympiques, elles ne font que répondre aux désirs des consommateurs. Pour preuve, les chiffres affichés par le moteur de recherche Tagwalk sur les requêtes liées au leisurewear (body, maille, legging) : plus 125 % depuis le début de l’année 2021. «À côté de ce courant lié au confort, on constate aussi pour l’automne-hiver 2021-2022 une forte augmentation du tag “fluide”, ajoute Alexandra Van Houtte, la fondatrice de Tagwalk. On est passé de la féminité dominatrice de l’hiver dernier à une féminité beaucoup plus douce, élégante, sensuelle, qui s’exprime la saison prochaine dans des robes fluides ou des pantalons larges, dans lesquels on va vraiment pouvoir bouger, tournoyer, danser. Car s’il y a un espace où l’on ne veut plus être contraint, c’est bien celui du vêtement.»
Des défilés chorégraphiés
Épicentre des envies du moment : la danse, emblème de notre libération à venir, devenue la star d’Instagram pendant le confinement. Ce n’est donc pas un hasard si elle s’’st aussi invitée en guest star récurrente dans les collections récentes. Chez Isabel Marant, un tumulte de corps s’est déchaîné, en octobre dernier, autour de ses mannequins pour son défilé printemps-été. Celui du collectif (La) Horde, un groupe de danseurs exprimant, face à l’ennui du moment, un désir brûlant de sortir et de s’évader.
Lors de la dernière Fashion Week, présentant en 100 % digital les collections de l’automne-hiver prochain, il a bien fallu aussi créer du mouvement pour donner vie aux vêtements derrière les écrans. Dries Van Noten a ainsi invité la chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker et les danseuses Marie-Agnès Gillot, Letizia Galloni et Laura Maria Poletti à virevolter sur la scène d’un théâtre anversois. Leurs gestes saccadés et sensuels à la fois se sont exprimés dans des robes fluides, embellies de perles et de plumes, des pantalons évasés, de grands manteaux ouverts et des jupes crayon, comme liquides, recouvertes de sequins rouge ardent. «Cette saison, je voulais souligner le mouvement et l’émotion, explique le designer anversois. Pour l’émotion, j’ai regardé le maître du genre, Pedro Almodóvar. Pour le mouvement, c’est l’univers de Pina Bausch qui m’a inspiré. J’adore dessiner des vêtements pour la danse, des vêtements qui exagèrent le mouvement.»
Chez Dior, Maria Grazia Chiuri a aussi convié des danseurs, dont les gestes chorégraphiés par Sharon Eyal (avec laquelle la créatrice a collaboré à plusieurs reprises) s’associent aux pas des mannequins qui défilent dans la galerie des Glaces du château de Versailles. «La danse, sous toutes ses formes, me plaît énormément. C’est une merveilleuse discipline, un langage extraordinaire qui utilise le corps, le façonne, le transforme, le rend fragile et puissant à la fois. Je suis fascinée par cette énergie, qui s’appuie sur un enseignement rigoureux pour se déployer avec la plus grande liberté, explique la directrice artistique des collections femme de Dior. Tout comme la mode, la danse nous conte des histoires à travers l’expression des corps. Les deux disciplines ont beaucoup en commun : la mode part elle aussi du corps, explore son potentiel, ses limites et inclut dans sa réflexion les formes et les mouvements.»
Un pont entre deux
Les liens entre la mode et la danse ne datent pas d’hier, mais si cette dernière colonise autant la fashion sphère cette saison, il y a bien une raison. «À une époque où l’isolement est à l’ordre du jour, le langage corporel devient la seule expression possible», analyse Pamela Golbin, historienne et curatrice d’expositions mode. La danse, un exutoire ? En 2014, une assemblée médusée assiste au défilé de la collection printemps-été d’Alexander McQueen. Inspiré du film, On achève bien les chevaux, de Sydney Pollack, qui évoquait les marathons de danse organisés pendant la Grande Dépression, le podium de l’enfant terrible britannique se transforme en une piste chorégraphique sur laquelle ses mannequins virevoltent et courent jusqu’à l’épuisement.
Dernièrement, pour présenter sa collection hiver, Felipe Oliveira Baptista, directeur artistique de Kenzo, a aussi convié ses mannequins à danser spontanément sur la piste du Cirque d’Hiver de Paris. «La danse n’est pas très éloignée du langage des créateurs de mode, reprend Pamela Golbin. Tout au long du XXe siècle et jusqu’à aujourd’hui, ces derniers ont toujours tissé des liens créatifs avec cet art de la scène. On peut citer Christian Dior et Roland Petit, Coco Chanel et Serge Diaghilev, parmi les plus connus, mais il y a aussi les collaborations de Valentino avec le New York City Ballet, de Christian Lacroix avec l’Opéra de Paris, d’Erdem avec le Royal Ballet de Londres, ou encore de Jean Paul Gaultier et Régine Chopinot. Les couturiers comprennent les corps des danseurs, leurs besoins, leurs exigences de confort et de mouvement. Pas étonnant, donc, qu’ils expriment si bien la mobilité dans cette période d’immobilité un peu forcée.»
Le langage de la sensualité
Dans cette optique, Hermès a été encore plus loin pour la présentation de sa ligne femme automne-hiver. La maison de la rue du Faubourg-Saint-Honoré a livré, en cette saison figée, un triptyque de performances en trois actes, filmé par le cinéaste Sébastien Lifshitz, et qui, diffusé sur Internet, permettait aux spectateurs de franchir simultanément les océans.
Prologue : à New York, à l’Armory Show, avec une danse orchestrée par la chorégraphe américaine Madeline Hollander autour du rythme des pas des New-Yorkais. Puis, deuxième volet, où les mannequins défilent dans le bâtiment de la garde républicaine, à Paris. Enfin, dernière étape, à Shanghai, avec une chorégraphie signée de la Chinoise Gu Jiani. «La situation nous demandait de faire davantage qu’un défilé, confirme Nadège Vanhee-Cybulski, la directrice artistique des collections femme de la maison. Pour le volet dansé new-yorkais, c’est la fascination de Madeline pour la gestuelle qui m’intéressait. Je pensais que ce serait parfait pour l’ouverture du triptyque et j’étais curieuse de voir comment elle allait s’emparer de la collection, l’interpréter. Cette relation entre les vêtements, nos corps et nos attitudes m’intéresse au plus haut point, j’y pense beaucoup au moment de dessiner une collection.»
La chorégraphe Madeline Hollander explique de son côté : «J’avais déjà travaillé avec la maison Hermès, lors d’un événement à New York, en février 2020, pour lequel j’avais imaginé une chorégraphie autour du carré de soie. Dans le cadre de ce triptyque, il fallait trouver un point d’équilibre entre la gestuelle, le mouvement, la démarche et la chorégraphie. Je savais que tout cela devait entrer dans un dialogue naturel, organique et sensuel.» Le mouvement face à l’enlisement, l’énergie face à l’inertie. Car comme le souligne encore Nadège Vanhee-Cybulski : «Il y a urgence à se réanimer, à retrouver la vie.»
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