Comment arrêter la fast-fashion ?
Tous les soirs ou presque, c’était pareil. En heureuse résidente du 15e arrondissement de Paris (si, si, c’est possible), je rentrais chez moi en choisissant de descendre à la station La Motte-Picquet-Grenelle.
Un choix peu anodin puisque je savais pertinemment que cela m’obligerait à arpenter la si bien nommée rue du Commerce et ses foisonnantes boutiques de vêtements.
Et ça n’y manquait pas : d’emblée, je plongeais dans la gueule du loup et entrais l’air de rien dans le Zara situé au début de la rue, pour en sortir rarement les mains vides malgré mon budget d’étudiante. Je me souviens de tendre l’air faussement confiant ma CB et d’en taper le code le cœur battant en attendant d’y voir apparaître les deux mots magiques a.k.a. « PAIEMENT ACCEPTÉ », de faire parfois des chèques en bois quand ils n’apparaissaient pas et de repartir, mi-honteuse, mi-victorieuse, mon sac rempli de fringues made in Bengladesh au bout du bras.
Et 10 ans après, qu’en reste-t-il ? Rien, évidemment. Car la projection sur le long terme n’est de toute façon ni l’objectif poursuivi par les enseignes de la fast-fashion, qui ne cherchent qu’à suivre le zeitgeist des tendances éphémères, ni celui de l’acheteuse compulsive que j’étais et que nous sommes encore nombreuses à être.
Les sujets sont comme « possédés » par cette envie, qui s’apparente au besoin de drogue ou d’alcool.
En effet, on estime de 1,1 % à 2 % le pourcentage de la population mondiale étant atteint d’oniomanie, ce « first world problem » qui renvoie à l’ensemble des comportements excessifs et difficilement contrôlés rencontrés face aux dépenses et achats en tout genre. Dans le cas des femmes, 96 % de ces pulsions vécues comme irrésistibles surviennent dans des boutiques de vêtements et, comme on peut le deviner, plutôt dans des enseignes de fast-fashion.
On entre, on voit, et on est prises d’une envie irrépressible de s’approprier ce qui se présente à nous, avec en filigrane l’expression d’un anxiogène FOMO (Fear Of Missing Out, ou peur de laisser passer une occasion) face à l’idée même de repartir sans ledit vêtement. Délaissé rapidement, voire parfois jamais utilisé, et très rapidement remplacé, ce dernier ne fera ironiquement l’objet que de peu d’attention une fois rapporté à la maison. Mais que se passe-t-il au juste dans notre cerveau pour qu’il en vienne à de tels tourments ?
Addiction et société de consommation
À en croire les chercheurs Gilles Valence, Alain d’Astous et Louis Fortier, si le consommateur impulsif est effectivement envahi d’un désir soudain et spontané d’acheter, le compulsif, lui, cherche à lutter contre des tensions internes, des angoisses incontrôlables, bref, des blessures psychologiques à ne pas prendre à la légère pouvant conduire à des schémas relevant de l’addiction.
Les achats compulsifs suscitent une impression d’euphorie et à chaque nouvel achat, le sujet se promet de ne plus recommencer… pour passer outre le lendemain.
« Les sujets sont comme ‘possédés’ par cette envie, qui s’apparente au besoin de drogue ou d’alcool », explique le psychologue clinicien Pascal Couderc, spécialiste des addictions. « Les achats compulsifs suscitent une impression d’euphorie et à chaque nouvel achat, le sujet se promet de ne plus recommencer… pour passer outre le lendemain », poursuit-il, soulignant que de tels comportements sont a fortiori présents chez les personnes souffrant de dépression ou de symptômes dépressifs.
« Ils accusent des sentiments d’infériorité et cherchent une compensation à une existence qu’ils voient comme médiocre. L’acheteur pathologique recherche finalement une émotion positive pour compenser une émotion négative, une frustration qu’il ne sait canaliser ». Problème : sauf preuve du contraire, il ou elle ne va pas la trouver dans un pull en cachemire à 59,99 € TTC, aussi doux soit-il.
Il va sans dire que le fonctionnement de la société dans son ensemble encourage les achats compulsifs, avec une tentation qui est permanente : l’impulsivité du consommateur est sollicitée par tous les moyens et les choses sont moins achetées pour leur utilité que leur valeur émotive et symbolique.
Mais c’est pourtant ce que lui fait croire la boutique de fast-fashion en question et a fortiori la société de consommation dans laquelle il vit, d’autant plus que l’oniomanie se révèle généralement avec des objets à prix réduits. « Il va sans dire que le fonctionnement de la société dans son ensemble encourage les achats compulsifs, avec une tentation qui est permanente : l’impulsivité du consommateur est sollicitée par tous les moyens et les choses sont moins achetées pour leur utilité que leur valeur émotive et symbolique ».
C’est d’ailleurs en raison de ce dernier point qu’on résistera difficilement à cette pâle copie du bomber Gucci de l’an dernier ou ces “fausses” ballerines Prada : pour quelques dizaines d’euros, ces pièces nous donneront-elles aussi la sensation d’appartenir au petit clan fermé du luxe ? Un sentiment dopé par une industrie du prêt-à-porter fondée sur le principe même de l’obsolescence programmée et d’une fast-fashion qui renouvelle ses collections tous les 15 jours ouvrés. Bref, le casse parfait. Alors comment s’en libérer ?
Prise de conscience et détox
Première étape : prendre conscience que l’on a effectivement un problème. S’il ne se passe pas une semaine sans que l’on achète un T-shirt ou une paire de chaussures, on peut commencer à se poser quelques questions. Pire encore, si l’on consulte ses comptes bancaires et qu’on constate que ses quelques incartades pèsent sensiblement sur nos finances ou nous empêchent de payer à temps notre loyer ou de manger à notre faim, on peut dans ce cas réellement s’inquiéter.
Le déclic peut également passer par une « détox closet » approfondie façon Marie Kondo, en vidant complètement votre dressing et en vous demandant, pièce par pièce, si vous l’avez déjà portée, combien de fois et surtout si vous comptez la reporter dans un futur proche. Si la pile des vêtements/chaussures/accessoires que vous n’avez ou ne voulez jamais enfiler dépasse allègrement celle que vous portez fréquemment, il est sérieusement temps de vous désintoxiquer.
Une fois la compulsivité conscientisée et, en fonction de sa gravité, on peut songer à demander une aide extérieure, auprès d’un psychologue par exemple, au cas où on aurait par mégarde confondu un passage chez H&M par une séance sur le divan, bien que le montant de la visite puisse y être équivalent.
En parallèle, on peut opter pour des mesures de bons sens comme, par exemple, éviter de passer par la rue où se succèdent toutes vos enseignes préférées ou, le week-end faire un premier tour en magasin sans moyen de paiement à portée de main et revenir – si et seulement si – on trouve une pièce dont on a réellement besoin.
D’ailleurs, s’interroger sincèrement sur la nécessité avérée d’acquérir une nouvelle pièce en cabine d’essayage, vérifier sa compatibilité avec notre dressing en l’intégrant au moins à trois silhouettes dès son retour chez soi ou se donner une semaine pour la porter au moins une fois sous peine de la retourner au magasin permet aussi de réduire sensiblement sa consommation de mode cheap et (pas toujours) chic.
Lire les étiquettes de fabrication et se projeter dans les conditions de travail de ceux et celles qui ont réalisé la pièce qu’on a entre les mains se révèle aussi un moyen efficace de nous aider à la reposer en rayon. Pour cette même raison, on peut aussi décider de lui tourner le dos, au moins temporairement, en troquant ses visites chez Zara pour les boutiques de seconde main, du dépôt-vente solidaire du coin aux friperies branchés (ou non) de son quartier.
On fait du vintage son nouveau mantra et on joue les remakes des réunions Tupperware d’antan en organisant, entre amies, des échanges de vêtements qui ont le mérite de nous faire rafler de nouvelles pièces, sans lâcher un centime et tout en préservant l’environnement. De quoi refaire de la quête stylistique un moment convivial, enthousiasmant et divinement plaisant.
*Alain d’Astous, Gilles Valence et Louis Fortier, “Conception et validation d’une échelle de mesure de l’achat compulsif”, dans “Recherche et Applications en marketing”, 1989.
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