Ce que le Sofagate dit de la situation des femmes en Turquie

Après le « sofagate », Deniz Gamze Ergüven, la réalisatrice de « Mustang », décrypte pour nous la situation des femmes dans son pays d’origine.

« Ces derniers jours, je lis que le couac diplomatique autour d’Ursula von der Leyen serait un “problème exclusivement turc”. L’incident a même été surnommé “le sofa à la turque”. Or, cette affaire n’a rien de “turque” pour moi. En France, en Europe, la presse a tendance à réduire la Turquie à son président, Recep Tayyip Erdogan. Erdogan, c’est un peu ce que fut Trump aux États-Unis, quelqu’un qui galvanise la moitié d’une société extrêmement polarisée. Mais il existe une autre moitié, la Turquie kémaliste, de tradition laïque [du nom d’Atatürk, Mustafa Kemal, le fondateur du pays, ndlr]. Atatürk avait d’ailleurs donné aux femmes une place centrale et elles ont pu voter dès 1934, dix ans avant la France. On a tendance à l’oublier. Les femmes ont pu mener une vie égale à celle des hommes dès cette époque. Ainsi ma grand-mère, une orpheline issue d’un milieu populaire, a reçu une éducation exceptionnelle en Turquie, puis elle est devenue boursière Fulbright aux États-Unis. Mon père, kémaliste lui aussi, nous a appris à ma sœur et à moi à ne jamais ressentir aucune limite liée à notre genre, dans nos ambitions comme dans notre vie. Je suis un pur produit de cette Turquie-là. Aujourd’hui, cette autre moitié du pays est muselée, piétinée, ignorée en Turquie comme ailleurs. Les figures d’opposition sont soit en prison, soit en exil. Il reste malgré tout dans la société civile des personnes qui se battent, chaque jour, pour préserver la liberté et cette tradition, ces valeurs laïques, démocratiques du peuple turc.

Ce que l’on vit aujourd’hui est une terrible régression : en 2020, il y a eu plus de 300 féminicides en Turquie. Et Erdogan s’applique à normaliser la brutalité à l’égard des femmes. Ses prises de parole comme ses actions à ce propos sont réfléchies. Il sait que les droits des femmes sont une question ultrasensible pour la part laïque du pays. C’est un bouton sur lequel il appuie pour hystériser le débat, comme tout bon populiste 2.0 qu’il est. Les premières années, je bondissais à chacune de ses attaques sur le sujet. Avec le temps, j’ai appris à chercher ce qu’il tentait de dissimuler : il y a toujours une manœuvre militaire ou institutionnelle en cours. Il s’agit de faire diversion, comme le décrit l’écrivaine Ece Temelkuran. C’est la même stratégie qu’il utilise avec les Européens, en jouant sur leur peur séculaire de l’Empire ottoman. La manœuvre fonctionne, même si elle est grossière. Qu’il réussisse à réactiver ces instincts-là chez les Européens me désespère, mais cette fois-ci pour eux. »

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