Alber Elbaz : "Il n’y a rien de plus déprimant que la perfection"
Depuis son départ brutal de chez Lanvin en 2015, le créateur star sétait tenu éloigné de la planète mode. Il avait ensuite signé une collection capsule de sacs et de mocassins pour Tod’s et multiplié les projets en grand secret. À l’occasion de la mort du couturier, ce samedi 24 avril, retour sur cet entretien réalisé avec lui le 12 juillet 2019 dans Madame Figaro.
Un créateur encensé et une si longue absence. Avec sa mine de garnement, ses nœuds papillon et ses lunettes à grosse monture noire, Alber Elbaz, reconnaissable entre tous, est une figure de la mode. Appelé par Pierre Bergé, il fut le premier à faire du Saint Laurent après Saint Laurent. Puis, au début des années 2000 et pendant près de quinze ans, Elbaz a mené la maison de couture fondée par Jeanne Lanvin jusqu’aux sommets. Son style glamour et sensible, ses robes sublimes et sa personnalité irrésistible ont fait des merveilles, réveillant la belle endormie pour en faire l’une des marques les plus désirées au monde. Jusqu’à son départ fracassant, un jour d’octobre 2015, à la suite d’un profond désaccord avec la propriétaire, la femme d’affaires taïwanaise Shaw-Lan Wang .
Un événement qui avait profondément marqué le milieu, tant « Alber de chez Lanvin », comme il aimait à se présenter, était devenu indissociable de la marque centenaire. Mieux, une légende. Poussé vers la sortie avant la fin de son contrat, le designer avait alors disparu. En 2018, pourtant, il finit par obtenir compensation à hauteur de 10 millions d’euros. Ces jours-ci, le créateur israélo-américain de 58 ans prend le temps de vivre. Après deux tours du monde qui lui ont permis de faire le point sur ses envies, le voilà de retour, chez Tod’s. La maison italienne l’invite dans sa Tod’s Factory pour une collection capsule à son image : colorée et joyeuse. Rencontre avec un philosophe à qui la mode a manqué et qui manque à la mode.
Madame Figaro. – Parlez-nous de votre collaboration avec Tod’s…
Alber Elbaz. – J’ai rencontré Diego Della Valle, le PDG de la marque, par l’entremise de deux amies chères, Franca Sozzani et Anna Wintour, respectivement rédactrices en chef du Vogue italien et du Vogue américain. J’ai tout de suite aimé cet homme, un vrai passionné de mode et un bon vivant, comme moi. Au départ, il n’était pas question d’une collaboration. Et puis, un jour, il m’a invité à visiter l’une de ses usines en Italie. Et là, j’ai été immédiatement séduit. L’odeur, les matières… Nous vivons dans un monde où tout est devenu virtuel, et moi, j’ai besoin de concret. J’ai dit oui sans savoir si je serais à la hauteur, car je ne suis pas shoe designer ! Tod’s est célèbre pour ses mocassins de conduite, les fameux Gommino à picots, et je n’ai même pas le permis ! Bref, il y avait là un vrai paradoxe. Mais je trouve ça passionnant, les paradoxes. Il n’y a rien de plus déprimant que la perfection ! Il faut se méfier de la perfection. Car la vie, c’est cette sorte d’électricité créée par ce qui est imparfait.
Avez-vous bénéficié d’une totale liberté ?
A. E. – Totale. Au début, je craignais qu’on ne me demande d’imaginer une énième it shoe. Diego voulait que je fasse une basket. Mais bon, la sneaker, c’est la nouvelle vache à lait de la mode. Je lui ai dit en blaguant : “Diego, tu crois vraiment qu’on a besoin d’une pizzeria de plus à Naples ? Faisons autre chose !” J’ai donc proposé de mixer la semelle d’une basket et le mocassin Tod’s. La mode doit être portable ! Si ce n’est pas portable, ce n’est pas de la mode.
Vous avez manqué à la mode. Où étiez-vous passé ?
A. E. – Je ne vais pas vous raconter ce qui s’est réellement passé chez Lanvin, car je suis un homme élégant. Mais après cet épisode, je ne voulais plus faire de mode. Je détestais même la mode ! J’étais traumatisé. Je voulais autre chose… Mon rêve aurait été de devenir médecin. Mais la mode est le seul truc que je sache faire. Alors j’ai fait un break – deux fois le tour du monde -, j’ai essayé de comprendre le “pourquoi”. Et j’ai regardé la mode en faisant un pas de côté. J’avais envie de voir la jeune génération. On m’a invité à faire le tour des écoles de mode : Polimoda, à Florence, l’Académie du costume et de la mode, à Rome, le Shenkar College, à Tel-Aviv, l’Académie des beaux-arts, à Anvers… Je devais être juré, mais je n’aime pas juger – qui suis-je pour juger ? Je déteste être jugé ! Pour moi, quand il y a un juge, c’est qu’il y a un crime ! J’y suis donc allé pour jouer le rôle de mentor auprès des étudiants, donner un autre regard, de designer à designer. Et je peux vous dire que ces futurs créateurs sont au moins aussi bons que Madame Grès ou Madame Vionnet ! La seule différence, c’est que dans toute sa carrière Madame Grès n’a eu à développer qu’une seule technique, alors que de nos jours on ne peut plus se permettre ce luxe. Quand on doit concevoir une précollection en trois jours, on a beau être un génie et s’appeler Cristóbal Balenciaga, difficile de faire 80 looks !
Justement, quel regard portez-vous sur la mode actuelle ? On parle moins de créateur et plus de curateur, qu’en dites-vous ?
A. E. – Notre job a énormément changé. Nous sommes passés de couturier à designer, puis de creative director à image maker. Moi, je suis profondément un designer. Mais nous vivons dans le monde de l’image et du marketing, et on ne peut l’ignorer. Je pense que nous sommes à un tournant dans la mode, et je suis très optimiste. Le mois dernier, je suis allé à l’hommage rendu à Karl Lagerfeld, au Grand Palais, et j’ai repensé à cette phrase qui m’avait marqué. Karl disait : « Le monde est en perpétuelle évolution, et si vous commencez à critiquer le changement, vous devenez Don Quichotte. » Et moi, je ne suis pas Don Quichotte !
En images, la collection Tod’s – Happy Moments by Alber Elbaz
Ballerines «Happy Birthday» en cuir lisse et logo all over – Tod’s : Happy Moments by Alber Elbaz, 490 euros.
Ballerines «Happy Birthday» en cuir lisse et logo all over – Tod’s : Happy Moments by Alber Elbaz, 490 euros.
Mocassins Gommino «Happy Birthday» en cuir velours ou cuir lisse et logo all over – Tod’s : Happy Moments by Alber Elbaz, 470 euros.
Mocassins Gommino «Happy Birthday» en cuir velours ou cuir lisse et logo all over – Tod’s : Happy Moments by Alber Elbaz, 470 euros.
Comment voyez-vous le virage digital de la mode ?
A. E. – C’est le futur ! Je trouve que la mode devrait s’inspirer du monde des start-up et cesser d’avoir comme point de référence des maisons fondées il y a presque cent ans. Moi, je n’ai pas besoin d’une muse venue des années 1950. Ma muse, c’est la vie. Nous sommes à l’époque des smartphones, des smartcars, alors je crois que le temps de la «smartfashion» est venu. La mode ne doit pas nous raconter hier, elle doit nous raconter aujourd’hui. Et aujourd’hui, le design sort du cerveau des ingénieurs de Palo Alto. Comme disait Monsieur Bergé : « Les bons businessmen sont ceux qui pensent comme des artistes. Et les bons artistes sont toujours de bons businessmen. » D’ailleurs, ces jours-ci, je travaille sur un nouveau projet confidentiel. Je développe des tas de choses dont je ne vous dirai rien – pas la peine d’insister !
Une collection capsule colorée et pop
Alber Elbaz signe une capsule baptisée Tod’s Happy Moments. Il revisite avec inspiration le Gommino, le fameux mocassin de conduite à picots, pièce culte de la maison italienne Tod’s. Il le repense en version ballerine, frappée d’un discret logo, et disponible dans un Colorama plein de peps. Il invente aussi un soulier hybride à semelle XXL, entre basket et mocassin classique. Une gamme de sacs hyperlégers en Néoprène renforce cette collection, livrée en boutique et en ligne en deux temps : une partie de la collection est disponible depuis le 10 juillet, l’autre le sera en septembre.
Que pensez-vous de notre ère du tout-Instagram ?
A. E. – Instagram, c’est la fin du miroir. J’adore ça, et surtout les selfies, car je peux contrôler mon image. Mais je suis plus un voyeur qu’un exhibitionniste… Je ne poste pas beaucoup, parce que je sais que je peux vite devenir accro. En fait, j’ai mis du temps à ouvrir un compte. Quand j’ai rencontré Kevin Systrom (le fondateur du réseau social, NDLR) et que je lui ai avoué que je n’étais pas sur Instagram, son équipe était effondrée. Je lui ai répondu que mes amis n’étaient pas assez photogéniques et que je préférais manger plutôt que prendre des photos au restaurant… Mais quand l’aventure Lanvin s’est achevée, j’ai reçu via Instagram énormément de messages de soutien et même d’amour, ça m’a fait du bien. J’ai vu que ce réseau était aussi un endroit où l’on pouvait se donner la main.
La mode est obsédée par les logos, qu’en pensez-vous ?
A. E. – Le créateur américain Geoffrey Beene, avec lequel j’ai démarré dans les années 1990, m’avait donné ce conseil : « En mode, il y a deux options, soit tu mets des froufrous, soit tu mets un logo. » Je crois que les logos donnent un fort sentiment d’appartenance aux gens et, lorsqu’on est un peu perdu dans un monde qui change, ça aide. Pour Tod’s, j’ai mis un logo, mais discret ! Une autre obsession actuelle de la mode, ce sont les millennials. Je les adore, ils sont très créatifs. Loin de moi donc l’idée de jeter de l’huile sur le feu, mais question : qui s’occupe des mères de tous ces millennials ? Tout le monde n’est pas millennial !
Qu’est-ce qui vous anime aujourd’hui ?
A. E. – Ce qui est important, c’est la liberté. Vous savez, j’ai toujours cru en l’amour, mon précédent job n’était qu’amour, j’avais créé chez Lanvin une maison de l’amour… Mais aujourd’hui je ne dirais pas que je ne crois qu’en l’amour. Je crois davantage au respect.
Cet article, initialement publié le 12 juillet 2019, a fait l’objet d’une mise à jour
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