Violences sexuelles et cancel culture : qui annule réellement qui ?
Le terme est à la mode. Il s’affiche à la une des journaux. Il est (dé)crié sur les plateaux télé. Disséqué à longueur de tribunes. La « cancel culture ». Un concept hérité des États-Unis, bien mal défini la plupart du temps, mais habilement « instrumentalisé contre la parole et les actions de groupes de la population luttant contre les discriminations et les oppressions », selon l’élue écologiste Alice Coffin.
De quoi parle-t-on déjà ? « Au sens littéral, la cancel culture signifierait la culture de l’annulation. Soit le fait de dénoncer publiquement des personnalités ou de dénoncer des propos ou des comportements jugés, a minima, déplacés ; souvent liés au sexisme, au racisme, au handicap… Cette désignation publique a aussi pour but d’amener la personne à réfléchir à ses agissements, parfois il y a également un objectif de boycott », détaille Warda Khemilat doctorante en Sciences de l’information et de la communication à l’Université Côte d’Azur (Nice), spécialiste des mouvements sociaux en ligne.
La chercheuse rappelle que ce terme serait né dans les années 2010 aux USA, après qu’une femme a dénoncé les propos racistes de son patron à son encontre.
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En France la cancel culture synonyme de censure
« Souvent tous les termes liés au féminisme, aux droits des femmes, même aux questions raciales, en France, se retrouvent très galvaudés, continue Warda Khemilat. Bien évidemment, l’expression de cancel culture n’y échappe pas. En France, quand on entend ça sur les plateaux, c’est toujours pour évoquer le fait de dénoncer le comportement d’une personne, mais c’est perçu comme quelque chose qui va nuire à la présomption d’innocence, comme une volonté de vengeance des femmes. L’idée très présente en France serait qu’il s’agit d’un synonyme de censure. «
En France, quand on entend ça sur les plateaux, c’est toujours pour évoquer le fait de dénoncer le comportement d’une personne, mais c’est perçu comme quelque chose qui va nuire à la présomption d’innocence, comme une volonté de vengeance des femmes.
Une censure bien poreuse, du moins en ce qui concerne les auteurs – présumés ou condamnés – de violences sexuelles. PPDA, accusé de viol, d’agression sexuelle ou de harcèlement ? L’émission Quotidien lui offre son plateau et ses milliers d’auditeurs pour se défendre. Roman Polanski, condamné par la justice américaine pour des relations sexuelles non consenties avec une mineure, et depuis accusé par une demi-douzaine de femmes ? Célébré aux Césars, mais aussi dans la presse culturelle lors de la sortie de son dernier film. Gérald Darmanin, accusé de viol, de harcèlement sexuel et d’abus de confiance, mais aussi d’abus de faiblesse ? Ministre de l’Intérieur.
L’élue parisienne Alice Coffin se rappelle de sa surprise lorsqu’elle a mené son action désormais célèbre contre Christophe Girard, adjoint à la mairie de Paris. Ce très proche de Gabriel Matzneff a déclaré n’avoir découvert les viols commis par l’écrivain sur des jeunes filles et garçons qu’à la lecture du livre Le Consentement de Vanessa Springora. Ceux-ci étaient pourtant détaillés dans les ouvrages de Matzneff, qui s’est d’ailleurs ouvertement exprimé à plusieurs reprises sur sa pédocriminalité.
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Une remise en cause massive des puissants
« Notre action visait à demander à la mairie de Paris : tout cela est-il compatible avec son mandat ? Christophe Girard a brandi la cancel culture. C’est une forme d’annulation de toute possibilité de contre pouvoir. On voit ce réflexe à chaque nouvelle révélation concernant un homme de pouvoir. Si la cancel culture signifie la remise en cause bien plus massive des puissants : OUI ! Et tant mieux », lance-t-elle. La militante féministe et LGBT décèle dans ce réflexe de défense un « esprit de corps ».
« L’exemple le plus emblématique reste Gérald Darmanin. Le dispositif de solidarité autour de lui se montre très fort. Quand ça dévisse, c’est parce qu’à l’intérieur du système, des personnes refusent de jouer à ce jeu là. Comme Adèle Haenel et Céline Sciamma dans le cinéma par exemple. » Effectivement, après la cérémonie de février 2020 qui a vu Roman Polanski être sacré meilleur réalisateur, la totalité des membres de l’Académie des Césars a démissionné. Avant que l’instance ne devienne intégralement paritaire et démocratique en novembre dernier.
Même si la dénonciation publique s’avère, en elle-même, peu efficace, elle reste une arme. Ils ne sont pas annulés, mais leur popularité s’en trouve entachée.
Si les auteurs de violences sexuelles ont rarement à répondre de leurs actes – et ne se font donc quasiment jamais « annuler », Warda Khemilat voit quand même dans ce mouvement de cancel culture de quoi espérer. « Certes, ils ne sont pas démis de leurs fonctions. Mais la cancel culture réclame aussi des explications. Là, malgré tout, ils doivent rendre des comptes. Peut-être qu’ils ressentent un petit sentiment d’humiliation. Même si la dénonciation publique s’avère, en elle-même, peu efficace, elle reste une arme. Ils ne sont pas annulés, mais leur popularité s’en trouve entachée. » Elle cite par exemple un Gilbert Collard bafouillant et rougissant sur le plateau de C News, tentant de s’expliquer sur les accusations de viol dont il a fait l’objet en 2018 – la plainte a été classée. « Il a eu son quart d’heure rouge de honte. Pour une fois que la honte change de camp, ça reste important. »
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Les victimes, réellement « annulées »
La chercheuse souligne également un point essentiel, fréquemment omis des discussions sur le concept même de cancel culture : « On l’évoque pour les agresseurs, mais en réalité, on devrait en parler pour les femmes qui dénoncent. Souvent, elles perdent leur travail, leurs relations, leur réputation. C’est pour elles, beaucoup plus que pour les hommes, que l’humiliation devient plus forte. On va les accuser : qu’est-ce qu’elles faisaient là ? N’ont-elles pas provoqué ? Même quand les gens se doutent que des exactions ont été commises, finalement, ça passe. »
On devrait en parler pour les femmes qui dénoncent. Souvent, elles perdent leur travail, leurs relations, leur réputation. C’est pour elles, beaucoup plus que pour les hommes, que l’humiliation devient plus forte.
Dans une tribune publiée par le journal Le Monde, l’historienne et essayiste, professeure à UCLA, Laure Murat, revient également sur cet aspect du débat. « Le problème de la « cancel culture » est celui de la riposte, d’une réponse politique adéquate à l’impunité. Car qui annule qui ?, interroge-t-elle. Du jour où le footballeur Colin Kaepernick s’est agenouillé en 2016 pendant l’hymne américain pour protester contre les violences policières envers les minorités, il n’a plus été admis à jouer dans aucune équipe de la NFL (National Football League). Et que dire de ces femmes innombrables, violées, harcelées ou qui ont été renvoyées pour avoir refusé une faveur sexuelle à leur employeur ? Annulées, elles aussi, en silence, sans autre pouvoir que de dire, un jour, sur les réseaux sociaux : « Moi aussi »… Celles qui sont mortes sous les coups de leur compagnon n’auront pas eu cette opportunité. »
« J’explique très régulièrement que le combat que je mène signifie ne pas avoir peur de s’attaquer aux hommes de pouvoir. Le coût est très fort, renchérit Alice Coffin. Moi je peux l’assumer parce que je suis élue, c’est à dire que je me trouve en position privilégiée pour demander des comptes à des hommes de pouvoir. » Warda Khemilat insiste donc sur le courage de celles qui osent porter plainte ou dénoncer publiquement, à l’instar de Florence Porcel, qui a ouvertement et nommément accusé PPDA. Elle y voit le signe d’un nouveau rapport de force.
La « cancel culture », c’est aussi et peut-être d’abord cela : un immense ras-le-bol d’une justice à deux vitesses.
« La « cancel culture », c’est aussi et peut-être d’abord cela : un immense ras-le-bol d’une justice à deux vitesses, une immense fatigue de voir le racisme et le sexisme honorés quand les Noirs se font tuer par la police et les statistiques de viols et de féminicides ne cessent d’augmenter », écrit Laure Murat. Car derrière les cries d’orfraie dénonçant, au travers de ce concept, une censure inadmissible se cachent bien souvent les arguments d’une bataille culturelle qui ne dit pas son nom. Sur les questions de violences sexuelles et de racisme, elle traduit une puissante volonté de changement de paradigme et de pratiques. Une volonté pas prête d’être annulée.
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