Violences sexuelles envers les jeunes sportifs : "Tous les milieux sportifs sont concernés"
Il le confie : c’est parfois lourd à porter. Les violences sexuelles dans le sport sont devenues son sujet de prédilection, et sont l’objet de son premier livre, L’entraîneur et l’enfant*. Le journaliste Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac récolte les témoignages de nombreuses victimes, athlètes abusés dans leur jeunesse par leur entraîneur, leur mentor, le gardien de leur rêve. Leurs récits glaçants, il peut les réciter par cœur au cours de l’entretien.
Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac avait déjà signé un premier documentaire sur le tabou des violences sexuelles dans le sport pour Envoyé Spécial (France 2) en 2009 – et interpellé alors six millions de téléspectateurs. Ces trois dernières années, il a à nouveau enquêté sur les rouages d’un système pervers, qui permet aux entraîneurs d’insulter, humilier, voire agresser sexuellement les jeunes sportifs.
Dans son deuxième documentaire, Violences sexuelles dans le sport, diffusé sur Arte fin 2020, puis dans cette enquête de 300 pages parue chez Seuil fin janvier, Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac dévoile les coulisses de cette alarmante statistique : un sportif sur sept subit des violences sexuelles avant ses 18 ans.
Le journaliste ne se contente pas de réaliser une mosaïque de témoignages, il décrypte aussi l’apathie du ministère des Sports, qui lançait une cellule anti-violences sexuelles en 2019, la toute-puissance des Fédérations, la mauvaise foi du Comité international olympique… Une organisation mondiale à repenser pour protéger les jeunes athlètes.
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Un sportif sur sept subit des violences sexuelles avant ses 18 ans
Marie Claire : Vous dédiez votre ouvrage à la mémoire de Choi Suk-hyeon, défunte athlète de triathlon sud-coréenne. Pourquoi ? Qui était-elle ?
Pierre-Emmanuel Luneau-Daurignac : Son histoire est symbolique des formes d’abus qu’il peut y avoir sur l’athlète. Sportive de haut niveau, Choi Suk-hyeon fut maltraitée par ses deux entraîneurs. Elle était complètement réifiée, ils l’ont brisée sur le plan psychologique et sur le plan physique. Elle était leur chose, ils l’insultaient. Avant de se suicider [dans le dortoir de son équipe, le 26 juin 2020, à l’âge de 22 ans ndlr], elle a laissé un journal intime dans lequel elle nous demande de faire en sorte que sa mort serve à quelque chose, en racontant ceux qui, comme elle, ont subi, ont été rabaissés jusqu’à ressentir l’envie de mourir.
Elle a aussi laissé un enregistrement pour faire connaître les insultes qu’elle recevait. On a l’impression d’entendre une esclave et ses maîtres. Le niveau de violence verbale et psychologique est inconcevable. Comment peut-on accepter que le sport soit malade à tel point que ces comportements fassent partie de la « tradition » ?
Elle passe le collier de chien à son cou, et lui, lui attache la laisse. Puis il la fait nager comme une chienne. L’enfant est transformé en objet sexuel.
Vous avez récolté de nombreux témoignages de victimes. Quel est celui qui vous a profondément marqué au cours de cette enquête ?
Sans nul doute, l’histoire tragique de Jancy Thompson, cette jeune nageuse de 13 ans, déjà agressée sexuellement par son entraîneur avant ce jour où elle lui confie avoir fait un cauchemar dans lequel il la tient en laisse.
À la suite de cette confidence, et devant d’autres sportifs, et les parents de l’adolescente, l’entraîneur lui offrira un collier de chien et une laisse. « Maintenant, il va falloir que tu la mettes », dit-il à Jancy Thompson, gênée. Elle passe le collier de chien à son cou, et lui, lui attache la laisse. Puis, il la fait nager comme une chienne. L’enfant est transformé en objet sexuel. Les parents n’ont rien dit, quelques camarades sont allés timidement se plaindre, mais rien ne s’est passé. Voilà la profondeur de la maladie du sport aujourd’hui.
Y a-t-il une discipline sportive plus touchée qu’une autre ?
Le mécanisme à l’œuvre aboutit sur des abus sexuels ou des violences sexuelles sur les jeunes athlètes quelque soit la discipline et quelque soit le pays. Tous les milieux sportifs sont concernés, du motocross au football. Ce fléau ne touche pas seulement la gymnastique ou la natation. Les facteurs qui sont en cause ne sont pas liés au fait que le mineur est en partie dénudé dans sa pratique sportive.
Un système d’emprise en plusieurs étapes
Vous analysez un processus d’emprise de l’entraîneur sur le jeune athlète en quatre étapes. Quelles sont-elles ?
Sur la base du travail de Celia Brackenridge [universitaire britannique et joueuse de cross la plus titrée de Grande-Bretagne, ndlr], on distingue quatre étapes successives. D’abord, l’entraîneur cible sa future victime : l’enfant le plus vulnérable du groupe, souvent.
Deuxième étape : il crée une intimité, se positionne en confident. Il raccompagne l’enfant chez lui, lui offre des cadeaux, l’invite au restaurant. L’entraîneur n’est déjà plus dans son rôle. On n’accepterait pas ces gestes de la part du professeur de mathématiques au collège.
Troisièmement, il l’isole. Notamment en créant de la compétition entre les enfants entraînés, pour empêcher leur partage d’émotions et d’expériences, pour qu’ils ne se confient pas les uns aux autres, comme le raconte une athlète dans le livre. Elle se souvient que son entraîneur lui disait aussi que ses parents étaient méchants, qu’ils ne la comprenaient pas. Une autre façon d’isoler. Et puis, l’enfant est isolé de fait aussi parce qu’il manque de temps à consacrer à sa vie sociale. Plus il est dans le haut niveau, plus il est éloigné de ses proches.
La victime culpabilise, elle se tait parce qu’elle se dit que l’entraîneur va réaliser son rêve, ou alors – et c’est terrible – celui de ses parents…
Ultime étape : le passage à l’acte. Cet abus sexuel relève de quelque chose d’incestueux, puisque les parents ont transmis à l’entraîneur leur autorité parentale. Ils lui font confiance. Ils leur arrivent de dire à leurs enfants : « Fais ce qu’il te dit », ou encore, « Tu dois lui obéir ». La victime culpabilise, elle se tait parce qu’elle se dit que l’entraîneur va réaliser son rêve, ou alors – et c’est terrible – celui de ses parents…
Quels signes peuvent, selon vous, alerter les parents des jeunes sportifs ?
J’ai écrit ce livre en partie pour ces parents. C’est important qu’ils soient conscients des risques. Leur tâche est très difficile, parce que, si l’enfant a été victime de violences ou d’abus sexuels, il ne le dira pas. Et plus le temps passe, moins il parlera, se croyant coupable de ne pas avoir parlé plus tôt. La nageuse Jancy Thompson m’a raconté avoir à l’époque nié devant la police, défendant son bourreau. Par peur, d’abord, mais aussi parce qu’elle voulait rester son athlète préférée.
Pour savoir s’il s’est passé quelque chose, il faut rassurer l’enfant, ne jamais lâcher avec virulence : « S’il touche à un seul de tes cheveux, je vais le tuer », ou ce genre de propos. L’ex-footballeur international Paul Stewart [victime d’abus sexuels entre 11 et 15 ans par son ancien entraîneur, ndlr] m’a confié que son père serait aller cogner son abuseur, il en est persuadé. Alors il s’est tu, par peur qu’un drame se produise « par sa faute ». Il faut se faire aider d’une association spécialisée ou d’un psychologue pour apprendre à ne pas bloquer l’enfant et ne pas l’effrayer sur les conséquences de ses aveux.
Mais le rôle des parents, il est surtout dans la prévention. Il est inadmissible qu’ils n’osent pas questionner le club à qui il confie leur enfant sur ce qui a été fait en mesure de préventions des violences sexuelles. Je suis moi-même père. Donc je sais, c’est désagréable de demander : « Faites-vous des vérifications du casier judiciaire ? », « Les douches communes sont-elles interdites ? », « Ainsi que les massages par les entraîneurs ? », « Lors des déplacements, y aura-t-il des chambres séparées ? ». C’est d’autant plus pénible que ce devrait être aux clubs d’aller aux devants des angoisses des parents. Les Fédérations sportives et l’État, conjointement, devraient imposer une systématisation des mesures de préventions prises par les clubs en matière du respect de l’athlète.
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L’affaire Sarah Abitbol : un avant et un après ?
Quelle analyse faites-vous de la lutte du ministère de Sports contre ces abus sexuels ?
Un an après l’affaire Sarah Abitbol [la championne de France de patinage artistique a révélé en janvier 2020 dans un livre-choc avoir été violée par son entraîneur, ndlr], j’ai constaté que la ministre des Sports Roxana Maracineanu et son ministère ont pris un virage à 360 degrés.
[La ministre des Sports] ne sait même pas si elle sera en place six mois plus tard. Elle me dit d’elle-même que les ministres passent, mais que les présidents de Fédérations restent.
Quand je la rencontre en octobre 2019 – donc trois mois avant l’éclatement de l’affaire Sarah Abitbol, et deux mois avant les révélations du site d’investigation Disclose – elle semble évidemment sensible à ces problématiques, catastrophée par ce que je lui raconte, mais surtout désarmée. Elle ne sait même pas si elle sera en place six mois plus tard. Elle me dit d’elle-même que les ministres passent, mais que les présidents de Fédérations restent. Elle est dans un constat terrible d’affliction, par rapport au peu de pouvoir qu’elle a. Dans les semaines suivant notre entretien au cours duquel je l’alerte sur l’ampleur du problème, rien ne se passe.
Il y a eu un espoir au moment où, à la suite de ces deux affaires et à la pression gigantesque de l’opinion, la ministre a demandé la démission de Didier Gailhaguet, président la Fédération des sports de glace, accusé d’inaction. Je suis aujourd’hui très dubitatif. Tout cela change très lentement. Ce n’est pas, selon moi, que la ministre n’a pas envie d’agir. Mais le mal est très profond et les pouvoirs auxquels elles s’affrontent sont très lourds, très puissants.
Les Fédérations ont le pouvoir d’étouffer ces affaires
Quelles mesures pourraient réduire les pouvoirs des Fédérations ?
Il faut donner plus de place aux femmes, aux jeunes, aux athlètes, et diminuer le pouvoir des présidents des Fédérations, qui le prenne parfois pour vingt ans. Pour conserver ce pouvoir qu’il chérisse, il leur faut parfois étouffer les affaires. L’une des racines du mal est là. Il doit y avoir une restriction des mandats des présidents beaucoup plus importante et une révision du mode d’élection.
Par manque de moyens, le ministère des Sports est en train d’essayer de former les Fédérations, afin de les aider à régler ces affaires en interne. Ce qui me paraît extrêmement dangereux. Ce n’est pas aux Fédérations à être juge et partie. Dès qu’il y a une affaire, elle doit être externalisée. Ce sont à la police et à la justice de s’occuper de ces crimes ou de ces suspicions de crimes. Le Comité international olympique (CIO) propose, comme de nombreux États, que les Fédérations réalisent un premier aiguillage, une première estimation de la gravité des faits. Et si les Fédérations jugent que les faits sont « assez graves », alors elles se dirigent vers la police. C’est grotesque, les affaires vont bloquer au premier niveau.
Il faut donner plus de place aux femmes, aux jeunes, aux athlètes, et diminuer le pouvoir des présidents des Fédérations.
Oui pour former les Fédérations et leur apprendre à gérer cette réalité qu’ils connaissent depuis des décennies et dont ils pâtissent. Mais non pour leur demander de faire ce pourquoi ils ne sont pas faits. Gérer des contrats, des clubs, des adhérents, ce n’est pas la même chose que d’être spécialiste du recueil de la parole d’enfants violés.
Au cours de votre enquête, vous découvrez que la ministre des Sports a entretenu une relation avec son entraîneur lorsqu’elle était jeune athlète. Vous lui demandez alors quel impact a eu cette relation sur cette action publique. Quelle est sa réponse ?
Ce qui m’a étonné, et ce qui est selon moi problématique, est qu’elle m’ait répondu qu’il y en avait aucun. La ministre a vécu une histoire heureuse, c’est un contre-exemple. Elle est passée entre les mailles du filet.
Oui, mais. Le fait qu’elle était en position de fragilité économique, qu’elle venait d’arriver en France trois ans auparavant, qu’elle était éloignée de ses parents qui la poussaient à s’intégrer par la réussite sportive, le fait aussi que cet homme détenait les clefs de sa carrière entre ses mains… Tous ces facteurs sont des causes d’abus de pouvoir. Elle a réussi, ils ont réussi, tous les deux, à ne pas tomber dans ce piège-là, d’accord. Mais cela ne devrait pas l’empêcher de dire : « Oui, il y avait un piège ».
Ce qui serait embêtant, c’est que ces facteurs-là ne soient pas nommés « pièges » parce qu’ils ont fait partie de l’histoire heureuse de la ministre. L’une des racines les plus profondes des abus sexuels est le déséquilibre qu’il y a entre la position de force de l’entraîneur, par rapport à la position de faiblesse de l’entraîné.e. Il faut être capable de le reconnaître. Ce n’est pas le fait du hasard s’il y a autant de mariages entre entraîneurs et jeunes entraîné.es.
*L’entraîneur et l’enfant. Les abus sexuels dans le sport, édition Seuil, 336 pages, 19 euros.
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