Villa E-1027, une maison moderne et iconique en bord de mer signée Eileen Gray

  • Eileen Gray, moderne avant l’heure
  • Confort et modernité à tous les niveaux
  • Une villa très moderne mais pas que…

Drôle de nom pour une drôle de bâtisse. A sa simple énonciation, la villa E-1027 semble tout droit sortie d’un roman ou d’un film d’anticipation. Sa simple vision confirme ce premier sentiment. C’est un drôle de spécimen d’une extrême blancheur qui s’échappe des roches sauvages bordant la commune de Roquebrune-Cap-Martin, entre Menton et Monaco. Une bâtisse aux airs de paquebot qui aurait stationné à jamais dans les « restanques ». Un renouvellement visionnaire de la classique villégiature balnéaire, chic et luxueuse, comme l’exigeait l’époque qui l’a vue sortir de terre : la fin des années 20 et son désir de moderne attitude jusque dans ses habitations. 

Eileen Gray, moderne avant l’heure

1927. Eileen Gray, l’instigatrice de cette maison sur pilotis pas comme les autres, renouvelle le genre et l’architecture dans son ensemble. Rien ne laissait présager que cette Irlandaise, fille d’une bonne famille victorienne, allait offrir à la Côte d’Azur une pièce majeure de l’architecture moderne. Après des études de peinture, Eileen Gray quitte sa terre natale en 1902 pour vivre une vie de bohème à Paris. En 1907, elle rencontre Seizo Sugawara, un maître laqueur japonais. Ce dernier l’initie à l’art de laquer le mobilier. Elle en fera sa spécialité, et cet art fera son succès dans les Années Folles. En 1922, elle inaugure sa boutique, la galerie Jean Désert rue du faubourg-Saint-Honoré à Paris. Un nom masculin pour brouiller les pistes et convenir un peu plus aux codes d’un métier où les femmes se font, hélas, rares. Ses paravents, ses chaises longues laquées, et son fauteuil « Dragon » immortalisés par les magazines d’illustrations de l’époque la rendront très vite connue sous son vrai nom. 

Invitée à exposer ses créations à Amsterdam, elle y côtoie des membres importants du mouvement De Stijl, dont elle se sent très proche tant pour leur appétence pour l’art abstrait que pour leur désir de formes pures. C’est lors de ce voyage qu’elle rencontre son futur compagnon de route : Jean Badovici, fondateur et rédacteur de la revue « L’Architecture Vivante ». La fréquentation de ce dernier mène la jeune femme à s’intéresser de plus près à l’architecture, activité qui manque alors à sa palette artistique. Une architecture moderniste dont en France Le Corbusier est le ténor. Si le milieu encense Corbu et ses 5 points de l’architecture moderne, la jeune femme lui trouve un défaut : ses créations manquent de sensualité. Badovici croit profondément au talent de Gray et en sa vision particulièrement singulière de l’architecture moderne. Il la convainc de se lancer dans un projet d’architecture d’envergure. Elle trouve le terrain parfait pour ce défi sur la commune de Roquebrune-Cap-Martin avec une vue imprenable sur la Méditerranée. 

Ce terrain d’expérimentation « moderniste » permet à l’architecte débutante de se jeter dans une aventure de grande ampleur : réaliser de A à Z une maison selon ses propres préceptes, un mélange habile des aspirations modernistes de l’époque et de sa sensibilité au confort et à la liberté de chacun. Ce qui devait être à l’initial qu’un petit refuge pour le duo deviendra au final un mythe supplémentaire à ajouter au Panthéon des maisons modernistes

Confort et modernité à tous les niveaux

Jusqu’en 1929, Eileen Gray se consacre à la conception de cette villa qui héritera d’un intrigant rébus en guise de nom. Un rébus créatif et un brin sentimental qui sauvegarde à jamais le duo créatif formé par Gray et Badovici. E pour Eileen, 10 du J de Jean, 2 du B de Badovici, 7 du G de Gray. Sous le soleil azuréen, elle imagine cette « maison en bord de mer » comme un organisme vivant.  Elle étudie la topographie, la trajectoire du soleil et le sens des vents pour y concevoir une bâtisse en union totale avec le paysage exceptionnel. Sa villa vit en osmose avec la nature de par son incroyable ouverture sur la mer mais aussi son jardin qui prolonge son caractère intime.

Pour ne pas altérer ce site unique avec vue sur la Grande Bleue, elle opte pour une construction sur pilotis à toit plat, une structure en béton armé et parois de briques creuses. L’intérieur ultra lumineux, bordé d’un balcon tout en longueur donnant sur la mer, correspond à la logique corbuséenne du moment : une grande pièce de vie baignée de lumière fractionnée en plusieurs espaces dans une fluidité exemplaire. La surface de 120 m2 obéit à un plan en « L » sur deux niveaux. Au rez-de-chaussée haut : entrée, séjour au plan libre polyvalent et transformable, chambre-studio, salle de bains et cuisine à cloisons mobiles. Un escalier en spirale descend au rez-de-chaussée vers la chambre d’amis et l’espace du personnel. L’extérieur fait écho à l’univers nautique très en vogue à la fin des années 20, de par ses murs blancs et sa toiture plate. La structure en accordéon des baies vitrées s’inspirent quant à elle clairement des paravents cultes que la designer créait durant sa période Art déco.

Chacun, même dans une maison de dimension réduite, doit pouvoir rester libre, indépendant. Il doit avoir l’impression d’être seul.

Dans la présentation de la villa, publiée dans la revue « L’Architecture d’aujourd’hui », elle rédige avec Jean Badovici un plaidoyer en faveur d’un habitat moderne rationnel : « Quand on voit ces intérieurs où tout semble répondre à un strict et froid calcul (…), on se demande si l’homme pourrait se satisfaire d’y demeurer. (…) Il fallait chercher à créer une atmosphère intérieure en harmonie avec les raffinements de la vie intime moderne. » Sa quête de la perfection architecturale investit les moindres recoins de la bâtisse. Intérieur comme extérieur, elle explore les espaces pour les mettre en relation avec le corps et surtout la vie quotidienne, et prend ainsi quelques distances avec les préceptes architecturaux énoncés par ses contemporains.

Cette distance s’instaure en priorité dans la création d’un mobilier amovible et tout confort. Douée d’un extrême sens pratique, elle élabore une sorte de « mobilier de camping », escamotable et souvent à double fonction. Elle crée ainsi pour la grande pièce de vie une banquette en cuir noir à armature en tube d’acier chromé, des tables « volantes », le tapis « Marine d’abord » et l’astucieuse table de chevet chromée circulaire, baptisée « table E-1027 », réglable en hauteur par une chaînette métallique. Ces meubles deviendront des icônes du design. Estimant que dans une maison de dimension réduite « chacun doit pouvoir rester libre et indépendant », elle utilise son savoir-faire pour créer des rangements ancrés au mur, invente des sous-espaces, des meubles mobiles. Rien ne se perd, surtout pas l’espace. 

Une villa très moderne mais pas que…

Lasse de la vie avec Badovici ou à la villa E-027, Eileen Gray commence au début des années 30, cette fois en solitaire, la construction d’une seconde maison, « une maison à soi » au bord de la route qui mène à Castellar dans les Alpes-Maritime. Jean Badovici continuera à s’offrir lui une vie de parenthèses à Roquebrune-Cap-Martin où il recevra régulièrement la crème de la crème de l’architecture moderne. Parmi elle, on retrouvera Le Corbusier qui deviendra un familier du lieu. En avril 1938, avec l’encouragement de Jean Badovici, ce dernier réalisera deux grandes peintures murales, puis cinq autres l’année suivante. Il aurait déclarait alors : « J’ai de plus une furieuse envie de salir des murs : dix compositions sont prêtes, de quoi tout barbouiller. » Des oeuvres aux couleurs primaires et motifs corbuséens qui ne seront guère du goût d’Eileen Gray. Corbu fera construire ensuite son « château de vacances », un modeste et désormais célèbre Cabanon, à proximité de la Villa, ainsi qu’une unité de camping visionnaire. Il décédera précisément dans cette Grande Bleue qu’il aimait tant un beau matin de 1965. Sa présence planante sur ce coin de restanques fera longtemps de l’ombre au travail architectural d’Eileen Gray qui, bien qu’étroitement liée aux aspirations de son temps, réussira à imaginer une architecture embrigadée dans aucune doctrine, si ce n’est celle de la liberté. Aujourd’hui, sa villa ainsi que le Cabanon, les Unités de camping de Le Corbusier, et le bar-restaurant l’Etoile de mer constituent un site culturel et naturel remarquable pour la région et baptisé très judicieusement Cap moderne. 

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Cap Moderne

Visite sur réservation Réservation en ligne obligatoire 

Du 1er avril au 30 octobre
Ouverture du  Hangar 9h30 – 17h30
4 visites guidées par jour (10h, 11h, 14h et 15h)

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La Villa E-1027, une maison moderniste sur la baie de Roquebrune-Cap-Martin

Dominant la baie de Roquebrune-Cap-Martin, la villa E-1027, située juste en dessous des Unités de camping et du Cabanon de Le Corbusier, est inscrite à l’Inventaire des monuments historiques.

De l’extérieur, une villa aux allures de paquebot moderne

Dans le jardin en contrebas, Eileen Gray a imaginé ce solarium qu’elle tapissait de sable pour rechercher la fraîcheur ou la chaleur en fonction de l’heure de la journée. Le hamac à l’étage offre un point de vue exceptionnel pour ne rien rater des couchers de soleil.

Le fauteuil Bibendum, une pièce culte signée Eileen Gray

Breveté par Badovici, le système de baies en accordéon ouvre complètement le salon sur la mer. “C’était important de le restituer comme il a été conçu, soutient Antide Viand, même si les embruns, le soleil et les pollens abîment le mobilier.” Le fauteuil “Bibendum”, imaginé par Eileen Gray en toile enduite, est lui aussi une reproduction identique de l’original.

Un espace de travail avec pour seul horizon la Grande Bleue

De la chambre principale où le bureau d’architecte pouvait s’isoler au moyen d’un paravent, à la salle de bains avec vue sur l’horizon et coiffeuse ingénieuse en passant par le bar rénové dans ses teintes d’origine ou le surprenant escalier en spirale qui permettait l’accès au toit-terrasse, chaque pièce témoigne de l’étonnante modernité d’Eileen Gray.

Une cuisine riche en étagères et en personnalité

Une salle de bains avec vue

Des espaces intérieurs absolument fonctionnels

À l’exception du goût de Badovici pour le nautisme et de l’intérêt particulier de Gray pour l’agencement intérieur, il est difficile, tant ils ont travaillé de concert, d’identifier ce qui relève de l’apport de l’un ou de l’autre.

L’accès au toit-terrasse de la villa

Une maison construite sur pilotis avec une vue imprenable

Construite en partie sur pilotis, en forme de “L” et à toit plat, avec de longues baies vitrées et un escalier intérieur en spirale qui dessert les deux niveaux et le toit, la villa E-1027 est à la fois compacte et ouverte sur cette Méditerranée qui attire le regard dans toutes les pièces.

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Photos issues du reportage paru dans le n°541 de Marie Claire Maison Mai-Juin 2023

Photos : Louise Desnos

Texte : Eloïse Trouvat et Adeline Suard

Source: Lire L’Article Complet