"Top Chef" 2021 : 10 semaines de compétition et pas une seule femme cheffe invitée
« Top Chef », saison 12, entame sa dixième semaine de compétition. Dix semaines et aucune cheffe n’a encore été reçue en guest. Une invisibilité médiatique qui interroge.
«On se retrouve donc la semaine prochaine pour un nouvel épisode : toujours sans CHEFFE invitée […] On vous a à l’œil M6 et on ne lâchera pas». Mercredi dernier, sacro-saint jour de diffusion de l’émission «Top Chef» sur M6, Emilie Flechaire, fondatrice et directrice de l’Agence de communication Néroli, jetait un pavé dans la marre et interrogeait, à raison, sur cette absence de représentation féminine parmi les chefs invités.
La cuisine promue par « Top Chef »
«L’effet Top Chef», comme l’appelle la critique culinaire Estérelle Payany, c’est cet engouement autour de l’émission qui grandit de saison en saison. Devenu phare, le programme attire chaque semaine trois millions de téléspectateurs en moyenne et rythme ses épisodes avec un défilé de grands chefs invités à superviser les épreuves. Parmi eux, les triplement étoilés Kei Kobayashi, Ángel León, Heston Blumenthal ou encore le duo Sébastien et Michel Bras. Seul bémol, aucune cheffe visible à l’horizon jusqu’à présent.
Pour la co-auteure de 500 femmes qui font la différence dans les cuisines (1), «cette absence n’a presque rien d’étonnant dès lors que « Top chef » légitime l’excellence culinaire par la reconnaissance traditionnelle du Guide Michelin», estime Estérelle Payany. Et côté cheffes, pas la peine de chercher bien loin. En France, Anne-Sophie Pic est l’unique détentrice des trois étoiles tant recherchées par l’émission. À noter d’ailleurs que cette dernière a déjà confirmé son passage dans «Top Chef» pour cette douzième saison. «Mais quand bien même, objecte Émilie Flechaire, le paysage gastronomique français ne manque pas de jeunes cheffes nouvellement étoilées ! Prenez Julia Sedefdjian, par exemple (Émilie Flechaire est son attachée presse, NDLR). Elle a 25 ans et c’est la plus jeune cheffe étoilée de France. Sa spécialité c’est la bouillabaisse, alors pourquoi ne pas demander à des candidats de réinterpréter cette spécialité marseillaise sous sa supervision ? Ou bien Nadia Sammut ? Étant allergique au gluten et intolérante au lactose, elle a exclu des cuisines de son resto étoilé toute crème animale et farine de blé. Et pour réaliser une épreuve pâtissière sans gluten ni lactose, il faut s’accrocher. Je pense encore à Laetitia Visse, la cheffe propriétaire de La Femme du Boucher à Marseille. Elle a quand même sorti un livre sur les dix façons de préparer les couilles ! Dieu sait que ça casserait les stéréotypes de voir une cheffe coacher une épreuve d’abas pour une fois.»
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Quant à la production de l’émission – qui a refusé de répondre à nos questions – conscientise-t-elle ce choix d’exclure les femmes de leurs plateaux ? «Je n’en suis même pas sûre, je pense simplement qu’ils cherchent au mauvais endroit, analyse Estérelle Payany. Car si vous sortez des critères qui sont les leurs, des cheffes talentueuses, il y en a plein». Il n’est alors pas tant question de parité, mais plutôt de l’image que «Top Chef» renvoie lorsqu’on met en scène cette vision unique de la réussite. «Raisonner en « étoilé », poursuit-elle, c’est continuer à privilégier cette autorité masculine, qui n’est qu’une infime partie de ce qu’est la cuisine en France. Diverse, plurielle, mouvante. »
Une vision biaisée de la cuisine qui réduirait au silence toutes les autres. «Jamais je ne remettrais en cause la qualité principale de ce programme qui est d’ouvrir la cuisine au plus grand nombre, et de révéler les nouveaux talents de la gastronomie, clarifie Émilie Flechaire. Mais côté juré, où sont-elles, ces nouveautés ? Certes, quelques cheffes sont toujours de passage, mais pourquoi si peu ? Et pourquoi toujours viser le triplement étoilé pour justifier toute la difficulté d’une épreuve ? On en vient à tourner en rond avec les mêmes chefs, alors que la richesse gastronomique est si vaste…» Rester ainsi ancré dans une cuisine traditionnelle française, c’est prendre le risque de reproduire les manières de faire, avec toujours les mêmes figures ancestrales en tête d’affiche. «Or il y a tellement de nanas incroyablement douées en technique qui n’ont pas de reconnaissance étoilée, mais qui séduisent tout autant dans leurs restaurants.» «Top Chef» met donc en lumière cette forte distorsion entre l’image que l’on montre de la cuisine en France, et la réalité qu’elle dissimule.
L’origine de cette invisibilité médiatique
Retour en 1893. La première convention collective des cuisiniers stipule à l’écrit que les femmes sont interdites en cuisine. «Déjà sous l’Ancien Régime, le métier de cuisinier était constitué en dehors des femmes et de leur savoir-faire, explique Estérelle Payany. Les femmes, c’était l’enseignement ménager, et les hommes, la cuisine professionnelle. Nous, nous sommes tout bêtement les héritiers de cet imaginaire-là.» Un problème d’invisibilité médiatique vieux comme l’histoire de la cuisine : voilà comment se construit toute une hégémonie que l’on perpétue à coups de stéréotypes bien ficelés. D’ailleurs, Bourdieu (2) ne disait-il pas : «les mêmes tâches peuvent être nobles et difficiles, quand elles sont réalisées par des hommes, ou insignifiantes et imperceptibles, faciles et futiles, quand elles sont accomplies par des femmes ; comme le rappelle la différence qui sépare le cuisinier de la cuisinière, le couturier de la couturière, il suffit que les hommes s’emparent de tâches réputées féminines et les accomplissent hors de la sphère privée pour qu’elles se trouvent par là même ennoblies et transfigurées» ? À ce sujet, Estérelle Payany est formelle : «la véritable problématique, c’est la légitimité qu’on donne à une femme en cuisine. Et cette dernière est forcément une ménagère à moins d’avoir trois étoiles.» «Top Chef» ne serait-il pas alors le miroir d’un imaginaire collectif français ?
De l’importance de la représentativité
C’est là où le rôle des médias prend tout son sens. «La gastronomie, c’est une histoire de discours, sur ce qui vaut la peine d’être raconté », rappelle Estérelle Payany. Et la gastronomie c’est vivant, ça bouge et c’est loin d’être préétabli. Il en va donc de la responsabilité médiatique de transmettre la sphère culinaire dans toute sa diversité. Pour surtout ne pas la figer. C’est d’ailleurs cette même ambition qui la pousse à publier, en 2019, son ouvrage 500 femmes qui font la différence dans les cuisines. «Cette année-là, on en a eu marre de constater qu’il y avait encore tellement de femmes talentueuses qu’on ne voyait pas. Ce projet, c’était l’occasion d’agir directement sur les représentations. Plus aucune excuse. Vous pensez que les cheffes n’existent pas ? Les voici. Il y a là une opportunité merveilleuse de rendre compte du dynamisme des cuisines en France, quel dommage de s’en priver, regrette Estérelle Payany. Mon conseil : si on vous offre une possibilité d’innovation et de bouffée d’air frais sur un plateau d’argent, servez-vous en.»
(1) 500 femmes qui font la différence dans les cuisines de Estérelle Payany et Vérane Frédiani, éditions Nouriturfu, 296 pages, 20 €.
(2) La domination masculine de Pierre Bourdieu, éditions Points, 192 pages, 7,80 €.
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