Témoignage : "La première fois, j'avais 6 ans…"
On ne guérit pas de l’inceste, mais on peut apprendre à vivre avec, et trouver un équilibre. Isabelle raconte comment elle s’est battue pour cesser d’être la victime de son père…
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Isabelle Aubry, 56 ans, présidente de l’association « Face à l’inceste »*
Dans “La première fois, j’avais 6 ans” (XO Document), Isabelle raconte le calvaire de son enfance et sa lente reconstruction. Aujourd’hui mariée et mère d’un fils de 32 ans, cette militante engagée mène un combat courageux contre la loi du silence qui entoure ce tabou remettant en cause le caractère sacré de l’institution Famille. Selon un sondage Ipsos réalisé en novembre 2020 par son association, un Français sur dix serait victime d’inceste, et plus d’un tiers connaissent au moins un proche qui l’a été.
* www.facealinceste.fr
Isabelle Aubry est une survivante de l’inceste. Dès l’âge de 6 ans, la petite fille devient l’objet sexuel de son père, “sa poupée docile et silencieuse”, jusqu’à ce qu’elle trouve un jour, à 9 ans, la force de dire non à cet homme violent et manipulateur. Un répit de courte durée, puisque deux ans et demi plus tard, Renaud Aubry récupère la garde de sa fille. De 12 à 14 ans, Isabelle dormira dans son lit et sera “consommée” et « échangée » contre d’autres femmes…
“J’aimais mon père, et il me terrifiait »
« Un enfant n’est jamais consentant. Il subit un mécanisme d’emprise qui se met en place lentement et insidieusement. Non désirée, j’ai grandi dans une ambiance insécure et incestuelle, sans repères ni limites. Je pouvais quitter l’école du jour au lendemain et déménager dans la nuit. A la maison, les portes restaient constamment ouvertes : mes parents exhibaient leur intimité, pour eux, j’étais à la fois présente et invisible. Ce que je vivais me semblait normal, juste “un peu bohème” au regard des familles de mes copines. Dans l’inceste, le rôle de la mère est essentiel. Seul mon père me donnait de “l’affection” et s’intéressait à moi : “Tu es ma fille, tu es mon sang, tu es tout pour moi.” Il me chantait des chansons, me racontait des histoires, m’apprenait les échecs. Il voulait que je sois la première de la classe. J’étais son prolongement narcissique. Pas question de lui désobéir. Il était ceinture noire de judo et prompt à la bagarre. J’avais raison d’avoir peur de lui. Un jour, il a menacé ma mère avec un fusil…
“L’inceste a dressé une muraille entre moi et les autres”
J’ai précocement intégré que ce “jeu” vicieux n’appartenait qu’à nous : “Pas un mot, tu entends ? Les autres ne comprendraient pas.” Au collège, j’avais bien tenté de me confier à ma meilleure amie, mais elle n’a pas réagi. Il y avait aussi Françoise, ma voisine trentenaire, douce, chaleureuse, chez laquelle je me réfugiais régulièrement, et qui se méfiait de mon père, mais j’étais persuadée qu’elle ne pourrait pas me protéger. Un mot et mon père allait me tuer, c’était évident ! Une fois adulte, j’ai compris que je me taisais aussi parce que j’avais l’impression confuse de mériter ce qui m’arrivait. Que mon père m’aime trop et mal était forcément de ma faute… Mes vrais moments de répit, je les avais en classe, pendant mes entraînements de gymnastique, qui était devenue une passion, et avec mes copines. Je scindais ma vie en deux : à la maison, j’étais devenue la femme de mon père, mais aussi sa femme de ménage, sa cuisinière ; à l’extérieur, une adolescente qui cherche à oublier… Se suicider ou coller l’inceste sous le tapis : l’enfant violé n’a pas d’autre alternative. J’ai eu beau multiplier les signaux de détresse (vols, tabagisme, bagarres, fugue, scarification, travestissement, pipi au lit, résultats scolaires en chute libre), ma souffrance passait inaperçue. Etais-je condamnée à continuer à vivre quotidiennement sous le même toit que mon violeur ?
“Je me suis sentie bien seule pendant la procédure”
Un jour, heureusement, Françoise a compris l’impensable. Le jour où elle a parlé, elle a changé ma vie pour toujours. J’avais 14 ans. C’était vital mais au trauma de l’inceste s’est ajouté un autre type de maltraitance : institutionnelle puis familiale. Interrogatoires infinis, détails des “partouzes”, photos en pied avec l’ardoise, expertises gynécologiques, mises en doutes continuelles (“Isabelle, aimiez-vous votre père ?”) : à moi de prouver, malgré les aveux de mon père et des preuves irréfutables, que j’étais bien la victime. Dans le Code pénal, un viol est un acte sexuel commis “avec violence, menaces, contrainte ou surprise”. Or rien de tout cela n’apparaissait dans mon dossier. J’étais donc forcément consentante ! Mon père a été condamné en correctionnelle à seulement six ans de prison pour “attentat à la pudeur”. Grâce à sa “bonne conduite”, il est sorti au bout de quatre ans, diplômé et marié, et par un savant tour de passe-passe, n’a jamais payé les dommages et intérêts, pourtant dérisoires. Mon père a refusé, jusqu’à sa mort, en 2004, de payer le prix de sa culpabilité. Le respect de la loi, ce dernier repère stable sur lequel je pouvais me construire, s’écroulait. Dénoncer l’inceste, c’est aussi prendre le risque de se voir rejetée par sa famille, sur laquelle l’enfant porte l’opprobre. N’est-il pas recommandé de “laver son linge sale en famille” ? Au début, j’ai cherché à préserver coûte que coûte les liens familiaux : avec ma mère, ma soeur, ma tante, mes cousines. Mais leur déni me rendait malade. Aujourd’hui, ma seule famille, c’est celle que je me suis construite…
“Ce qui me sauve ? Essayer de sauver d’autres enfants”
Après Françoise, un deuxième ange gardien, un psy, m’a sauvée du suicide. J’avais 23 ans. Grâce à “Super-psy”, j’ai pu reconnaître l’existence de cette petite fille que j’étais et sa force, l’aimer et lui pardonner. Ce n’est qu’à 36 ans, lorsque j’ai fait le deuil symbolique de ma mère (toujours vivante), que j’ai pu faire exploser ma carapace protectrice et me confronter à la violence de ce que j’avais subi. Stress-post-traumatique, dépression… j’étais à nu. C’était le premier pas, indispensable, pour entamer le chemin de ma reconstruction. Il faut se sentir prête pour sortir du déni. Pour ma part, il a fallu attendre que je travaille sur moi durant plusieurs années, que mon fils ait grandi et que je rencontre mon mari – après une vie de misère affective. En 1999, j’ai lancé le premier blog francophone au monde sur l’inceste. À l’époque, quand on tapait “inceste” sur le moteur de recherche, on était automatiquement dirigé vers des sites pornographiques ! Un an plus tard, je fondai l’Association internationale des victimes de l’inceste, rebaptisée le 20 novembre 2020 “Face à l’inceste”, car nous devons tous ouvrir les yeux sur ce scandale de santé publique. Après vingt ans de combat, je me dis qu’aucune cause n’est plus difficile à défendre. Il y a tant à faire : dépistage systématique des enfants et des adultes chez le généraliste, formation des professionnels (soignants, policiers, personnel éducatif et judiciaire), requalification de l’inceste en crime sexuel imprescriptible, seuil d’âge de non consentement de 15 à 18 ans pour TOUS les mineurs, que l’adulte ait autorité de droit ou de fait sur l’enfant ou non. En effet, la nouvelle loi introduit bien dans le code pénal ce seuil de non consentement à 18 ans, conformément à ce que l’association l’exige, mais elle l’assortit d’exceptions ! La loi stipule en effet que toute relation sexuelle d’un mineur de moins de 18 ans avec un parent ou un ascendant ayant autorité sur l’enfant est considérée comme un crime, mais quid des oncles, frères, beau-pères…? Pour ceux-là, le seuil de non consentement fixé à 15 ans s’applique toujours… Aujourd’hui, en France, la loi est d’abord faite pour préserver la liberté sexuelle des adultes, pas pour protéger les enfants. Moins de 1% des parents violeurs sont actuellement condamnés. Il faut que cela change ! Ce qui me maintient debout, c’est ma guerre contre l’inceste. Le cauchemar que j’ai vécu doit servir à quelque chose… »
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