"Survivre au pire" : elle raconte le jour où son mari a tué leurs enfants, et l’après

Le 5 septembre 1990, Lucie 7 ans et son frère Sylvain, 6 ans, sont assassinés par leur propre père, qui se suicide. Comment une mère peut-elle survivre à la mort de ses enfants ? Une question longtemps sans réponse face à l’effroi.

Il aura fallu 25 ans à Patricia Oddo, la mère de Lucie et Sylvain, pour comprendre qu’elle était à moitié morte, que le pardon qu’elle avait accordé à leur bourreau avait fini par l’enfermer et n’avait pas empêché la culpabilité de la ronger.

C’est l’écriture de son livre Survivre au pire (Max Milo) commencé en 2015 qui la libérera de ce poids. Son récit hors-norme par sa sincérité est un long cheminement vers la lumière. Elle aura dû surmonter l’indicible, la souffrance mais aussi parfois l’incompréhension de ses proches vis à vis de ses choix. Comme celui d’être de nouveau mère deux ans après le drame.

Survivre à la mort de ses enfants, tués par leur père

« J’aurais pu me donner la mort, j’ai choisi la vie », dit Patricia Oddo qui a eu le courage de continuer à être la femme et la mère que Lucie et Sylvain aimaient. Aujourd’hui, elle est, pour Thibault et Angélique, une mère qui n’a plus honte d’être en vie. Entretien.

Marie Claire : Dans le dictionnaire, dites-vous, il n’existe pas un mot suffisamment juste pour évoquer le néant dans lequel vous vous êtes retrouvée…

Patricia Oddo : Cela ne fait pas partie de l’ordre normal des choses qu’un père tue ses enfants. C’est inconcevable. On parle d’infanticide, mais quel mot pour évoquer cette violence et cette souffrance ? J’ai du mal trouver le mot juste. Ce mot n’existe pas et j’aimerais qu’il n’existe jamais.

Votre mari vous dit, un soir, alors que vous regardez un film traitant d’adultère: « Toi si tu me fais ça, je ne te tue pas, je te mets une balle dans la moelle épinière, et je te paralyse à vie ». En tuant vos enfants, il a voulu vous paralyser à vie…

Bien sûr, et il a réussi mais en partie seulement. J’ai pris la décision de commencer à écrire en 2015, et c’est ce livre qui m’a fait renaitre. Je suis passée de coupable à non coupable. Cela a été la liberté retrouvée, une victoire sur la mort et sur la violence. Pendant 25 ans, même si tout de suite j’ai fait le choix de la vie, j’étais à moitié morte mais j’en n’avais pas conscience. Quand j’ai pu tout décortiquer et que j’ai compris, je me suis libérée de tout ce poids porté en moi.

Au psychiatre à l’hôpital de Dieppe, vous tenez des propos, dites-vous, « dérangeants, décalés, et violents », vous avez en fait choisi de vivre et d’être mère à nouveau…

Je me souviens très bien de ce moment alors que j’ai oublié beaucoup de choses. Je lui ai dit : « Je vais continuer à vivre, docteur, j’aurai d’autres enfants, je le sais. Par contre, ça me donne envie de vomir de vous dire ça parce que sais que Lucie et Sylvain sont morts, et que moi, je vais continuer à vivre ». J’avais la certitude que j’allais m’en sortir, avoir d’autres enfants. Cela m’a maintenue en vie, c’était comme une petite lumière, je m’y suis accrochée et finalement j’ai réussi.

Quelles que soient les circonstances, perdre son enfant, lui survivre et faire le choix de continuer à vivre, vous enfonce dans la culpabilité.

Vous choisissez d’inhumer Lucie et Sylvain « avec leur père et non pas avec leur meurtrier », beaucoup ne comprennent pas ce choix. Pourquoi avez-vous choisi de lui pardonner ?

Il faut repartir 30 ans en arrière, le 5 septembre 1990 : on m’apprend que Lucie et Sylvain sont morts, que c’est Jacky, leur père, qui les a tués. Toutes ses menaces me reviennent en mémoire. Et puis je l’avais quitté alors qu’il voulait qu’on reste ensemble. Je voyais bien qu’il allait mal mais je n’ai pas cru aux propos violents qu’il m’a tenus, j’en ai parlé à des amis, personne n’a cru à ses intimidations… alors quand ça arrive, inévitablement, on se sent coupable.

Quelles que soient les circonstances, perdre son enfant, lui survivre et faire le choix de continuer à vivre, vous enfonce dans la culpabilité. Oui, je lui ai pardonné et j’ai enterré mes enfants avec leur père tout simplement.

J’ai beaucoup réfléchi au pardon. Les choix que j’ai faits sont parfois incompris. Pardonner, c’était couper le lien avec la personne qui m’a fait le plus de mal, afin de pouvoir vivre sans la rage, la colère, la violence qui détruisent et étouffent. J’ai su que ce choix de les enterrer ensemble avait été discuté au sein de la famille, mais ils l’ont respecté.

Perdre son enfant, lui survivre et faire le choix de continuer à vivre, vous enfonce dans la culpabilité.

Ce pardon ne m’a pas empêchée de porter toute la culpabilité mais au moins, j’étais prête à recevoir l’amour de ma famille, et à rester la maman que Lucie et Sylvain aimaient : j’ai continué à porter des couleurs, à garder mes cheveux frisés, à porter en permanence des boucles d’oreille. Ils adoraient cette maman là, j’ai continué à être cette femme là pour eux. J’ai avancé, chaque jour, un pas après l’autre…

Ce pardon d’abord libérateur deviendra une prison…

Oui complètement, ce pardon m’a aussi enfermée. Je ne parlais à personne de la culpabilité qui me rongeait, je la gardais en moi tout comme ma colère parce que j’avais pardonné. Mais il fallait bien que je pardonne pour pouvoir continuer à vivre, pour rencontrer quelqu’un d’autre. J’ai vécu dans un conflit permanent.

Vous refaites votre vie, vous avez très vite deux autres enfants, Thibault et Angélique. Vous comprenez alors que le deuil de Lucie et Sylvain est lourd à porter aussi pour eux…

Quand ils ont appris qu’ils avaient un frère et une sœur, Thibault, introverti, a été très en colère, et m’a dit : « De toutes façons, c’est pas mon histoire ». Angélique, extravertie, n’a fait qu’en parler à l’école. Chaque année, la maitresse me convoquait : « Je ne pense pas qu’on invente une histoire pareille, je voulais parler avec vous de ce qu’Angélique m’a dit… ». Ils sont devenus adultes et ce livre est le lien que j’ai créé entre Thibault Angélique, Lucie et Sylvain.

La première étape a été d’apprendre l’existence de leur frère et de leur sœur mais quelques années après, la deuxième a été d’apprendre comment Jacky les avait tués. Il les a tués avec une arme à feu. Je venais de me séparer d’Eric, leur père, ça a été terrible pour Thibault et Angélique. Ils ne voulaient plus aller le voir. Ils ont été accompagnés par un psy et j’ai téléphoné à Eric pour qu’il comprenne : « J’ai confiance en toi, je sais que tu ne leur feras pas de mal, maintenant à toi aussi, de les convaincre et de les rassurer. » C’est ce qui s’est passé, et ils ont continué à voir leur papa.

Vous décidez de faire exhumer Lucie et Sylvain et de les incinérer. Le 22 mars 2017, vous organisez une cérémonie très émouvante avec ceux qui les ont aimés. Vous écrivez : « Ensemble, par notre présence, par la musique, par nos gestes, par nos paroles, nous avons libéré ma petite Lucie et mon petit Sylvain. »

J’ai su, après coup, que tout le monde pensait que j’allais me suicider. Mes parents avaient envisagé une place pour moi dans le caveau familial. Après avoir vécu dans la culpabilité toutes ces années, le jour où je m’en suis libérée, j’ai décidé : « Je ne veux pas être avec Jacky. Je veux être avec Lucie et Sylvain ». Je ne voulais pas imposer à mes enfants de s’occuper de ça quand je ne serais plus là, j’ai donc tout organisé. Cela a été un moment merveilleux.

J’ai réuni 80 personnes pour l’incinération de mes deux enfants qui n’étaient plus de ce monde depuis 27 ans. Un moment merveilleux car il y a 30 ans, beaucoup n’avaient pas pu leur dire au revoir. Ce jour-là, on l’a fait avec notre cœur, en présence et dans la conscience. Ma fille Angélique s’est adressée à eux, et c’est la première fois qu’elle les a appelés par leurs prénoms. On a libéré Lucie et Sylvain et on a libéré la parole.

J’ai eu beau réfléchir, je ne sais pas comment j’aurais pu éviter qu’il arrive ce qui est arrivé. Cela devait être ainsi. J’ai avancé dans la vie, je suis aujourd’hui telle que je suis, je me dis que ce jour a été le plus beau jour de ma vie parce que j’ai réinscrit Lucie et Sylvain dans l’arbre généalogique de la famille. Plus personne désormais n’a peur d’en parler, mes neveux et nièces osent me raconter leurs souvenirs communs.

Ce livre est mon dernier accouchement, j’ai fait le choix de ne plus penser à Lucie et Sylvain que dans l’amour.

Vous découvrez après le drame que non seulement votre ex-mari a tué vos enfants mais a voulu effacer toute trace de leur existence en détruisant les albums de photos…

C’est une violence incroyable. J’étais chez des amis en Normandie, la police avait enlevé les scellés de notre maison, j’ai demandé à mon père d’y entrer pour récupérer les photos des enfants. Avec le traumatisme et les médicaments, je n’arrivais plus à me souvenir de leurs visages. Il est revenu en me disant, « Les photos ont été détruites ». J’ai vraiment eu le sentiment qu’ils mourraient une deuxième fois.

J’ai appelé tous mes amis, mes frères et sœurs, les institutrices, j’ai récupéré des cahiers d’école, des dessins, des photos. Je n’oublierais jamais ce moment parmi tous ceux qui m’ont fait le plus souffrir.

Ce livre est mon dernier accouchement, j’ai fait le choix de ne plus penser à Lucie et Sylvain que dans l’amour. Ils sont dans mon cœur au chaud. Je ne suis pas dans le déni : je sais qu’ils ont été tués d’une balle en pleine tête avec une carabine. Le matin. Lucie est morte la première.

Je connais tous les faits, mais désormais pour vivre bien, grâce aussi à la sophrologie que je pratique, je choisis de positiver en ne gardant que les bons souvenirs. Nos moments partagés, nos balades, nos jeux, nos films, nos lectures. C’est la vie que j’ai vécue avec Lucie et Sylvain. Le drame est survenu, je l’ai accepté depuis quelques années, c’est ainsi qu’aujourd’hui je vis mieux, et je crois que j’ai raison.

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