Sur les traces de Delphine Jubillar

Infirmière et mère de deux enfants, Delphine Jubillar était sortie promener ses chiens lorsqu’elle a disparu, dans la nuit du 15 au 16 décembre dernier, à quelques pas de son domicile de Cagnac-les-Mines, dans le Tarn. Plus de trois mois d’enquête mais toujours aucun suspect connu.

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Disparue, sans laisser de trace

Les chiens de la brigade cynophile de la gendarmerie ont perdu sa trace à hauteur du panneau stop, en haut du vallon où s’étend un lotissement de maisons hétéroclites, modestes pavillons au crépi blanc ou saumon, maisons contemporaines d’architecte et villas cossues.

Au point précis où se termine la rue Yves-Montand, à une centaine de mètres du numéro 19 où vivait Delphine Aussaguel, épouse Jubillar, depuis huit ans. À gauche du panneau, une petite route serpente vers la campagne qui entoure le paisible village de Cagnac-les-Mines, dans le Tarn. À droite, la chaussée file vers les ruelles du centre du bourg en longeant l’église, le boulodrome et le préau sous lequel répètent le samedi les petites élèves du cours de danse.

Évaporée dans la nuit glaciale, à quelques jours du réveillon de Noël.

Selon le témoignage de son mari, la jeune infirmière de 33 ans, mère d’un garçon de 6 ans et d’une petite fille de 18 mois, serait allée dans la nuit du 15 ou 16 décembre promener ses deux chiens shar-pei. Ces derniers sont revenus seuls dans la villa aux murs de brique rouge, dont l’apprêt de finition n’a pas encore été posé. Leur maîtresse n’est jamais rentrée.

Évaporée dans la nuit glaciale, à quelques jours du réveillon de Noël. Sa piste immatérielle, odeur que seuls peuvent capter des chiens entraînés aux investigations de terrain, restée en suspens, quelques heures – voire quelques jours – après sa disparition.

Un village à l’arrêt

En suspens, c’est tout un village qui l’est depuis de si longues semaines. Comme figé dans cette nuit d’hiver 2020, alors que la douceur du printemps est revenue. La brise douce et le bleu lumineux du ciel qui écrasent Cagnac-les-Mines ne sont que trompe-l’œil.

Ce lotissement, dont les rues portent les noms de Montand, Piaf et Nougaro, qui est plus charmant que ne le laissent supposer les dizaines de photos parues dans la presse, est devenu l’épicentre d’une catastrophe redoutée, sans cesse questionnée depuis des jours et des jours, par la famille de la victime, les ami·es et les voisin·es.

Et bien au-delà de ce coin vallonné du Tarn, entouré de forêts denses, de buissons noueux entremêlés, de cavités de cet ancien sous-sol d’exploitation minière de charbon, traversé par les rives escarpées d’un fleuve qui s’allonge jusqu’au grand barrage de Marsac.

Les disparitions en février 2000, à ce jour toujours inexpliquées, à Toulouse, à une heure d’autoroute de Cagnac-les-Mines, de Suzy Viguier, quadragénaire mère de trois enfants, comme celle d’Amandine Estrabaud, 30 ans, en juin 2013 à Roquecourbe, un autre village du Tarn – affaires sans cadavres ni preuves déterminantes – hantent toujours les esprits.

Des théories inondant les réseaux face à l’impasse de cette disparition

Le « mystère » de celle de Delphine Jubillar obnubile les internautes autoproclamés enquêteurs ou procureurs sur les réseaux sociaux. Et charrie un torrent incessant de tweets et de posts Facebook, entre rumeurs, soupçons, hypothèses les plus farfelues et son lot de « révélations » de médiums assurant être « en contact avec l’âme » de la disparue ou la « voyant prisonnière d’une secte ».

À l’heure où nous bouclons cet article, Delphine Jubillar, jeune infirmière du service de gériatrie de la clinique Claude-Bernard, à Albi, héroïne anonyme comme tant d’autres en lutte contre la pandémie de Covid, qui relayait les messages de soutien aux soignant·es, entre deux photos tendres de ses deux enfants et deux partages sur La casa de papel et Stranger things sur sa page Facebook – DelphineLouisElyah –, est toujours introuvable.

Départ volontaire ? Enlèvement ? Séquestration ? Meurtre ? Le procureur de Toulouse Dominique Alzeari a ouvert une enquête pour « arrestation, enlèvement, détention ou séquestration arbitraire » contre X et confié l’enquête à deux magistrats toulousains et à la Section de recherches de la gendarmerie de Toulouse. La discrétion verrouillée des enquêteurs et de la justice tranche avec l’emballement médiatique et sur les réseaux sociaux.

Seul un communiqué officiel, à la veille de Noël 2020, précise que « rien n’indique que cette disparition a pu être volontaire » et que « ces faits se poursuivant depuis plus de sept jours accomplis revêtent désormais une qualification criminelle ».

Une atmosphère pesante

« Des gendarmettes sont venues interroger tous les habitants de cagnac, souffle une jeune femme rencontrée sur le chemin de l’école maternelle, sa fillette lovée dans les bras. Des perquisitions ont eu lieu. Des battues citoyennes aussi. Et rien, toujours rien… On voit les hélicos tourner souvent au-dessus du village, des voitures de gendarmes, des drones survoler la région. Tout cela pèse sur l’atmosphère. Jusqu’ici il ne se passait rien dans notre bourg. On a l’impression de vivre un cauchemar qui n’en finit pas. »

C’est toute une communauté, traumatisée, sous tension, qui semble sous cloche. À bout de nerfs même, tant les habitants se ferment, éprouvés par la soudaine et si triste notoriété de ce coin de campagne d’ordinaire si paisible.

Jusqu’ici il ne se passait rien dans notre bourg. On a l’impression de vivre un cauchemar qui n’en finit pas.

À commencer par les femmes du village, reconnaît encore cette jeune habitante de la même génération que la disparue et qui, comme toutes celles rencontrées, requiert l’anonymat. « Comment ne pas s’identifier ? Comment ne pas se sentir concernée ? questionne la jeune mère blonde. Cette histoire nous hante toutes. »

Près du parc où jouent et goûtent les enfants après l’école, une nourrice évoque la tristesse de « toute la communauté, dont l’une des mamans, une des nôtres, a disparu ». Elle dit que « le village s’est arrêté de respirer. Plus rien ne sera jamais pareil ici, quelle que soit l’issue ».

Une disparition devenue un combat de femmes

Dans cette affaire, une évidence est certaine : la disparition soudaine et inexpliquée de Delphine Jubillar, que toutes croisaient le matin devant l’école primaire, à la boulangerie, à la pharmacie et après la sortie de l’école au City Parc, entre le terrain de basket et l’aire de jeux où se retrouvent parents et enfants, est devenue un combat de femmes tant celles-ci se mobilisent depuis des mois pour rechercher l’absente.

Elles ont été en première ligne des deux battues citoyennes organisées le 23 décembre dernier, lors desquelles mille huit cents volontaires ont ratissé les bois et les terrains entourant le village. Depuis, une dizaine d’entre elles – amies, voisines, connaissances – se retrouve régulièrement pour fouiller les zones dans lesquelles elles espèrent trouver la moindre trace qui pourrait être reliée à la disparition de l’infirmière.

Ainsi Stéphanie Bessières, une assistante commerciale trentenaire qui vit à Gaillac, petite ville où a grandi Delphine née Aussaguel et où vit le frère de celle-ci, sillonne chemins de forêt et berges du Tarn par « solidarité féminine », dit-elle.

Férue de randonnées, elle a demandé l’autorisation aux gendarmes d’organiser des sorties en groupes de cinq au maximum à la recherche d’indices utiles à l’enquête. Équipée de chaussures de marche, sac à dos, gants en latex et bâtons de marche nordique, Stéphanie, concentrée, fouille le samedi matin chaque buisson des zones qu’elle choisit, rejointe régulièrement par des femmes de la région, anonymes bouleversées, comme elle, par la disparition de la jeune mère de famille qu’aucune d’entre elles ne connaissait.

Ce qui lui est arrivé peut être considéré comme une des violences faites aux femmes et nous concerne toutes.

« Quand j’ai participé à la battue citoyenne, une femme gendarme nous avait conseillées : ‘Soyez le plus curieuses possible ! Cherchez le moindre bout de tissu, ticket de caisse, mégot…’ Enlèvement, meurtre, nous ne connaissons pas les raisons et la clé du mystère de sa disparition, c’est l’affaire des enquêteurs, mais ce qui lui est arrivé peut être considéré comme une des violences faites aux femmes et nous concerne toutes », explique la randonneuse.

"Nous te cherchons, nous ne t’oublions pas"

Sur leurs pages Facebook, le petit groupe de copines de Delphine relaie sans cesse l’avis de disparition officiel de la gendarmerie. Karine, la boulangère, amie proche de la disparue, bouleversée et murée dans le silence, a collé l’avis de recherche sur la vitre arrière de sa voiture. Sur la devanture du tabac-presse, ce dernier figure aussi, entre deux petites annonces et l’avis de disparition d’un chat du voisinage.

À Noël et au Nouvel an, les copines « de cœur » de la disparue ont posté sur leurs comptes des photos avec des filtres pastel de Delphine, souriante lors de fêtes entre amies, et ces commentaires lancinants : « Tu nous manques », « Nous te cherchons, nous ne t’oublions pas ». Plusieurs d’entre elles, ainsi qu’une collègue soignante et la nounou de ses enfants, souhaitent se porter partie civile, comme l’ont fait de leur côté les deux frères et la sœur de Delphine, et d’un autre côté Cédric Jubillar, son mari.

Un mariage sur la route du divorce

« Ils se sont connus à une fête à la fin de leur adolescence », se souvient A., qui était au lycée à Albi avec Delphine et souhaite témoigner anonymement. Coup de foudre. Romance. Mariage. Lune de miel aux Maldives et emménagement dans une maison construite par son jeune époux dans un nouveau lotissement de Cagnac-les-Mines, à un quart d’heure de son poste à la clinique Claude-Bernard. Louis, leur fils aîné, a 6 ans. Elyah, la petite dernière, 18 mois.

Le couple se serait délité sur fond de problèmes financiers courant 2020. Une avocate a révélé aux enquêteurs que le jeune ménage s’apprêtait à entamer les démarches d’un divorce par consentement mutuel.

Peu avant sa disparition, elle nous avait juste dit qu’ils passeraient le dernier Noël tous les quatre et qu’ensuite ils annonceraient aux enfants que ‘Papa et maman allaient divorcer’.

Aux abords de la clinique Claude-Bernard, à Albi, où travaillait de nuit Delphine Jubillar, une jeune soignante souligne la mobilisation et l’inquiétude des collègues de l’infirmière. « C’est une femme lumineuse et douce, très empathique avec les patients, souligne-t-elle. Elle travaillait en pneumologie avant d’intégrer le service gériatrie. Passionnée par son métier, bosseuse et très bonne camarade, elle travaillait parfois plus que ses douze heures de service de nuit. Toujours d’humeur égale, personne ne l’a jamais vue triste ou énervée, c’était fluide, cool et même reposant de travailler avec elle. Delphine était très proche de ses enfants, elle les appelait souvent pendant ses pauses. Peu avant sa disparition, elle, toujours très discrète sur sa vie privée, nous avait juste dit qu’ils passeraient le dernier Noël tous les quatre et qu’ensuite le couple annoncerait aux enfants que ‘Papa et maman allaient divorcer’. » Comme 130 000 couples par an, selon les statistiques officielles de 2020.

Enquête en cours, discrétion de mise

Sur Internet, dans la foulée du procès de Jonathann Daval et des aveux en mars du conjoint de Magali Blandin retrouvée assassinée en Bretagne, la rumeur récurrente désigne, au mépris de la présomption d’innocence et sans aucune information fiable et « sourcée », le mari de l’infirmière.

« Les statistiques officielles font état de 50 000 disparitions, dont 10 000 inquiétantes, par an en France, explique le professeur en criminologie Alain Bauer*. Une femme mère de famille qui disparaît, c’est de fait inquiétant. Parmi les probabilités, celle d’une responsabilité au sein de l’entourage, dont le conjoint, est toujours à l’étude par les enquêteurs. C’est une hypothèse parmi d’autres étudiée pendant l’instruction. Une enquête demande une procédure technique précise, des vérifications scientifiques, et l’absence de corps complique les investigations. Le temps de l’enquête n’est pas le temps médiatique ni celui des réseaux sociaux. »

« Les enquêtes judiciaires sont compliquées, ont besoin de faits, de preuves, de mobiles, renchérit Jean Cohadon, le renommé chroniqueur judiciaire à Toulouse de La Dépêche du Midi et intervenant à l’École nationale de la magistrature de Bordeaux. Plus on est discret sur une affaire, moins on en parle et plus elle progresse. Gendarmes ou policiers travaillent, recueillent et recoupent les témoignages, procèdent à des vérifications et des écoutes. Une enquête verrouillée sans aucune fuite dans la presse ne signifie pas qu’elle n’avance pas. Au contraire. »

Plus on est discret sur une affaire, moins on en parle et plus elle progresse.

Pour Maître Laurent Nakache-Haarfi, avocat de la sœur et des deux frères de Delphine Jubillar, « l’hypothèse que Delphine, mère aimante et dévouée, parte sans ses enfants est une hypothèse impossible pour mes clients. Nous faisons confiance à la justice pour se donner les moyens d’enquêter dans cette région minière, truffée de cavités et de sous-bois. »

L’instruction face au procès médiatique

À la souffrance et à l’inquiétude vertigineuses que ses clients éprouvent, il faut ajouter, selon l’avocat, le procès en « mauvaise mère » que d’aucuns, partisans d’une fuite volontaire de la jeune femme, instruisent à coups de rumeurs nauséabondes : « Ils sont écœurés par le procès qui est parfois fait à leur sœur, décrite dans certains commentaires comme une femme partie pour refaire sa vie après une rencontre sur des sites internet ! Jusqu’à lui coller l’image salissante et dégradante pour une femme d’être une ‘mère indigne’, de fille ‘facile’ à la recherche de rencontres masculines. On oublie que c’est elle, la victime, pas la coupable de sa disparition ! Tous ceux qui connaissent Delphine savent que c’est une mère sérieuse, une femme qui travaille et gère tout, entièrement dévouée à sa famille. Elle est le pilier du couple. « 

Delphine s’était inscrite sur des sites de rencontre. Elle souhaitait refaire sa vie et vendre la maison dont elle payait le crédit.

Cédric Jubilar, le mari de Delphine

Le vent mauvais de la rumeur sur les réseaux sociaux, amplifié par ceux qu’il désigne comme des « procureurs du Net » ou des « Sherlock Holmes » numériques, exaspère aussi Maître Jean-Baptiste Alary, bâtonnier d’Albi et avocat de Cédric Jubillar.

Il en dénonce le storytelling caricatural : « On y décrit mon client comme un ‘fumeur de pétard’ marginal, un tire-au-flanc sans emploi fixe, qui n’aurait pas fini sa maison. C’est très révélateur d’une société hyper-moraliste. La maison n’est pas terminée ? L’intérieur – tous ceux et toutes celles qui sont entrés dans la maison vous le diront – est nickel et aménagé. C’est un jeune couple aux revenus modestes, financer des travaux coûte cher. On trouve suspect que mon client ait, très tôt, appelé à 4 heures du matin pour signaler à la gendarmerie que sa femme n’était pas rentrée ? S’il ne l’avait pas fait, on l’aurait aussi soupçonné d’avoir tardé ! La disparition de Delphine est intervenue dans la foulée du procès Daval. Et sans doute cela pèse-t-il dans certaines rumeurs qui en font le coupable tout désigné. »

Dans quel esprit est son client qui, en tant que partie civile, sera auditionné mi-avril par le magistrat instructeur de l’affaire ? « Serein. » Des perquisitions ont eu lieu au domicile du couple.

Les examens au Bluestar, qui détecte la plus infime tache de sang, et avec un appareil qui sonde les murs et les sols n’ont officiellement rien donné. Dans le village – que l’on sent à cran –, proches, amies, copines, voisines de la jeune femme, brune discrète et souriante dont l’absence obsède, continuent de fouiller les bosquets et les forêts alentour, entrelacs de ronces et de ravines, entre espoir et idées noires.

Sur le mur latéral de l’école, en surplomb du City Park, lieu de rendez-vous des mères et de leurs enfants, une main anonyme a gravé un cœur dans la pierre et un surnom : « Delf ». Celui de l’une des leurs.

(*) Coauteur, avec Christophe Souliez, de 3 minutes pour comprendre les 50 plus grandes affaires criminelles de notre histoire, éd. Courrier du Livre, et coprésentateur, avec Marie Drucker, de l’émission « Au bout de l’enquête, la fin du crime parfait ? » sur France 2.

Article initialement paru dans le magazine Marie Claire daté mai 2021.

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