Superstudio, toujours super d’actualité
Dans la liste des expositions qu’il faudrait voir à tout prix en cette période troublée, l’événement « Superstudio Migrazioni » au CIVA de Bruxelles occupe clairement l’une des premières places. L’actualité est taquine : elle nous prive de libre mouvement pour cause de pandémie mondiale, doublée de confinement forcé, alors que l’exposition en question met en lumière le travail d’un groupe architectural qui n’a cessé de vanter les mérites du mouvement perpétuel pour échapper à un urbanisme et un système économique voraces.
Superstudio, super radicaux
Méconnu du grand public, Superstudio joue pourtant un rôle majeur dans l’histoire du design italien. Celui de trublion, ou d’empêcheurs de tourner en rond, si vous préférez. Comme le groupe Memphis ou la bande d’Archizoom, Superstudio appartient à cette génération d’enfants terribles de l’architecture et du design bien décidée à mettre un peu de bazar dans la super-société de super-consommation de la fin des années 60. Chaque membre de cette équipée sauvage est né dans le chaos de la Seconde Guerre Mondiale et s’éveillera au monde dans une Italie abîmée par ses antagonismes.
Au pays de la Botte, le radicalisme a alors la cote. A Florence en particulier. C’est sur les bancs de la Faculté d’architecture de la capitale du nord de l’Italie que les têtes pensantes du super projet se renforcent et se rencontrent. A l’époque, apprendre un art, quel qu’il soit, ne va pas sans s’intéresser au militantisme. Les camarades Adolfo Natalini et Cristiano Toraldo di Francia cultivent ce désir commun de réinventer la société – rêve à vrai dire partagé par une bonne partie de la jeunesse d’alors. Mais eux ce sera via leur discipline, l’architecture entre autres, et avec une bonne dose de radicalité…
La super-architecture est l’architecture de la superproduction, de la superconsommation, de la super induction à la consommation, du supermarket, du superman et du supercarburant. Les mythes de la société prennent forme dans les images que la société produit
La radicalité n’empêche pas d’être dans le coup. À la manière des groupes musicaux en vogue, ils font disparaître les individualités derrière un nom aux consonances internationales, comme le feront leurs camarades d’Archizoom. C’est d’ailleurs en leur compagnie qu’en 1966, Adolfo Natalini et Cristiano Toraldo – bientôt rejoint par Gian Piero Frassinelli, Roberto et Alessandro Magris ainsi qu’Alessandro Poli – qu’ils fondent officiellement leur groupe et présentent leur première exposition. «Superarchitettura», l’expo donc, annonce en grande pompe à l’époque et aux pontes de l’architecture en particulier qu’ils risquent d’être bousculés par une jeune garde désireuse de renverser un système en utilisant en dérision son propre langage. « La super-architecture, écrivent-ils dans leur manifeste, est l’architecture de la superproduction, de la superconsommation, de la super induction à la consommation, du supermarket, du superman et du supercarburant. Les mythes de la société prennent forme dans les images que la société produit. » Pendant une dizaine d’années, les italiens de Superstudio vont remettre en question le rôle de l’architecture au sein de la société à grands coups de visions fugaces de la ville de demain, de vidéos hypnotiques, de manifestes bien rodés, de collages futuristes et poétiques et bien évidemment de quelques pièces de design devenues célèbres, à l’inverse d’eux…
Eux qui ont prôné le mouvement perpétuel n’ont eu de cesse de remettre en question leur art. Elevés sur les bancs de la Faculté d’architecture à construire en masse sous les préceptes de Le Corbusier et sa clique de fanatiques de la ville moderne, ils ont, il est vrai, peu construit dans la réalité. Cette réalité d’alors faite de barres d’immeubles et de standardisation des espaces de vie. Leur cité radieuse à eux se déploierait sur une tout autre échelle : celle de la poésie (ir)rationnelle.
Des collages méconnus et un motif entré dans l’histoire du design
C’est cette poésie qu’un demi-siècle après, le CIVA de Bruxelles interroge à travers le prisme de l’exposition Superstudio Migrazioni. Comprenez « Migrations ». L’expo emprunte son titre à un dessin du groupe réalisé en 1969 et qui représente une nuée d’oiseaux. « Les migrations sont les sels de la culture » comme on entend Gian Piero Frassinelli l’évoquer dans une vidéo de présentation de l’exposition. L’exposition met l’accent sur cette imagination sans commune mesure d’un groupe qui invite à regarder l’urbanisme, l’architecture et le design sous des prismes multiples qui étaient les matières de prédilection de certains membres de l’équipe. Architecture, design, art, mais aussi anthropologie, science, technologie, Superstudio faisait fi des divisions traditionnelles entre les disciplines mais aussi entre les frontières géographiques.
L’histoire veut que la super inventivité du groupe ait peu produit d’objets design. Les faits sont vrais, mais leur production, même minime, répond avec ironie à la réalité tragique de l’urbanisme triste et tragique galopant d’alors. Chez Superstudio, le design se pense d’abord comme évasion avant d’être une fonction. Les objets de design que le groupe développe dès 1967 avec l’entreprise italienne Poltronova sont dotés d’une forte « charge figurative » comme dans une « super nature » où la fluidité est reine : canapés (« Sofo ») et lampes (« Passiflora ») prennent la forme de vagues, de fleurs ou d’arcs-en-ciel. Par leurs couleurs vives et leurs matériaux innovants, ces pièces auraient tout à fait pu se fondre dans la masse des objets du moment, férus de pop art et de couleurs criantes, mais non, la bande les a imaginé comme des « corps étrangers introduits contre les normes bourgeoises et les formes du modernisme progressiste ». L’expo propose d’ailleurs de tester certains meubles conçus par Superstudio durant ses deux premières années d’activité (1966-68) comme le « Supersalone » édité chez Poltranova.
Très vite, la bande s’éloignera de cette posture révolutionnaire au langage créatif pour lui préférer une poétique irrationnelle. Celle qui éclate sur les dessins, textes, collages et photomontages rassemblés le temps de l’exposition. Nuages, nature, machines et humains peuplent ses images volontairement alambiquées, exhubérantes, impressionnantes dans leur volonté de sortir du cadre d’une architecture bornée et classique. Sur de nombreux collages, un paysage graphique revient sans cesse, notamment dans la série « Monumento Continuo » que le groupe élabore pour la Triennale « Architecture et liberté » de Graz en 1969. Une grille infinie composée de cases blanches et de lignes noires qui habillera quelques années plus tard la collection « Misura », une série de tables, chaises, tabourets éditée chez Zanotta et présentée lors de l’exposition.
Avec ce motif radicalement différent de leur première conception, le groupe cherche dans un nouveau coup d’éclat à annuler l’objet, la beauté froide de ce dernier doit ouvrir à une pluralité de sa manipulation. Le motif quadrillé devient moyen à une refondation des intérieurs. La grille devient un « réseau transposable dans différentes zones, à différentes échelles pour la construction d’une nature sereine et immobile dans laquelle se reconnaître ». Avec les années, cette grille révolutionnaire deviendra l’un des motifs cultes du design, multi-utilisé mais rarement référencé à l’utilisation faite par la bande de Superstudio.
Comme bien des aventures radicales, celle de Superstudio aura été fulgurante. Une décennie pas plus. A l’aube des années 80, chacun de ses membres retournera à sa discipline favorite. Le Civa de Bruxelles prouve que bien qu’éphémère, l’histoire de ces créateurs italiens mérite son récit, encore plus à l’heure actuelle où, comme à l’aube des année 70, les défis sont de nouveaux les mêmes à l’échelle politique, mais aussi économique, technologique et environnementale. Au-delà de quelques meubles cultes légués à l’histoire du design mondial, ce que nous transmet Superstudio c’est l’indiscipline, le goût pour une curiosité multiple sans limites et l’idée que l’architecte est l’un des nombreux agents de la construction de la société de demain. Une somme d’idées toujours super d’actualité.
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Superstudio Migrazioni
A voir jusqu’au 16 mai 2021 au Civa de Bruxelles
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