Stella Morris : Julian Assange, son amour, sa bataille

Voler la couche de l’enfant pour établir sa filiation grâce à l’ADN ainsi dérobé. Voilà le plan des autorités américaines, a alerté un garde de l’ambassade de l’Équateur, à Londres. « On a reçu des instructions, n’amenez plus le bébé ici », glisse-t-il à la jeune mère un jour d’automne 2018. Le garçonnet est le portrait craché de son père, Julian Assange.

Alors qu’il était réfugié au sein de la représentation diplomatique équatorienne à Londres, le fondateur de Wikileaks traqué par la CIA pour avoir exposé au grand jour des documents confidentiels de l’armée et de la diplomatie américaine sur les crimes de guerre des États-Unis en Afghanistan et en Irak a réussi à conserver son secret plus de deux ans : il a eu deux enfants avec l’une de ses avocates, Stella Morris.

Et depuis l’arrestation de leur père par la police britannique, en 2019, Gabriel et Max continuaient d’aller lui rendre visite en toute discrétion à la prison de haute sécurité de Belmarsh, sur les rives de la Tamise. Mais au printemps dernier, alors que le coronavirus se répand, sa compagne écrit une lettre à la juge pour solliciter sa remise en liberté provisoire. La demande est refusée, tout comme celle de ne pas rendre publique son identité à elle.

Un amour né dans un espace truffé de caméras et micros 

Après tant « d’immenses efforts pour protéger notre vie privée », cette exposition contrainte a finalement été « un soulagement », déclare Stella Morris. Elle se bat désormais devant les caméras du monde entier pour celui qui partage sa vie depuis six ans et pour permettre à ses enfants de grandir auprès de leur père. « Aujourd’hui, le vrai danger est qu’il soit extradé et que cela lui coûte la vie, toutes les autres considérations sont passées au second plan », nous explique la jeune femme de 38 ans lors d’un entretien en visioconférence depuis Londres.

En début d’année, la justice britannique a rejeté la demande d’extradition des États-Unis au motif que le risque de suicide du prisonnier était trop élevé. Mais le gouvernement de Joe Biden a fait appel de cette décision. Accusé d’espionnage, il risque donc toujours jusqu’à cent soixante-quinze années de prison aux États-Unis. Il y a dix ans, ce n’est pas par amour que Stella Morris a rejoint l’équipe de défense de Julian Assange, mais par conviction. « J’ai grandi en Afrique du Sud. Mes parents militaient dans le mouvement anti-apartheid, ils ont été interrogés par la police, intimidés, et nous avons perdu un ami très proche, assassiné. Je n’avais que 2 ans mais c’est un évènement traumatisant dans l’histoire de ma famille. Mes références culturelles et politiques sont donc peut-être un peu inhabituelles. »

En lisant les accusations, il était clair pour moi qu’il était innocent.

C’est tout naturellement que la jeune avocate en droit international, diplômée de l’université d’Oxford, s’intéresse à l’organisation Wikileaks, qui publie sur Internet des dizaines de milliers de documents américains classifiés. Pour elle, la démarche de révélations de l’organisation dirigée par l’activiste australien représentait « une forme d’incarnation des valeurs occidentales ». Alors, en 2011, lorsque l’avocate principale de Julian Assange cherche à renforcer son équipe pour traiter les accusations de viol et d’agression sexuelle qui le visent en Suède, Stella Morris, de son vrai nom Sara Gonzalez, répond présente.

Elle parle suédois couramment. « Il était absolument évident que le volet suédois avait été profondément politisé dès le début, déclare-t-elle. J’ai trouvé cela très intéressant. Et en lisant les accusations, il était clair pour moi qu’il était innocent. » Le parquet suédois a classé sans suite l’enquête pour viol à cause « du temps écoulé (…) qui a eu pour conséquence d’affaiblir les éléments de preuve » : les faits d’agression dont il a été accusé sont prescrits.

À partir de 2012, de peur d’être extradé vers la Suède, Julian Assange s’enferme dans l’ambassade d’Équateur. La jeune avocate s’y rend quotidiennement, planche sur la stratégie de défense, sert d’interprète en suédois et espagnol. Au fil du temps, « la dynamique a changé », dit-elle toute en retenue. Stella Morris lève vers le haut ses grands yeux sombres, marque une pause, avant de se lancer : « Nous avons appris à nous connaître. Nous avons choisi de passer plus de temps en tête-à-tête. À l’évidence, nous appréciions la compagnie de l’autre. La relation est devenue romantique. »

Leur histoire d’amour naît donc dans un espace truffé de caméras et puis de micros posés par la compagnie de sécurité de l’ambassade, qui transmet les informations aux renseignements américains. Seuls quelques mètres carrés échappent à cet espionnage 24 heures sur 24.

Nous avons appris à nous connaître. Nous avons choisi de passer plus de temps en tête-à-tête. À l’évidence, nous appréciions la compagnie de l’autre. La relation est devenue romantique.

Un plan pour empoisonner Julian

Dans cet « environnement extrêmement hostile », totalement hors de leur contrôle, « la seule chose de certaine, était notre lien, notre amour l’un pour l’autre… » Leur désir d’enfants a grandi. « L’incroyable pouvoir de l’amour… ça semble cliché mais c’est vrai. »

Pour protéger leur intimité, ils avaient installé une tente. Lorsque Stella tombe enceinte, elle l’annonce à Julian Assange en lui faisant passer discrètement un petit papier. Pour la naissance de Gabriel, son premier fils, en mai 2017, il assiste à l’accouchement à distance par vidéo. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le bébé est ensuite emmené une fois par semaine à l’ambassade aux yeux de tou·tes. C’est un ami, professeur de chinois, qui s’en charge en le faisant passer pour son propre enfant. Mais avec l’élection d’un président équatorien pro-américain et celle de Donald Trump en 2017, l’atmosphère derrière les murs en briques rouges de la représentation diplomatique devient de plus en plus angoissante.

La seule chose de certaine, était notre lien, notre amour l’un pour l’autre…

« L’Équateur cherchait n’importe quel prétexte pour expulser Julian de l’ambassade. Le personnel nous harcelait. J’avais peur pour sa vie. Je sentais que c’était très dangereux. Tout pouvait se passer. » C’est là qu’un membre de la sécurité la prévient du projet de dérober la couche de Gabriel. Stella Morris est alors de nouveau enceinte. Elle en est à son sixième mois. Son médecin la met en garde : son niveau de stress risque de mettre en péril la grossesse. Fin novembre 2018, elle cesse ses visites.

À l’automne dernier, lors du procès en extradition de Julian Assange, un informaticien de UC Global, la société espagnole qui était en charge de la sécurité de l’ambassade, et un individu qui avait des parts dans l’entreprise, ont témoigné anonymement. Selon eux, des discussions d’un plan pour enlever ou empoisonner Assange ont eu lieu entre le directeur de l’entreprise et « les amis américains ».

Assange, incarcéré à la prison de Belmarsh depuis 2019

En avril 2019, le fondateur de Wikileaks est finalement arrêté par la police britannique et incarcéré à la prison de Belmarsh, près de Londres, qui a l’un des régimes carcéraux les plus durs du pays. Considéré comme suicidaire, Julian Asssange, qui a été diagnostiqué atteint du syndrome d’Asperger, une forme d’autisme, a passé plusieurs mois dans l’unité médicale de Belmarsh. Et depuis un an, afin de limiter la propagation du coronavirus, les détenus sont enfermés dans leur cellule 24 heures sur 24 lors des pics de contagion.

Allons voir papa dans la grande maison.

« L’isolement est drastique », souligne Stella Morris. Ces derniers mois, les visites ne se comptent même pas sur les doigts d’une main. Avec obligation de garder une distance de sécurité de deux mètres, interdiction de se toucher, de s’embrasser. Gabriel et Max sont bien trop petits pour comprendre l’étrangeté de la situation. « L’environnement est étrange mais les enfants s’adaptent à tout. Je leur dis : ‘Allons voir papa dans la grande maison.' »

Pour que la prison ne se transforme pas en cocotte-minute prête à exploser, l’administration pénitentiaire autorise davantage d’appels aux proches. Julian Assange leur téléphone plusieurs fois par jour. « Max est bavard mais il n’a encore qu’un répertoire de mots limités, essentiellement autour de la nourriture. Gabriel, lui, raconte ce qu’il a fait dans sa journée. » Parfois, ils voient leur père sur l’écran de la télévision, leur mère ou eux-mêmes « et cela leur semble normal ».

"Je veux qu’il rentre à la maison"

Mais cette situation reste toujours préférable à une extradition. « Les conditions carcérales aux États-Unis sont infiniment plus dures que celles de Belmarsh. Son procès relève de la sécurité nationale : des ‘mesures administratives spéciales’ lui seraient donc probablement appliquées. Concrètement, cela signifie qu’il serait mis à l’isolement complet. Pour faire de l’exercice, il peut être extrait de sa cellule à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, dans une sorte de cage qui fait la taille d’une place de parking. Il n’aurait droit qu’à un coup de fil de quinze minutes par mois à ses proches. Je n’aurais pas le droit de m’exprimer dans les médias sur son état, ses avocats non plus, égraine Stella Morris. S’il est condamné, il sera incarcéré dans le Colorado, la pire prison du pays, celle où est détenu El Chapo (narcotrafiquant mexicain, ndlr). »

Une condamnation à mort qui ne dit pas son nom. À travers le monde, nombre d’institutions, organisations de défense des droits de l’homme et des journalistes réclament la libération de Julian Assange et dénoncent un acharnement politique. « C’est une affaire assez extraordinaire par son côté abusif, elle va beaucoup trop loin », martèle Stella Morris. Mauvaise nouvelle, l’administration du nouveau président américain poursuit la politique de Donald Trump : alors qu’elle avait la possibilité d’abandonner les poursuites, elle a confirmé la volonté de les maintenir.

Le destin de Julian Assange, celui de Stella Morris et de leurs deux enfants sont à nouveau entre les mains de la Haute Cour britannique. Si la juridiction rejette l’appel des autorités américaines contre le refus d’extradition décidé en janvier, il sera libéré. Quand on lui demande si elle parvient à envisager le futur, Stella Morris reprend son souffle, répond pudiquement que « c’est dur » : « Je veux juste qu’il rentre à la maison, guérisse, profite de nos enfants et qu’il se reconnecte à la nature, dont il a été privé depuis une décennie. » Et à ce moment précis, un chant d’oiseau se faufile par la fenêtre de son salon, comme un doux appel vers la liberté. 

Cet article a été initialement publié dans le n° 825 du magazine Marie Claire, daté de juin 2021.

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