«Spare Ribs», Sleaford Mods envoie du steak

«La plage est pourrie ! C’est pas Point Break ! Personne ne surfe ici Circulez, y’a plus rien à voir : l’Angleterre s’effondre, vieux souvenir soldé, vendu en pièces détachées, décimé par les décisions suicidaires, les positionnements absurdes, les déchirements sans fin. Ne manquait qu’une dernière torpille pour l’envoyer définitivement par le fond. Et qui de mieux pour l’envoyer que les Sleaford Mods ? Ce ne sont pas juste les candidats les plus légitimes ; ce sont les seuls. C’est comme ça, il ne nous reste littéralement plus qu’un groupe capable de porter les espoirs, les frustrations et l’ineptie de son affreuse époque et c’est ce duo de Nottingham qui patate depuis près de quinze ans un post-post-post-post-punk mutant fait de sermons cacochymes, de beats désossés et de lignes de basses jouées les mains dans les poches.

Une musique à l’image de ses auteurs, Jason Williamson, chanteur-prédicateur aux yeux plissés, Mister Magoo de l’âge de pierre, écumant, fulminant, s’entortillant les cheveux, et Andrew Fearn, homme-machine longiligne, retiré, secret, Duduche rap hochant la tête, discret, presque transparent, une éternelle canette de bière à la main. A eux deux, le groupe le plus excitant et le plus fédérateur du Royaume-Uni. The Fall, les Happy Mondays et les Sex Pistols emballés dans un papier journal graisseux par Andrew Weatherall à une soirée jungle. Un Soft Cell de caniveau, qui aurait troqué les histoires de nuits pourpres et de romances cruelles pour des récits de l’horreur ordinaire, pleins de collègues de travail infernaux, de crampes abdominales, de dealers asociaux, de tables basses bancales.

Ivres de morgue et d’arrogance

Alors quand vient l’heure de régler son compte au pays tout entier, ils s’exécutent dûment – et avec quel talent. On avait pourtant fini par douter de leur invulnérabilité avec le temps. A force d’enchaîner sans temps mort disques, tournées, documentaires même (Bunch of Kunst, à voir absolument), l’engin montrait quelques signes d’essoufflement (le terne English Tapas en 2017). Il y a deux ans, Eton Alive avait ravivé la flamme, grâce notamment à l’introduction d’un élément tout à fait étonnant et qui leur allait pas si mal, finalement : la mélodie. Jason Williamson s’essayait subitement à chanter, Andrew Fearn se permettait quelques arrangements habiles ; on sentait que, timidement, les choses changeaient. Rien toutefois ne laissait présager du tour de force que serait Spare Ribs. C’est à croire que le groupe n’a jamais existé.

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Les Sleaford Mods débarquent avec ce disque comme s’ils avaient 19 ans et l’envie de tout bousiller, ivres de morgue et d’arrogance, mais avec les ruses, le recul et le savoir-faire de vieux briscards. Vous pouvez mettre toute leur discographie à la poubelle, Spare Ribs la synthétise et l’écrase à la fois. A vrai dire, vous pouvez mettre pas mal de choses à la poubelle, parce que vous ne trouverez rien ailleurs qui tienne la comparaison avec Mork n Mindy, grand moment de soul parano chanté faux juste ce qu’il faut avec la tornade Billy Nomates – sorti de dépression il y a quelques années grâce précisément à un concert des Sleaford Mods. Ou la chanson donnant son titre à l’album, qui, avec ses airs de vieux titre des Chemical Brothers retapé au garage du quartier, sonne comme le crossover techno-punk dont Primal Scream n’a jamais réussi à accoucher.

Le groupe se permet même un vrai tube pop avec Nudge It, équilibre parfait entre chanson et abstraction, anarchie et tradition, Stormzy et Specials, où Williamson est secondé par une fantastique Amy Taylor, qui vaut décidément mieux que son gentil groupe de faiseurs, Amyl and The Sniffers. Niveau textes, tout y est, évidemment, balancé avec une formidable exaspération : Brexit, confinement, crise économique, immigration, naufrage de la scène indépendante, ruines de la culture, hypocrisie généralisée. Galvanisant hallali qui se clôture sur Fishcakes, qui tient autant de l’antique complainte de marin que du générique de fin de jeu vidéo, où Williamson parle de son enfance, des rêves pour toujours envolés, des petits riens gravés pour l’éternité – sa composition la plus personnelle à ce jour, la meilleure fin possible à ce disque insensé. Celle qui rappelle aussi que Spare Ribs n’est pas une fin, mais un commencement. S’il doit un jour exister un quelconque «monde d’après», il commencera par ce disque.

On pourra certes trouver étrange qu’un tel élan puisse être impulsé par un duo de quinquagénaires rendus à leur sixième album (onzième si on compte les premiers brouillons autoproduits). Le fait est que nous vivons une époque étrange.

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