Sauvegarder la mémoire du couple après Alzheimer : “La personne reste, pas nos souvenirs”
- "Au paradis, me reconnaîtra-t-il ?"
- Devenir le gardien de la mémoire commune
- Prendre conscience de la mortalité des choses, notamment du couple
Les souvenirs de Claude s’effritent comme le papier peint des murs de sa chambre, tout usés par le poids des années. Depuis que Alzheimer a frappé cet ancien maître de chantier, sa mémoire est transformée en un puzzle déconstruit, que soignants et proches peinent à rassembler.
Même son épouse a renoncé à faire de ces pièces détachées un tout uniforme ou à retrouver la beauté des murs d’antan. Marie-Anne a la pudeur des anciennes générations, mais ne peut s’empêcher d’évoquer sa peine dès qu’elle est lancée sur le sujet : « Naïvement, j’ai cru que de moi et de nous, il se souviendrait. Mais non. Aujourd’hui, je suis seule à porter nos souvenirs ou à regarder nos photos. Pour lui, je suis une étrangère. C’est égoïste mais c’est dur de se faire oublier, même s’il n’est pas responsable.”
En France, 1 200 000 de personnes sont touchées par la maladie d’Alzheimer selon l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), un chiffre qui ne cesse d’augmenter avec le vieillissement constant de la population.
15% des personnes âgées de plus de 80 ans sont atteintes de cette maladie dégénérative. Le couple est aussi fortement affecté par cette “saloperie”, comme la décrit Marie-Anne, tranchant encore avec le ton qu’on imagine habituellement chez les grand-mères. “C’est la pire des maladies : la personne reste, pas vos souvenirs.”
« Au paradis, me reconnaîtra-t-il ? »
« Toute maladie est une épreuve pour le couple, qui aura des conséquences et des dommages. Une femme sur deux est quittée après un cancer du sein, par exemple”, rappelle Fanny Gilles, psychologue et thérapeute de couple. Inutile donc de rentrer dans le classement de la pire maladie même s’il est vrai “qu’Alzheimer est particulièrement redoutée à mesure qu’une relation vieillit. Il constitue une blessure narcissique aussi pour la personne qui reste. Elle a été oubliée, ce qui est vécu comme une trahison.”
On s’est toujours dit que lorsque l’un de nous mourrait, il attendrait l’autre de l’autre côté. Mais la maladie a changé cette certitude.
Marie-Anne s’avoue totalement perdue et dépassée par la maladie. Quand comme elle, on a soufflé ses 75 ans, on s’est préparé à la mort, mais pas vraiment à ça : “On s’est toujours dit que lorsque l’un de nous mourrait, il attendrait l’autre de l’autre côté, que ce ne serait qu’une pause dans notre histoire, et que tout se poursuivrait ensuite. Mais la maladie a changé cette certitude. Au paradis, me reconnaîtra-t-il ?”.
Fanny Gilles abonde : « Avec le temps, un couple repose sur son vécu et les souvenirs qu’il a accumulés. Leur effacement demeure une épreuve redoutable – et redoutée. Il y a cette idée très présente que le couple peut survivre au décès, mais pas à l’oubli. »
Devenir le gardien de la mémoire commune
Face à cette peur du vide, la personne non malade devient alors le gardien de la mémoire commune.
Jacques* conte : « Quand ma femme eu Alzheimer, j’ai réuni toute la famille pour leur raconter ce qu’on était, notre rencontre, notre mariage, nos vacances, nos valeurs. Je voulais léguer ces souvenirs en héritage pour qu’ils survivent à sa maladie et à notre mort prochaine. C’est perdu dans sa tête, mais ça vit encore dans celles de nos proches. C’est déjà ça. »
Clairement, nos meilleures années étaient déjà derrière nous. Nos souvenirs, c’est ce qu’il nous restait de plus beau.
Des vestiges chéris jusqu’à l’outrance : “Même avant la maladie, on n’avait plus vraiment de projets, une santé en berne, une maison usé et peu d’argent. Clairement, nos meilleures années étaient déjà derrière nous. Nos souvenirs, c’est ce qu’il nous restait de plus beau.”
Prendre conscience de la mortalité des choses, notamment du couple
Pierre et Camille ont passé 57 ans de vie commune, avec la bague au doigt. Il n’en reste plus aucune trace dans la mémoire de cette dernière. Des heures durant, Pierre “lui rappelle son âge, sa vie, ses passions, nos moments” sans qu’il n’y ait de miracles.
“La vraie vie, ce ne sont pas les films”, souffle-t-il. Pas de mots magiques qui débloquent la mémoire de son épouse, pas de jour où elle se remémore de tout, même pas un moment où elle prononce de tête son prénom ou un souvenir commun comme une belle scène cinématographique. Il faut se contenter de bien moins : “Dans de rares moments, je pense percevoir dans son regard l’éclat d’une compréhension ou d’un souvenir qui remonte. à ce moment-là, notre couple est vivant”.
Et qu’importe s’il n’aura jamais la certitude qu’elle a compris de ce qu’il évoquait. « C’est comme parler à Dieu. On ne peut pas savoir s’il écoute. C’est un acte de foi et d’amour. Et ce qui nous fait tenir.”
Comme Jacques, Pierre a partagé les souvenirs du couple à leurs enfants, “de peur que la maladie me touche moi aussi, et que je les oublie à mon tour”.
L’un des rares points commun d’Alzheimer avec les autres maladies : il fait avant tout prendre conscience de la mortalité des choses, notamment du couple. “Après avoir vécu soixante ans de mariage, on se pensait bêtement immortel. Mais rien n’est invincible”, reconnaît Jacques.
“Alors je voulais m’assurer que notre couple vive encore dans d’autres mémoires que les nôtres, qu’il nous survive finalement.”
Les souvenirs s’effritent comme du papier peint, mais ils peuvent aussi tapisser d’autres murs.
*Le prénom a été modifié
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