Sans sorties, sans fêtes, sans restaurants, pourquoi sommes-nous si épuisés ?

Interview.- Les restrictions sanitaires nous épuisent, c’est ce que l’historien Georges Vigarello appelle le «syndrome de l’empêchement». Il explique, avec la psychiatre et spécialiste du sommeil Sylvie Royant-Parola, comment les limites usent le corps et le cerveau.

Il est bien loin ce temps où notre agenda mondain affichait complet. Aujourd’hui, pandémie oblige, le Moscow mule du samedi soir a été remplacé par la tisane verveine pour accompagner une partie de Scrabble. Seulement malgré cette mise au repos forcée, le constat est sans appel : nous sommes épuisé(e)s.

Selon une enquête de l’Institut national du sommeil et de la vigilance (INSV), publiée en mars, la qualité de nos nuits a régressé depuis un an, provoquant des troubles du sommeil chez 45% des Français lors du second confinement. Explications de cette fatigue pandémique avec Georges Vigarello, historien spécialiste des représentations du corps, auteur d’Histoire de la fatigue du Moyen Âge à nos jours (1), et Sylvie Royant-Parola, psychiatre et présidente du Réseau Morphée.

Madame Figaro.– Vivons-nous un épisode sans précédent dans l’histoire de la fatigue ?
Sylvie Royant-Parola.-
Oui, dans le sens où cette fatigue affecte notre civilisation au niveau mondial. Le contexte est aussi perturbant et anxiogène que celui vécu dans une moindre mesure lors d’une guerre. Sauf qu’ici l’individu perçoit encore moins les tenants et les aboutissants : il n’y pas de logique ni de vision d’ensemble et surtout pas encore de fin à la situation. On sent le danger mais il n’y a pas de solution. C’est typique du modèle expérimental de la dépression, où la fatigue correspond au premier niveau.
Georges Vigarello.- Comme les perceptions de la fatigue traversent le temps, il est assez complexe d’être catégorique. En revanche, les circonstances actuelles sont totalement inédites. Jusqu’ici, on n’avait pas connu une telle fermeture qui oblige l’ensemble de la population à rester cloîtrée de façon constante ou épisodique. À l’époque de la peste médiévale, seuls les malades étaient contraints de rester chez eux. Lors de l’épidémie de choléra à Paris en 1832, on prenait des précautions à l’égard des lieux considérés comme malodorants mais rien n’était fermé. Et si autrefois, la population était plus impliquée physiquement dans le travail, la fatigue qui en découlait était peu évoquée. En 2020, l’exigence sanitaire est passée devant l’économie. On évoque davantage cette usure et contrairement aux périodes antérieures, on est surtout fatigué de ne pas bouger.

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Comment est-ce possible d’être épuisé de ne rien faire ?
G.V.-
De nos jours, la fatigue prend de plus en plus un versant psychologique. Il y a une charge mentale qui s’accroît, dont on parle et que l’on ressent. Les restrictions sanitaires viennent s’ajouter, provoquant ce qu’on pourrait appeler un «syndrome de l’empêchement». Nous voilà limités dans nos relations aux autres, notre temps et notre espace, soit tout ce qui construit notre existence humaine. Ces facteurs rentrent alors en collusion avec l’exigence grandissante d’autonomie de l’individu. La publicité l’illustre bien : «parce que je le vaux bien», «vous pouvez choisir», «prenez l’initiative»… Tout ceci nous a invité à croire que l’on peut disposer de soi. Or ici, le contexte limite de façon étroite notre gestuelle en général. Celle-ci ne peut ni se déployer jusqu’au bout ni prendre de l’ampleur. Cela entraîne une pénibilité intérieure, un malaise, une sensation d’insurmontable et, disons le mot, une fatigue.

S.R.-P.- Ce qui se joue ici relève de l’inhibition. Le désir est là mais le contexte modifie la capacité de faire. Et le pire dans tout cela, c’est que cette restriction d’activité et de vie repose sur l’individu. Certains vont quand même y déroger, se rendent dans des restaurants clandestins ou chez leurs voisins prendre l’apéro, en dépit des interdictions. Mais quand on le fait, il reste une forte part de culpabilité pour peu de choses positives à l’arrivée. Toutes ces réflexions font naître un vrai conflit intérieur et puise une énergie énorme en chaque individu.

Au regard de l’étude de l’Institut national du sommeil et de la vigilance, les femmes et les jeunes semblent avoir été davantage touchés par ce phénomène. Pour quelles raisons ?
Georges Vigarello.-
Les femmes font non seulement face à ces limitations épuisantes dues aux confinements et aux restrictions, mais la pandémie accroît davantage leur charge mentale, déjà bien présente, en particulier dans le cas des mères. Mais la jeunesse reste indiscutablement la plus atteinte par le syndrome de l’empêchement. Les étudiants notamment, d’ordinaire motivés par une certaine effervescence liée à leur jeune âge, par un besoin considérable d’action, de relations et de prévisions, voient le poids de la situation actuelle se retourner contre eux. Ils ne disposent plus de ce qui fait le cœur de leur identité.
S.R.-P.- Toute l’organisation du confinement à la maison a effectivement reposé sur les épaules des femmes. Leur fatigue n’était pas seulement psychique mais aussi physique. Les études ont d’ailleurs montré que c’était elles les plus mal loties en condition de télétravail. La configuration la plus répandue était celle de l’homme dans le bureau tandis que la femme était reléguée dans un coin. Ajoutez à cela la surveillance des devoirs, les tâches ménagères et vous obtenez une double journée. Quant aux étudiants, la situation vient casser dangereusement une dynamique. Stages, études supérieures, offres d’emploi… On les met sous cloche à un âge où ils sont censés conquérir «leur» domaine, progresser et faire des projets. Et la peine est double si on ne bénéficie pas d’une structure familiale équilibrée et accompagnante.

Le numérique a-t-il renforcé cette fatigue pandémique, cette tension des corps ?
G.V.-
Oui, si le numérique a considérablement facilité nos échanges avec autrui à travers des visioconférences, ce moyen de communication reste limité. Nous n’avons plus ces petites remarques en aparté, ces espaces de parole libre au déjeuner ou à la pause-café. Parallèlement à cela, notre vision du télétravail en a pâti. Si les études relevaient 60% d’avis positifs au départ, ces derniers ont sensiblement baissé depuis. Ce procédé facilite autant qu’il complique la vie puisque qu’il croise l’espace intime avec l’espace public, le temps du quotidien et celui du travail.
S.R.-P.- Beaucoup de mes patients me disent «je n’ai pas signé pour ça». Le temps assis derrière un écran nuit à notre posture, à notre capacité de concentration mais surtout nous isole socialement. Nous avons besoin de ces interactions légères et subtiles avec nos collègues, même si cela dure 5 minutes, pour rompre avec ce temps linéaire du travail et avec la rigidité des tâches effectuées.

Bien que nous soyons épuisés que ce soit au travail ou à la maison, on peine à avouer cette fatigue. Pourquoi ?
S.R.-P.-
Je ne ressens pas les choses de ce point de vue. Depuis le confinement, les médias ont rappelé l’importance de l’hygiène du sommeil pour se prémunir des troubles psycho-physiques de la fatigue. Et les études le démontrent, les Français ont été plus attentifs à ces règles lors du second confinement.
G.V.- Tout est lié à la nature de cette fatigue : intime, donc très intériorisée. Si on peine à la dire, c’est aussi parce qu’elle est sourde et difficile à reconnaître. Mais il existe certains secteurs où cet épuisement est évident et ressenti de manière plus forte qu’ailleurs : les éboueurs, les caissiers, les soignants, ceux qui doivent exister «dehors» et «continument», coûte que coûte. Dans le domaine médical, beaucoup disent être habités, dans le sommeil lui-même, par les difficultés rencontrées au travail. Leur nuit en est compromise, leurs pensées demeurent habitées tant les contraintes et les tensions sont marquées.

Quelles sont les conséquences de cette usure mentale ?
G.V.-
Il est difficile de présager un après dont on ne perçoit pas encore la date. Ce qui est sûr, c’est que ce quotidien brumeux a installé un mal-être. On sent qu’on est dominé par des instances supérieures, on sent qu’on ne s’appartient pas. Pour lutter contre l’empêchement, certains transgressent les restrictions. Il n’y a qu’à regarder les gares qui grouillent de monde en ce moment. C’est une voie empruntée pour surmonter cette usure mais in fine, la contrainte intérieure et la fatigue perdurent quand même.
S.R.-P.- On peut parler d’un vrai traumatisme pour l’ensemble de la population, dont on risque de ressentir les séquelles dans les années à venir. Nous allons observer une absence de légèreté par rapport aux choses et surtout une peur que cet épisode se reproduise. Et si cela survient, on aura beau être mieux préparés matériellement parlant pour faire face à la crise sanitaire, l’angoisse générée par une nouvelle épidémie sera d’autant plus forte.

Comment atténuer cette fatigue et limiter ses conséquences ?
G.V.-
On parle beaucoup de résilience. Qu’on le veuille ou non, chaque individu possède ses propres ressources intérieures pour réussir à ne pas se sentir complétement écrasé par le poids de cette pandémie. Depuis plus d’un an, on a l’impression d’être pris à la gorge. La vaccination est une première étape fondamentale pour desserrer ces contraintes et nous permettre de mieux respirer à nouveau.

S.R.-P.- En l’état actuel des choses, nous avons la possibilité de conserver a minima une vie normale, à condition de la ritualiser. Une activité physique régulière d’abord, du cardio-training par exemple ou une marche rapide dans un endroit arboré, près de l’eau ou tout simplement agréable à regarder. On peut la pratiquer le matin comme alternative au trajet que l’on faisait auparavant pour aller au travail, ou alors au déjeuner pour maintenir également un lien social. Pour faire face à l’adversité des événements, il faut aussi garder une part de rêve. Faire des projets, préparer une visite au musée, lister les concerts que l’on aimerait voir, sans forcément fixer une date mais garder en tête que cela se fera «un jour».

(1) Histoire de la fatigue du Moyen Âge à nos jours, Éditions du Seuil, 480 p., 25 €.

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