Raphaël Haumont : "Les astronautes à bord de l'ISS ont des envies plus salées"

Le vendredi 23 avril, Thomas Pesquet s’est envolé vers l’ISS avec, dans ses bagages, les nouveaux mets très étoilés du chef Thierry Marx. Mais envoyer un bœuf bourguignon dans l’espace ne serait pas possible sans l’expertise du chimiste Raphaël Haumont. Interview du cocréateur du plus spatial des menus.

Chimiste de profession mais passionné de cuisine avant tout, Raphaël Haumont collabore depuis maintenant plusieurs années aux côtés de Thierry Marx. Leur ambition ? Allier sciences et artisanat culinaire pour créer une cuisine aussi innovante que gourmande. Et si le duo multiplie les projets, il a surtout pour la deuxième fois concocté tout un menu pour l’astronaute Thomas Pesquet, actuellement en mission pendant six mois à bord de l’ISS. Au programme ? Homard breton, bœuf bourguignon et cabillaud au riz noir de Camargue et piquillos. Rencontre.

Madame Figaro. – La première fois que vous avez cuisiné pour Thomas Pesquet avec Thierry Marx, c’était en 2016. C’est donc loin d’être votre première collaboration avec le chef. Comment est né ce duo?
Raphaël Haumont. –
La première fois que j’ai rencontré Thierry Marx, c’était en 2007. Je me suis toujours beaucoup intéressé à la cuisine, et déjà à cette époque, j’avais envie de faire graviter la science autour de ma passion. Mais pour débuter mes recherches, j’avais besoin d’une caution culinaire, alors j’ai écrit au chef. Et comme c’est quelqu’un de très ouvert, de très généreux, il m’a tout de suite proposé de venir le rejoindre à Cordeillan-Bages pour qu’on en discute. Forcément, j’ai chargé ma voiture dans la foulée avec tout mon matériel scientifique et j’ai traversé Paris pour le retrouver. Sauf qu’au lieu de rester deux jours, je suis resté toute la semaine. Ça a été tellement enrichissant qu’on s’est revus très régulièrement par la suite. D’abord une fois par mois, puis rapidement une fois par semaine. Quand il est devenu directeur des cuisines du palace Mandarin Oriental Hôtel, à Paris, pour le Mandarin Oriental, on a monté ensemble le Centre Français d’Innovation Culinaire, un laboratoire de recherche. Un moyen de concrétiser notre envie de regarder la cuisine d’un œil différent, avec deux cerveaux au lieu d’un.

Comment en êtes-vous venu à cuisiner pour les missions de l’Agence spatiale européenne ?
L’Agence spatiale européenne (ESA) travaille depuis longtemps en étroite collaboration avec les chefs pour assurer l’alimentation lors des missions. Et en 2016, c’est Thierry Marx qui a été sollicité. D’ailleurs, il connaissait déjà Thomas, ils faisaient du judo ensemble ! Thierry m’a tout de suite mis dans la boucle dans la mesure où le projet comprenait des demandes scientifiques et des expertises qui allaient au-delà de la cuisine. L’idée, c’était d’imaginer ensemble une cuisine gourmande et innovante, tout en respectant le cahier des charges.

Cette année encore, vous avez donc été sollicité pour réaliser les repas qui accompagnent Thomas Pesquet dans sa nouvelle mission. Une fois que vous vous mettez d’accord pour travailler tous les trois, que se passe-t-il ?
Dans un premier temps, Thomas nous renseigne sur les goûts qu’il apprécie. Par exemple, il adore les champignons. À partir de cette première piste, le chef propose des plats qui lui paraissent sympas et Thomas les valide. En 2016, il était très accessible, donc on pouvait lui faire goûter, regoûter, avoir son feedback… Évidemment cette année, avec la pandémie, ça a été plus compliqué d’interagir à distance. Mais il n’empêche que nous sommes tous les trois ravis du résultat.

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Et après avoir imaginé les plats avec le chef, en accord avec la volonté de Thomas Pesquet, comment sont-ils conçus concrètement ?
On part de la recette classique et on l’adapte aux contraintes médicales et nutritionnelles que nous impose l’ESA. Car tous les composants sont minutieusement regardés, notamment pour ce qui est du dosage de sucre, de sel, du taux de sodium, etc. Une fois que tout est validé, on peut commencer les tests. Le gros challenge, c’est qu’il n’y ait absolument aucun risque d’un point de vue bactériologique, pour que l’astronaute ne tombe surtout pas malade en route. Alors on va faire des surcuissons, des surpasteurisations pour assurer une stérilisation des plus totales. Lorsqu’un produit est fini, il va être placé dans une petite boîte de conserve, qui va par la suite être scellée et chauffée entre 120 et 140 degrés, pendant au moins une heure. Cela nécessite donc de faire sans arrêt des allers-retours, d’ouvrir la boîte de conserve, d’observer, de repartir à zéro, de reformuler la recette… Notre rôle c’est vraiment d’optimiser les contraintes pour obtenir un rendu final parfait.

Justement en parlant de contrainte, l’apesanteur modifie-t-elle le goût en bouche ?
Oui, et c’est d’ailleurs l’un des principaux retours que nous ont fait Thomas et Jean-François Clervoy, avec qui on a pu longuement discuter au retour de leur mission, en mai 2017. Le goût est fortement atténué car les molécules, une fois dans l’espace, ne sont plus soumises à la gravité, excluant ainsi tout mouvement de convection. Autrement dit, lorsque vous allez ouvrir la boîte de conserve, les arômes ne vont pas monter d’un coup dans votre nez, ils ne vont pas bouger du tout. Un peu comme si vous mangiez en étant enrhumé. Cela signifie qu’il va falloir renforcer les saveurs. D’autant plus que les astronautes à bord de l’ISS ont des envies plus salées… Et puisqu’on a pas le droit d’en ajouter pour des raisons médicales, il faut ruser par le biais de goût plus fort en bouche. Nous, on a essayé de concentrer les saveurs, et ce de la manière la plus naturelle possible, en réduisant les sauces par exemple.

Qu’en est-il des textures alors ?
Forcément, le fait de surcuire un aliment peut l’impacter. Le but, c’était d’atténuer ce changement au maximum. Par exemple, il y a un pressé de pommes de terre, préparé dans l’esprit d’un gratin dauphinois, au menu cette année. Mais si vous faites cuire votre gratin à la maison, à 140 degrés pendant deux heures, la texture des pommes de terre risque d’être catastrophique. Il a donc fallu d’abord trouver les bonnes pommes de terre, les faire cuire pendant la pasteurisation etc. Tout un travail de recherche pour qu’à la fin, ce soit bon et beau.

Combien de temps vous a été nécessaire pour mettre au point ce menu ?
Cela va faire dix mois que l’on travaille dessus. Entre tous les tests de pasteurisation, les vieillissements accélérés, les tests microbiologiques… Sans compter qu’il faut constamment recommencer pour voir comment évolue le produit, ça prend du temps. Mais c’est ce qui rend le challenge passionnant ! Avec Thierry, on voit davantage ces contraintes comme une opportunité de créer, d’innover et surtout d’apprendre en permanence.

L’amandine

Lorsqu’il est à bord de l’ISS, comment Thomas Pesquet prépare-t-il ces plats spécialement conçus pour lui ?
Ces plats, que l’on appelle aussi des «comfort food», prennent la forme de boîte de conserve qui nécessitent simplement d’être chauffés à l’aide d’un petit réchaud. Sinon, cela peut aussi être des produits qui sont lyophilisés, déshydratés, et dans lesquels il suffit d’ajouter un peu d’eau pour les consommer. À l’ancienne !

À quoi ressemble l’ambiance des repas là-haut ?
À bord de l’ISS, le temps est long et les astronautes peuvent parfois avoir des petits coups de blues. C’est en cela que cette notion de «comfort food» est si importante. Ces plats sont pensés pour faire le lien social entre eux et favoriser des échanges. Par exemple, l’astronaute japonais va, lui aussi, arriver avec ses boîtes spécialement conçues pour lui. Et avec Thomas, ils vont pouvoir s’échanger leurs plats, ce qui va leur permettre de parler de leur pays, de leur culture, de leurs racines… Car c’est aussi cela qui a été classé au patrimoine immatériel de l’Unesco : ce lien social de la cuisine plus que la cuisine elle-même. De la même manière que l’on va faire attention à la nourriture embarquée pour les navigateurs ou les soldats en mission, on s’est vraiment rendu compte à quel point «bien manger» et surtout «bien manger ensemble» était nécessaire pour le moral des troupes. Non seulement la cuisine ponctue la journée, mais surtout elle se partage avec les autres.

Déguster un menu étoilé dans l’espace, c’est quand même futuriste ! Quelle pourrait-être l’étape suivante ?
Le jour où l’on enverra des astronautes sur Mars et qu’il faudra les nourrir. À ce moment-là, on ne pourra plus se contenter d’envoyer de la nourriture toute faite, il faudra sans doute la fabriquer sur place, ou pendant le voyage, car les durées vont être encore plus longues. Notre travail actuel est pensé exclusivement pour six mois. Or voyager sur Mars dure minimum six mois à l’aller et six mois au retour. Sans compter le temps de mission sur place. Il va donc falloir entièrement repenser le système d’alimentation. Peut-être en passant par de la micro-agriculture ? Une chose est sûre, cela va représenter de nouveaux challenges. J’ai hâte !

En attendant cette perspective, avez-vous de nouveaux projets à venir avec Thierry Marx ?
Comme nous sommes tous deux de grands passionnés, c’est difficile de s’arrêter ou même de refuser les projets qu’on nous propose… En ce moment, on s’intéresse énormément aux emballages biodégradables sans plastiques et à la récupération des eaux végétales. Car puisque le monde végétal représente entre 80% et 90% d’eau, une question se pose alors : que peut-on faire de toute cette matière ? On travaille donc surtout sur une cuisine qui s’inscrit dans une dynamique de développement durable. Tout en associant gourmandise et saveurs nouvelles bien entendu !

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