Quels architectes ont laissé la plus profonde empreinte sur une ville?
© Fournis par Slate
Cet article est publié en partenariat avec Quora, plateforme sur laquelle les internautes peuvent poser des questions et où d’autres, spécialistes du sujet, leur répondent.
La question du jour: «Quelles sont les villes profondément modifiées par les œuvres ou les idées d’un seul architecte?»
La réponse de Patrick Crosset, économiste:
Cerdà et Gaudi ont modelé Barcelone pour plusieurs centaines d’années. Ildefons Cerdà est l’inventeur du quartier le plus connu de Barcelone, l’Eixample. Antoni Gaudí i Cornet est le génie architectural que tout le monde connaît.
La Barcelone moderne est née à L’Eixample, quartier conçu au XIXe siècle par l’ingénieur et urbaniste Ildefons Cerdà. Ville dans la ville, l’Eixample est sans doute le quartier le plus original de Barcelone, mais aussi l’un des plus agréables à vivre. Cerdà a voulu concevoir une ville ouverte, égalitaire et verte, où tous les services publics étaient répartis uniformément. L’Eixample est construit pendant les années de l’industrialisation de la Catalogne à la fin du XIXe et au début du XXesiècle. C’est la consécration et le moteur de la Catalogne contemporaine, rompant avec le passé médiéval. La partie centrale (la plus ancienne), la Dreta de l’Eixample est le quartier de la bourgeoisie catalane qui y a introduit un nouveau style, le modernisme catalan.
L’Eixample est aujourd’hui le centre et le symbole architectural de Barcelone. Un quartier où les opportunités d’achat immobilier n’ont jamais été aussi nombreuses. Le mot «eixample» provient de l’espagnol «ensanche», qui aurait dû se traduire «eixamplada» ou «eixamplament» en catalan. En français, ce serait élargissement ou extension ou agrandissement… et non exemple comme le croient nombre de de francophones.
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Barcelone au XIXe siècle, un danger sanitaire
En raison de l’industrialisation, la population de la ville était passée de 104.000 (1798) à 187.000 habitants (1850). Mais la ville était confinée à l’intérieur des mêmes murailles qu’en 1714. Elle n’occupait qu’une superficie de 2 kilomètres carrés (l’actuel «Gotico»). Barcelone (93.000 habitants au kilomètre carré) avait alors le triple de la densité de population de Paris (31.000 habitants au kilomètre carré).
Il n’y avait pas de réseau d’eau potable ou d’égouts, les eaux souterraines étaient polluées. La fièvre jaune de 1821 et deux épidémies de choléra (1834, 1854) avaient tué plus de 10% de la population, surtout dans les classes populaires. La mortalité infantile était très élevée et les conditions de santé et d’hygiène étaient très mauvaises. L’espérance de vie ne dépassait pas 36 ans pour les riches et 23 ans pour les pauvres, comme à l’époque médiévale.
Un projet imposé par Madrid
En 1841, Barcelone lance un appel d’offres public pour un plan d’urbanisation. Les premiers projets sont rejetés par le gouvernement de Madrid. Enfin, en 1859, le gouvernement central approuve le Plan Cerdà, du nom de son concepteur, Ildefons Cerdà. Les notables barcelonais, refusant la décision de Madrid, organisent un concours entre les architectes les plus réputés de Catalogne. Antoni Rovira i Trias l’emporte en proposant un plan de ville radioconcentrique. Le gouvernement central d’Isabelle II persiste cependant à considérer son plan comme nettement plus moderne et ouvert. Il impose, non sans difficultés, le projet Eixample de Cerdà aux Barcelonais.
Projection du module de 10×10 utilisé par Cerdà pour le tracé des voies principales et diagonales. En rouge, certains anciens chemins qui ont survécu à la trame de l’architecte. | ca:user:amadalvarez via Wikimedia
Cerdà a un plan ambitieux: transformer la Barcelone de 1850 en une ville dix fois plus grande. L’architecte se concentre sur les besoins primordiaux. Avant tout, la nécessité de l’éclairage naturel (la lumière du soleil), la ventilation dans les foyers (il est fortement influencé par le mouvement hygiéniste), les espaces verts à proximité de la population avec 100.000 arbres prévus (écologiste avant l’heure), un traitement convenable des déchets, un système efficace d’égouts et une possibilité de mouvement homogène des personnes, des biens, de l’énergie et des informations.
Ce projet est basé sur une répétition sérielle homogène d’îlots d’habitation. Ils sont vastes et carrés (113,3 mètres sur 113,3 mètres) avec pour particularité des coins à 45 degrés. La trame de la ville est par conséquent à angle droit.
Le biseautage des îlots permet la constitution de placettes à chaque angle de rue et cela était également conçu pour faciliter les virages pour les «machines à vapeur mobiles» qu’imaginait Cerdà. Les îlots sont appelés les «manzanas».
L’ingénieur conçoit son plan autour d’une avenue majeure qui lui sert d’axe directeur: la Gran Via de las Corts Catalanes. Il travaille avec des «districts» formés de 10 fois 10 îlots dont les intersections correspondent aux principaux croisements de la ville: plaça des Glòries Catalanes, place Tétouan, place de l’Université. Une rue plus large est disposée toutes les cinq rues. Il s’agit de la rue Marina, de la rue Urgell, et de la via Laietana terminée cinquante ans plus tard. Ces proportions –conséquences de la largeur des îlots– lui permettent de créer des rues larges qui descendent de la montagne à la mer de chaque côté de la ville: la rue Urgell et le Passeig de Sant Joan. Celles-ci sont séparées de quinze îlots.
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Une ville en réseau
La plupart des rues sont larges de 20 mètres, mais les principales font 30 voire 50 mètres de large. Seuls quelques axes majeurs traversent la ville sans respecter la trame orthogonale, mais toujours en ligne droite. Ce sont l’avenue Diagonale, l’avenue Méridienne et l’avenue du Parallèle.
Les créations de Cerdà dénotent une conception de la notion de réseau très avancée pour son époque. Ses plans de rues en damier, avec ses blocs d’habitat carrés identiques, sont conçus pour faciliter le déplacement des piétons, des voitures, de tramways tirés par des chevaux, des réseaux de chemin de fer urbain (qui sont une innovation pour l’époque), du réseau de gaz, des égouts suffisamment importants pour prévenir toute inondation, et ce sans négliger les jardins publics et privés ainsi que les autres équipements clés.
Les dernières innovations techniques sont intégrées, pourvu qu’elles contribuent à un meilleur fonctionnement urbain. Mais il fait également appel à ses propres concepts innovants, comme un système logique de nivellement du terrain indispensable à la bonne réalisation de son projet. Cerdà dépasse les visions partielles que représentent pour lui les «villes utopiques», «villes culturelles», «villes monumentales», «villes rationalistes», etc. pour se consacrer à la recherche d’une «ville intégrale».
Un plan amendé par la spéculation
Les plans de Barcelone de Cerdà subissent deux principales révisions. La seconde version, approuvée par le gouvernement espagnol de l’époque, est celle de l’Eixample actuel. Cerdá est un précurseur de l’architecture écologique. Sa théorie générale de l’urbanisation commence par: «Ruralisons ce qui est urbain, urbanisons ce qui est rural».
Vue aérienne de l’Eixample et de l’avenue Diagonale. | Alhzeiia via Wikimedia
Il a prévu de vastes espaces verts et ouverts, permettant le passage des piétons et de la lumière: les blocs carrés aux angles biseautés ne devaient initialement être construits que de deux côtés, avec seulement 5.000 mètres carrés sur les 12.500 mètres carrés d’îlots construits. Mais pour résoudre les pressions foncières spéculatives, les responsables politiques modifient le schéma initial, pour aboutir à une construction des quatre côtés à 28 mètres de hauteur et 28 mètres de profondeur, de sorte que le jardin initial imaginé par Cerdà se réduit à une cour intérieure carrée et fermée. Seule l’une des deux avenues diagonales est réalisée, l’avenue Diagonale d’aujourd’hui.
Cerdà souhaitait que l’Eixample soit un lieu de mixité sociale. Mais ce sont les classes aisées qui y vivront. Nombreux sont les architectes catalans de l’époque qui combattent les idées de Cerdà. Mais ils finissent malgré tout par y concevoir les bâtiments phares du modernisme catalan. Antoni Gaudí y réalisera une grande partie de ses œuvres, notamment la Sagrada Família, la Casa Milà et la Casa Batlló. Mais on peut citer aussi la Casa Amatller et la casa de les Punxes de Josep Puig i Cadafalch ou la Casa Lleó Morera et l’Hospital de la Santa Creu i Sant Pau de Lluís Domènech i Montaner.
Cerdà a fait face à de nombreux problèmes, notamment le manque de financement et l’opposition d’une grande partie de la population de Barcelone. Il n’a jamais été payé pour son chef-d’oeuvre et il est mort ruiné en 1876. Ildefons Cerdà a transformé un piège mortel en l’une des plus belles villes modernes d’Europe.
Les noms de rue: L’écrivain Víctor Balaguer i Cirera est chargé en 1864 de concevoir la nomenclature des rues de l’Eixample. Il utilise les noms des territoires de la Couronne d’Aragon: Arago (Aragon), València (Valence), Mallorca (Majorque), Rosselló (Roussillon), Còrsega (Corse), Sardenya (Sardaigne), Sicília (Sicile), Nàpols (Naples), etc. Mais aussi des institutions catalanes (Les Corts Catalanes, la Diputació, le Consell de Cent) ou des personnalités (Pau Claris, Roger de Lauria, Roger de Flor…).
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