Pourquoi s’obstiner à garder contact avec ses amis de longue date ?
Certaines amitiés résistent à l’épreuve du temps. D’autres s’étiolent malgré nos efforts pour les conserver. Mais pourquoi nous obstinons nous parfois à vouloir préserver ces liens ? Réponse avec un philosophe et un psychologue.
«C’est pas parce qu’on a été potes pendant vingt ans qu’on est obligés de le rester.» Souvenez-vous : dès les premiers instants de Nous finirons ensemble, le long-métrage de Guillaume Canet, sorti en mai 2019, le ton était donné. Dans cette suite Des Petits Mouchoirs, Max (incarné par François Cluzet) a passé le cap des 60 ans – et compte bien célébrer son anniversaire en paix. N’en déplaise à sa bande d’amis débarquée par surprise, qu’il n’a d’ailleurs pas vue depuis trois ans. Max soulève alors une question sensible : pourquoi s’obstinent-ils à garder contact alors qu’ils n’ont visiblement plus rien en commun ? «D’abord par orgueil», répond le philosophe Michel Erman.
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Orgueil et pré-jugé
«L’amitié est quelque chose qui vient de soi et de sa volonté, explique l’auteur du Lien de l’amitié (2016, éditions Plon). Si l’on y renonce, c’est un peu revenir sur son jugement, se déjuger.» Difficile, en effet, de revenir sur ce que le spécialiste appelle un «coup de sympathie». Contrairement au coup de foudre, «l’amitié fait intervenir l’esprit, la conscience, qui encapsule les émotions et le cœur». Autrement dit, devenir ami avec une personne relève d’un choix «de raison» et préserver cette amitié demande une véritable «force d’âme».
Or, réprouver ce choix n’a plus rien de raisonnable, analyse Michel Erman. Les disputes entre amis se révèlent souvent «passionnelles», et balaient nos efforts pour bâtir une amitié solide au fil des années. Sans compter que l’on «n’a pas beaucoup d’amis dans une vie», ajoute Michel Erman. En 2016, l’anthropologue anglais Robin Dunbar affirmait dans une étude sur les «couches d’amitié» (de la proximité à la simple camaraderie) : «Nous avons un capital limité de temps et d’émotions à distribuer, donc on ne peut avoir que cinq vrais amis au même moment».
Le poids du souvenir
Outre l’orgueil, subsiste un autre facteur qui nous empêche de renoncer à nos relations amicales : le poids du souvenir. «Les souvenirs avec des amis nous rattachent à une période de notre vie, analyse le psychologue Patrick Estrade. Ce qui est important, ce n’est pas ce que l’on a vécu mais comment on s’en souvient. On a besoin de se référer à une part de notre existence où l’on vivait une forte relation émotionnelle.» Pourquoi avons-nous un tel besoin ? «Parce que les amis sont les témoins de notre existence», répond Patrick Estrade.
David, 26 ans, a connu Camille* à l’école primaire. À mesure que les années passent, leurs liens se renforcent. «On a construit une relation longue, basée sur énormément de moments de complicité, se remémore-t-il. On s’est raconté des choses intimes, chacun a présenté l’autre à sa famille, on partageait la même passion pour le chant. Quand je n’allais pas bien, c’est la première personne à qui je pensais.» Après le lycée, les deux amis empruntent des chemins différents mais demeurent soudés. Jusqu’à ce que la distance physique et leurs tempéraments différents aient raison de leur entente.
« Mauvaise foi »
De son côté, David souhaite «poser les choses», discuter de ce qui ne va plus. Il garde contact avec Camille via un groupe Facebook d’amis communs, et finit par lui écrire plusieurs lettres qui évoquent leur relation amicale. Son amie opte pour «une rupture plus claire et définitive». Une séparation amicale que le jeune homme vit très mal. «Quand elle m’a envoyé sur les roses, ça m’a fait beaucoup plus mal qu’une rupture amoureuse, explique-t-il. J’ai mis plus de temps à m’en remettre, car j’étais plus investi dans cette relation. On a construit quelque chose de très long, de très solide.» Voir une relation se faner après tant d’efforts pour la cultiver demeure une épreuve de taille, explique Michel Erman.
«L’amitié met du temps à se défaire parce que l’on ne veut pas qu’un sentiment que l’on a pensé inaltérable, construit dans la durée, disparaisse, analyse l’écrivain. C’est très douloureux, et la séparation se fait souvent dans la mauvaise foi. C’est un peu notre « moi » qui est remis en cause.» Autrement dit, «chacun rejette la faute sur l’autre, voire crée la faute de toutes pièces, et les reproches transforment cette relation raisonnable en relation passionnelle.» Quoi qu’il en soit, David n’est pas prêt à renoncer. «Même s’il y a une dispute ou un éloignement je ne peux pas, en tout cas de mon point de vue, effacer huit, dix, vingt ans de ma vie», avance-t-il.
La force de l’habitude
Léa, 24 ans, voit désormais sa bande du lycée sous un nouveau jour. «Ils sont très axés religion et nous n’avons pas du tout le même point de vue sur les questions sociétales, déplore l’étudiante en fac d’histoire. Tout ça, on n’en parlait pas encore au lycée. Si je les rencontrais maintenant, ils ne deviendraient pas mes amis.» La petite bande se retrouve pourtant «une fois tous les deux mois», en souvenir du passé. Une sorte de «rituel» gouverné par la force de «l’habitude», estime la jeune femme – même si ses amis «lui manqueraient» en cas de séparation. «Mais en dehors de ces moments, on ne se verrait pas spontanément, précise-t-elle. Par exemple, si l’un d’entre eux était disponible pour un verre, cela ne me viendrait pas à l’idée de lui proposer de nous voir si nous n’étions que deux.»
« L’amitié ne meurt pas »
Faut-il, dès lors, préserver à tout prix ses relations amicales ? «Pas si elles sont toxiques», recommande Patrick Estrade. «Il y a parfois des amitiés où les gens ne se respectent plus, appuie Michel Erman. On entretient une trop grande proximité qui confine à la dépendance.» À l’inverse, la «négligence» peut, elle aussi, devenir un facteur d’éloignement affectif. «Les amitiés s’usent la plupart du temps car nos activités nous amènent à changer d’orientation, ou parce que l’on ne partage plus de points communs», analyse Patrick Estrade. Toutefois, si l’amitié est saine, elle mérite d’être protégée, estime le psychologue.
«J’ai des amis à Berlin depuis quarante-cinq ans, et notre amitié est toujours aussi vivace, raconte-t-il. Notre lien est basé sur une extrême générosité de cœur et un besoin de savoir comment va l’autre.» Jean-Claude, 56 ans, souligne également l’importance des amitiés «désintéressées, basées sur l’altruisme et l’écoute». Si ces relations de longue durée peuvent à terme s’estomper voire partir en fumée, inutile d’espérer les oublier. «L’amitié disparaît, mais elle ne meurt pas», lance Patrick Estrade. Des propos confirmés par Michel Erman : «Dans la conscience et la mémoire, l’amitié dure toujours. Quand un amour s’achève, à moins de tomber dans la mélancolie, il faut tourner la page. En amitié, la page n’est jamais tournée».
* Les prénoms ont été modifiés.
* Initialement publié en mai 2019, cet article a fait l’objet d’une mise à jour.
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