Pourquoi on peut dire qu’on est enceinte même avant le cap des trois mois de grossesse

Le silence qu’il est coutume de garder durant le premier trimestre de la grossesse peut être très pesant pour certaines femmes, et entretenir insidieusement le tabou qui règne encore sur les fausses couches. Témoignages et décryptage.

Il est coutume de garder une grossesse secrète durant les trois premiers mois. Un silence «au cas où», comprenez au cas où il se produit une fausse couche dite «précoce» (moins de 14 semaines d’aménorrhées), courante durant le premier trimestre (10 à 15% des grossesses). Certains couples et certaines femmes préfèrent effectivement ne rien dévoiler avant le second trimestre, parce que «ça ne se fait pas», ou simplement pour conserver une certaine intimité. Mais pour d’autres, s’obliger à garder le silence revient à porter un secret bien lourd, durant trois (longs) mois.

Autrement dit, douze semaines de stress et de peur de se «faire griller», résume Frédérique, 32 ans. Enceinte de cinq mois, elle garde en tête un souvenir amer de son début de grossesse, d’amis à qui elle a le désagréable sentiment de mentir ouvertement, de soirées ou d’apéritifs teintés de tensions, où il est impossible de baisser la garde. «Je suis passée à côté de bons moments à cause de ça, affirme-t-elle, parfois je me rendais malade, je ne voulais pas aller à une soirée parce que je savais que j’allais devoir trouver des stratagèmes pour tout».

Pour l’alcool surtout. Avant chaque soirée, la jeune femme achète un pack de bières sans alcool, le jette à la poubelle avant d’arriver sur les lieux ou gratte l’étiquette des bouteilles pour éliminer les traces dudit sans alcool. «Quand j’arrivais sur place, je mettais aussi parfois directement les bouteilles tout au fond du frigo et je versais directement le contenu dans un verre», se souvient-elle.

Une charge mentale

Le mode opératoire pour ne rien laisser paraître est souvent rôdé, mais fatigant. Une «charge mentale», selon les termes de Frédérique, qui s’ajoute à un début de grossesse traditionnellement épuisant. «Le premier trimestre est celui qui émotionnellement, remanie le plus le psychisme de la femme enceinte, explique Nathalie Lancelin-Huin (1), psychologue spécialiste en périnatalité. De plus, les modifications corporelles ébranlent, surtout lors d’une première grossesse, et amènent de profonds questionnements alors vécus dans une grande solitude, quand la nouvelle n’a pas été annoncée.»

Le silence «prive les femmes de profiter de leur premier trimestre de grossesse», ajoute la psychologue, et entre en parfaite contradiction avec l’envie pour certains et certaines de crier la nouvelle sur tous les toits. Vient alors la frustration et la joie qui «doit» s’éteindre. «Ça n’a rien de traumatisant mais penser au risque de fausse couche place dès le début la grossesse dans un contexte négatif, et ça freine dans l’élan, décrit Luise, 29 ans, enceinte d’un peu plus de quatre mois. J’étais obligée de contenir ma joie alors que j’avais envie de le dire à tout le monde ; c’est quand même bizarre.»

Paradoxal, oui, à l’heure où on annonce parfois son projet d’enfant à ses proches avant même de s’être lancé, ou on informe, prévient ses ami(e)s que l’on arrête sa contraception. «C’est aussi pour cela que le silence pèse, rebondit Nathalie Lancelin-Huin, parce que les grossesses sont plus précocément investies. Désormais, on peut faire des tests d’ovulation, savoir que l’on est enceinte avant même une prise de sang, la première échographie, et suivre sa grossesse au jour le jour.»

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Une impression de trahison

Ce début de grossesse vécu en secret en pousse certaines dans des situations inextricables, au travail notamment. Il y a quatre ans, Agathe (2), 43 ans, apprend la même semaine qu’elle attend son deuxième enfant et qu’elle est promue. Heureuse et fière de récolter les fruits de son travail, elle est rapidement rattrapée par la culpabilité. «J’ai remercié ma supérieure mais je me suis dit que je la trahissais, confie-t-elle, parce qu’elle comptait sur moi pour un moment clef de l’année quelques mois plus tard et moi, je savais pertinemment que je serai en congé maternité à ce moment-là. J’étais mal.» Pour sa première grossesse, le secret l’avait déjà contraint à accepter des missions malgré sa fatigue. Journaliste, elle se souvient de moments de rush d’écriture. «À l’époque, je travaillais pour deux services, j’avais des enquêtes dans tous les sens, je ne m’en sortais pas, je travaillais les soirs et les week-ends. J’étais épuisée, j’avais envie de dormir 24 heures sur 24, je faisais des siestes en douce sous mon bureau pendant un quart d’heure.»

Avec du recul, en revenant sur son expérience et en racontant ses déconvenues, Agathe n’est plus si sûre que le jeu en vaille la chandelle. S’obliger à garder le secret coûte que coûte, quitte à vivre des situations désagréables est «idiot», voire dangereux pour la santé des femmes, selon elle. Alors elle s’interroge : pourquoi, au juste, on ne devrait rien dire avant trois mois ? D’où vient ce silence ? Historiquement, de très loin. «On ne disait rien quasiment dans les premiers temps de la grossesse car les femmes n’avaient souvent aucune certitude d’être enceinte avant le cinquième mois, indique Emmanuelle Berthiaud, historienne de la maternité et du genre à l’Université de Picardie Jules Verne. Il n’y a donc jamais eu d’interdit en la matière, le silence était d’abord lié à l’incertitude. Il s’explique aussi par la peur de porter malchance à l’enfant car on savait que la grossesse pouvait souvent s’interrompre au premier trimestre.»

Le risque de fausse couche s’ancre plus profondément dans les esprits et les corps lors de la seconde moitié du 20e siècle, avec les tests hormonaux et les échographies. Le risque étant plus élevé et courant durant le premier trimestre, certains préfèrent alors ne rien dire ou s’empêchent en tout cas de le faire, pour éviter de devoir annoncer un événement malheureux à celles et ceux au courant. «Ici, il y a se protéger soi et les autres de la mort, commente la psychologue Nathalie Lancelin-Huin. On anticipe une chute émotionnelle redoutée par soi déjà, on s’évite d’avoir à l’annoncer et d’avoir à accueillir les réactions et les maladresses des autres. Et puis il ne faut pas non plus oublier que la mort, la société veut bien un petit peu, mais pas trop.»

Un silence qui isole les femmes

C’est ainsi qu’un début de grossesse silencieux entretient le tabou, encore très puissant, des fausses couches. «Tout ce qui relève de l’intime des femmes, de leur corps, ne se dit pas. On ne parle pas des règles par exemple, pas des saignements post-partum et pas de la fausse couche», rebondit Marie-Hélène Lahaye, juriste et féministe. En 2016 déjà, elle mettait en lumière le phénomène sur son blog Marieaccouchela, dans un article intitulé Pour en finir avec le tabou des fausses couches.

Elle l’affirme : ce silence isole les femmes et les condamne à la solitude. Et pour cause, vers qui se tourner pour trouver du soutien quand la grossesse s’arrête, puisque personne ne sait que l’on est enceinte ? «Quand on le vit, on se sent très seule alors que c’est très courant, cela fait partie de la vie des femmes, souligne Marie-Hélène Lahaye. Finalement, la seule personne à qui on en parle est un médecin dans un hôpital, on est prise dans un processus médicalisé alors que l’on a surtout besoin d’un soutien émotionnel.»

Bien sûr les femmes et les couples sont libres d’annoncer une grossesse quand bon leur semble. Reste que certaines femmes refusent de s’obliger à rester fidèle à la tradition, pour éviter «de se sentir seule, dans une prison» si une fausse couche se produit, explique Amélie, 28 ans. Elle a ainsi choisi d’annoncer la nouvelle à certains proches presqu’immédiatement après avoir lu le résultat de son test. «Je me suis dit que si jamais il m’arrivait quelque chose et que personne ne savait que j’étais enceinte, je ne pourrais en parler qu’à mon conjoint, et je ne suis pas sûre de me sentir totalement libre de lui en parler, de pleurer, décrit-elle. Je préfèrerais me confier auprès d’amies. Lui m’aurait rassuré, m’aurait dit « c’est la vie, on recommencera, ne t’inquiètes pas », mais je ne suis pas certaine que c’est ce que je voudrais entendre sur le moment.»

Dans son entourage, personne ne crie à l’inconscience, personne ne lui rappelle le risque de fausse couche. «Quand je l’annonçais, c’est plutôt moi qui disait : « bon, c’est vraiment le début, hein ». » Aujourd’hui enceinte de 4 mois et demi, elle est convaincue de son choix : «Ma cousine m’a même dit qu’elle était heureuse d’être au courant aussi tôt, parce qu’ainsi elle pourrait être présente s’il se passait quelque chose».

(1) Nathalie Lancelin-Huin est notamment l’auteure de Traverser l’épreuve d’une grossesse interrompue – Fausse couche, IMG, mort foetale in utero, (Ed. Josette lyon), 17 euros.
(2) Le prénom a été modifié.

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