Pourquoi il faut (absolument) lever le tabou autour du premier trimestre de grossesse
Une « silenciation révoltante ». C’est ainsi que Judith Aquien, féministe engagée, décrit le sort réservé aux femmes qui viennent d’apprendre qu’elles sont enceintes dans Trois mois sous silence, Le tabou de la condition des femmes en début de grossesse, son ouvrage éclairant publié aux éditions Payot.
A la lecture du test positif et à la joie qui l’accompagne, s’ajoute ainsi rapidement l’angoisse de ne rien laisser transparaître. Par coutume, par peur, voire par superstition. Et dans le même temps, de ne rien « faire » non plus qui pourrait impacter négativement le bébé en devenir. Une pression culpabilisante considérable d’autant plus difficile à gérer lorsque son organisme tout entier est en ébullition pour accueillir ce foetus, parfois tant espéré.
Entre anecdotes personnelles, témoignages des premières concernées et analyse travaillée de ce que notre société et ses mécanismes patriarcaux permettent sur les femmes et leur corps – tour à tour infantilisées et isolées durant cette période délicate – l’autrice livre un essai percutant qui indigne autant qu’il fait réfléchir.
L’espace d’un long entretien, on a discuté de la quasi inexistence des ouvrages réellement informatifs sur le sujet, des significations biaisées du vocabulaire employé auprès ou à propos des futures mamans, et de l’urgence qu’il y a à mettre en place de nouveaux protocoles pour les suivre pendant ces douze semaines, comme à travers l’épreuve douloureuse de la fausse couche. Echange.
Terrafemina : Pourquoi n’y avait-il pas eu d’autres livres sur les trois premiers mois de grossesse avant celui-ci, selon vous ?
Judith Aquien : Ce qui concerne la trivialité de ce qui se passe dans le corps féminin n’intéresse personne, et relève d’une anti-injonction à se taire, à rester belle, à être dans une extase maternante par défaut. Et finalement, à répondre à des demandes très patriarcales.
Le réel du corps féminin commence à peine à émerger dans un discours plus politique. On parle depuis peu des règles, de la précarité menstruelle, le clitoris est récemment apparu dans les manuels scolaires, on évoque timidement la ménopause… Ce « tournant génital » dans le féminisme, que décrit Camille Froidevaux-Metterie (qui a préfacé le texte, ndlr), s’installe tout juste. Et ce qui se passe dans le corps des femmes durant les trois premiers mois de grossesse, c’est-à-dire une réorganisation totale pour faire de la place à un embryon, est une réalité corporelle qui peut être très dure, très violente pour les femmes enceintes.
Elle est marquée par la peur de la fausse couche, l’échographie du troisième mois, et des manifestations physiques qui ne se disent pas par puritanisme, ainsi que la crainte d’un discours psychanalysant à un endroit purement physique.
Ce discours qui désigne toujours les femmes comme à l’origine de leur propre malheur et le discrédit qui leur est constamment imposé, conduisent à un silence généré par le tabou du corps dans son réel. Or, le corps féminin est par définition, ontologique et essentielle, un corps qui subit des fluctuations, beaucoup plus que celui des hommes. Les douleurs des règles, de grossesse… Je trouve ça très violent d’ouvrir un guide de grossesse et de voir seulement deux lignes qui les qualifient de « petits bobos ».
Les « petits bobos » de cette phase de la grossesse sont entre autres les fuites urinaires, les flatulences, la nausée… L’injonction à cacher son état au premier trimestre est-elle une nouvelle façon de dire aux femmes qu’elles ne doivent pas montrer ce qui n’est pas considéré comme « féminin », chez elles ?
J. A. : Oui c’est tout à fait ça. C’est trivial et cela répond à un moment où le corps se manifeste dans tous les sens. Et cette trivialité est taboue. Le problème, là-dedans, c’est que ce ne soit absolument pas traité lors de consultations médicales.
Chez son·sa praticien·ne de santé, il faudrait que cela fasse l’objet de questions, d’informations, de propositions de remèdes. Alors attention, ce livre n’est pas une nouvelle injonction à parler de sa grossesse en détails si on ne le souhaite pas, mais cela ne doit pas exempter le cabinet médical de faire son travail. Or, ce n’est pas le cas. Il n’y a pas de questions sur la qualité du sommeil quand on fait des consultations gynécologiques. Il y a un vrai défaut dans la prise en charge, le suivi et la réassurance proposés aux femmes qui relève d’une domination du corps.
Par ailleurs, la liste d’impératifs catégoriques que l’on nous donne au début de notre grossesse (ne pas boire, ne pas fumer, laver ses légumes scrupuleusement… ndlr), sans aucune nuance, sans les associer à des informations scientifiques, en n’évoquant jamais le principe de précaution, pousse à la culpabilisation. On a l’impression d’être basculée dans le monde de la très petite enfance, où l’on reçoit des « non » de la part d’éducateurs, sans explications. On se retrouve à poser des « pourquoi » sans recevoir de réponse.
Je suggère dans l’ouvrage que la recherche n’a pas totalement fait son travail pour expliquer tout ça. Des études ont émergé sur les raisons des fausses couches pouvant être liées aussi à une petite anomalie des spermatozoïdes, mais personne n’est au courant. On entend des discours dingues, culpabilisants, jusque dans le cabinet de médical, alors que la fausse couche vient de causes physiologiques et en aucun cas de causes psychologiques qu’on tente parfois de lui attribuer.
Mais placer sous silence le fait que ce ne soit pas la faute de la femme et qu’elle mérite ce suivi, selon moi, c’est un moyen de ne pas tenir compte de son corps tant que celui ci n’est pas estampillé utile pour assurer un continuum humain. C’est une période grise où il s’agit à tout pris de ne rien dire au cas où « ça ne servirait à rien ». Pourtant, à ce moment-là, on est assaillie de choses très inquiétantes. Certaines perdent beaucoup de poids, font des dépressions… Et on pourrait éviter énormément de dépressions liées à cet isolement invraisemblable, justement, en mettant en place un suivi différent.
La dépression prénatale que vous évoquez est un sujet qui reste très peu abordé.
J. A. : Pourtant, ce phénomène touche 10 à 15 % des femmes enceintes. Le corps subit beaucoup de bouleversements, on se retrouve également projetée dans une situation sans retour en arrière possible. Et même si on souhaitait très fort cette grossesse, on est, d’un coup, face à une responsabilité énorme, à un changement de vie radical et on a le droit de se poser des questions.
Pour accompagner davantage et éviter ce risque, je pense qu’il serait utile de disposer de quelques séances, comme celles de fin de grossesse, qui décrivent ce qui va se passer, les symptômes, comment les soigne-t-on, comment les explique-t-on. Des éléments qui déculpabiliseraient les femmes qui, aujourd’hui, sont culpabilisées par défaut.
De plus, celles qui subissent une dépression prénatale sont beaucoup plus susceptibles d’expérimenter une dépression post-partum. A savoir en outre, que le suicide est l’une des premières causes de décès maternel en post-partum. Il s’agit d’un enjeu de santé publique extrêmement fort et c’est incompréhensible qu’il soit si peu traité en prévention. C’est un moment qui met à l’épreuve le corps, indéniablement. Car même les chanceuses qui n’ont pas de symptômes physiques sont quand même dans une inquiétude très présente.
Est-ce également une façon de déterminer les « bonnes » des « mauvaises » mères : celles qui accusent le coup sans ciller, et les autres pas « capables » de subir sans se plaindre pour leur bébé ?
J. A. : C’est comme si les femmes, dès lors qu’elles seront potentiellement mères, vont être assignées à une seule émotion : celle du bonheur. Or, la parentalité n’est pas qu’une seule émotion. C’est au contraire une multitude d’émotions, et c’est ce qui est beau. C’est une ambivalence. Porter la vie, c’est porter la finitude, mais aussi le risque. C’est magnifique en vérité. C’est même puissant. Et cette puissance, si elle était reconnue, pourrait faire basculer la domination masculine. Simplement, on comprend dès lors que cette proposition est faite, qu’il y a quand même beaucoup d’éléments pour que ça n’arrive pas.
En revanche, du côté des représentations de la paternité à venir, c’est carrément l’indifférence. On ne reconnait même pas au futur père potentiel – et je mets ici le terme au masculin à dessein, car je n’évacue pas du tout les couples homoparentaux et femmes seules dans le livre – l’ambivalence, l’inquiétude, la peur de ne pas assurer. De toutes parts réside un manque de reconnaissance lié au fait que la parentalité soit toujours lié à la femme, et donc, à un « truc de bonne femme ».
Vous écrivez que cette période et tout ce qui l’entoure est quasi uniquement discuté dans son entièreté sur les forums et blogs féminins. Là aussi, ce constat prouve-t-il que cette période reste « un problème de femmes », et surtout, que les futures mères recherchent une certaine sororité, coûte que coûte ?
J. A. : Complètement. De plus, avec l’image qu’ont les blogs et forums féminins, très « girly », qui n’est pas politique mais un espace de soutien, c’est immédiatement caricaturé comme, je le répète, des trucs de « bonne femme ». Alors que ce sont les seuls endroits où l’on se rend compte que l’on est pas seule. Et les témoignages sont terribles, décrivent des symptômes extrêmement durs.
On dit beaucoup que la parole se libère alors que non, la parole était là, noire sur blanc. Il suffisait de sortir ces récits des pages santé/parentalité et de les mettre dans les pages société, de les voir comme un enjeu pour le bon équilibre de la société dans son ensemble. Dès qu’une blogueuse prend la parole, il y a des centaines de commentaires qui relatent des expériences similaires sur les réseaux sociaux. La parole est là, il suffit juste d’y prêter attention.
Vous mentionnez beaucoup le rapport au corps à ce moment-là, et la façon dont on peut s’en sentir dépossédée. En plein mouvement body positive, on a pourtant du mal encore à parler de ce sujet. Pourquoi cela ?
J. A. : C’est toujours lié à ce qui est visible, un peu comme pendant les règles. De l’extérieur, à moins d’être sans culotte, ça ne se voit pas. Une femme enceinte, dans l’imaginaire collectif, a toujours un ventre rond. Sauf que pendant une bonne partie de la grossesse, on n’a pas un ventre rond. Et pourtant, on est en train de fabriquer toutes les conditions pour que l’embryon s’accroche.
Ce qui est vécu dans les entrailles, et qui n’est pas un ventre spectaculaire de 6 mois de grossesse, la société refuse de le voir, de le traiter. D’un point de vue médical mais aussi RH : je ne connais pas une femme enceinte qui n’a pas eu rien qu’un tout petit peu peur de l’annoncer à son employeur·se.
Il y a un vrai travail à faire qui prend ses racines dans l’éducation des enfants. La biologie devrait être bien mieux expliquée, particulièrement celle du corps féminin dans toute sa complexité.
Vous insistez sur le champ lexical de la grossesse et la façon dont les mots qu’on lui assigne culpabilisent et silencient (« faire une fausse couche »), voire infantilisent (« petits maux »). En quoi participent-ils justement à ce tabou nocif ?
J. A. : C’est toujours la même chose : ils édulcorent totalement ce qu’il se passe. Si on dit que ce qu’on ressent est terrible, on est mise dans la case « douillette », « chiante ». C’est un terme très récurrent au sujet des femmes en général et dans ce cas-là, ça ne rate pas. Jusque dans des guides pseudo-humoristiques atroces pour jeunes pères, où leurs femmes sont noir sur blanc qualifiées de « chiante ».
Du côté de la « fausse couche », l’expression désigne directement l’échec, et le fait de la « faire » implique lui que l’on en est l’artisane, ce qui culpabilise immédiatement. Au lieu d’expliquer aux femmes les causes physiologiques et biologiques de ce phénomène avec sollicitude, on choisit un terme qui ne veut rien dire, complètement abstrait, associé à un verbe d’action, qui les plonge dans une forme de honte.
La honte, on peut déjà la ressentir lorsque l’on met du temps à concevoir, puisque cela remet en question sa capacité à être dans une destinée biologique maternelle et parentale, et ça peut être très dur à vivre. Alors si en plus, on échoue et qu’on pense l’avoir « fabriquée », cette fausse couche, on est dans un poids de silence absolu. C’est un cercle très vicieux de la peur imposé aux femmes, qu’il faut cesser tout de suite.
A ce sujet, on brandit la fausse couche comme le risque ultime et pourtant, lorsque ça arrive, on est priée de ne pas en parler, et on nous enjoint vite à passer à autre chose.
J. A. : Oui. Comme si ça n’avait pas eu lieu, comme si le projet parental n’avait pas été incarné dans la tête de la mère ou des parents. A l’annonce d’un test de grossesse positif, quand on la désire, on imagine l’enfant au bout. Et cette injonction à aller de l’avant est une fois de plus une maltraitance. Il faut laisser le temps du deuil, et du choc. Une fausse couche, ce n’est pas juste l’embryon qui disparait, c’est aussi une chute d’hormones vertigineuse qui crée un état dépressif, associé à ce choc, aux manifestations physiques et à la douleur de la fausse couche, ou encore aux douleurs psychologiques.
On impose aux femmes une absence de protocole qui les met dans des situations périlleuses. C’est affreux. Alors que ce ne serait pas compliqué de changer ce protocole. Que le·la praticien·ne de santé ait sur son bureau le numéro d’un·e psychologue, d’un groupe de parole local. Ne dise surtout pas que c’est « banal », car c’est toujours singulier, même si cela arrive fréquemment. Ça ne prend pas plus de temps, ça ne coûte pas plus cher de dire « c’est biologique, ça a lieu hélas très souvent. Mais prenez le temps, avec votre compagnon, votre compagne, vous-même. Voilà un arrêt maladie et le numéro d’un·e praticien·ne de santé. Ça pourra vous faire du bien ».
C’est une volonté politique de changer ce traitement fait aux femmes qui, pour l’instant, exerce une domination très forte sur leur corps, sur ce qu’elles traversent dans leurs entrailles et n’est pas estampillé utile à l’échelle de la société entière.
Finalement, selon vous, qu’est-ce que la société doit changer pour que l’accompagnement de la fausse couche ne soit plus aussi traumatisant ? Et de la grossesse, dans son ensemble ?
J. A. : À haute échelle, que la recherche fasse davantage son travail, car tout cela n’est pas du tout bien expliqué. Ça fait qu’on se réfugie très rapidement dans la pensée magique, elle-même pratiquée par certain·e·s praticien·ne·s. Ensuite, former les professionnel·le·s de santé pour que certains mots ne soient plus prononcés, que d’autres soient systématisés. Qu’on ne demande plus à une femme ce qu’elle a « fait » pour endommager l’embryon.
Déculpabiliser les femmes, systématiser une parole informative et bienveillante. Et une fois de plus, détailler comment tout ça à lieu d’un point de vue biologique à travers l’éducation. La fausse couche concerne énormément de grossesses et une éducation plus adaptée, plus pointue, permettrait de mieux comprendre le corps féminin. Que les femmes le comprennent mieux elles-mêmes et qu’il n’y ait plus de place pour ces abus de langage et de psychanalyse sauvage à leur encontre.
Trois mois sous silence : Le tabou de la condition des femmes en début de grossesse, éd. Payot. 205 p. 16 euros.
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