Pourquoi il est temps d’en finir avec l’injonction à être forte dans la maladie
C’était un dimanche matin. Émilie Daudin* se souvient du « jour de l’annonce », ce moment choisi pour informer ses presque 140.000 abonnés Instagram qu’elle est atteinte d’un cancer du sein triple négatif.
Comme dans les films d’action, lorsque le personnage lance une bombe et s’écarte en courant pour ne pas en subir les retombées, la trentenaire lâche aussitôt son smartphone et court s’occuper de ses deux enfants en bas âge. Comme un dimanche (à peu près) banal.
Mais après plusieurs heures à ignorer la bombe, la tentation de récupérer son téléphone la titille. La Rouennaise est submergée de retours, près de 10.000 messages reçus ce jour-là.
Ne pas prendre à la légère ce que les patient.es vivent comme un effondrement
Les abonnés envoient des cargaisons de « bon courage » bienveillants, mais certains internautes s’improvisent experts en cancers du sein, et même de ce sous-type, particulièrement agressif. Eux commentent : « Ça se soigne bien ». Quelques membres de l’entourage, mis au courant avant les amis virtuels, s’étaient déjà risqués à cette affirmation maladroite.
« Oh, ben ça va, un cancer, ça se soigne bien », lui répond le bailleur de son immeuble quand elle lui explique que, malade, elle ne peut pas se déplacer pour la remise des clés. Il y a aussi cette copine de longue date, auteure d’un laconique SMS : « Ça se soigne bien maintenant de toute façon, sois forte hein ! ». Après dix ans d’amitié, l’envoi d’un seul message avec désinvolture, « ce n’est pas passé » pour la jeune mère. Ces commentaires, leur ton léger, « rendent dingues » Émilie et son oncologue, un homme pourtant « toujours calme ». Car « cette affirmation blesse, elle donne l’impression que notre mal n’existe pas », développe la blogueuse.
De nombreux patients ont éprouvé de la déception et de la frustration envers ces amis qui se sont révélés incapables de se mettre à leur niveau
« Quand je suis arrivée à Bordeaux dans un désarroi total, parce que l’hôpital de Toulouse n’avait plus de solution pour moi, et que le gastroentérologue m’a juré que ‘ça allait aller’, oui, là, cette formule m’a fait du bien », rembobine Lisa, étudiante toulousaine de 24 ans, atteinte par la maladie de Crohn. « Mais quand des connaissances qui n’avaient rien suivi de l’évolution de ma maladie et de ma longue hospitalisation m’envoyaient ‘Tu es forte, ça va aller’ par SMS, puis repartait aussitôt, je pensais : ‘Non, ne m’envoie pas un message comme ça, tu ne sais rien de ce que je vis’. » Pourtant, depuis son lit d’hôpital où elle est perfusée huit heures par jour durant neuf mois, pour qu’aucun aliment n’entre dans son intestin, Lisa leur répond sobrement : « Merci, c’est gentil ».
Non, ça ne va pas aller
« Ça va aller » sont aussi les trois seuls petits mots que l’un de ses meilleurs amis est capable de taper sur son clavier durant toute la durée de l’épreuve. Quand elle ressentait le besoin de se confier à lui, le frère de l’adolescence ne se montrait pas réceptif – jusqu’à disparaître complètement, puis réapparaître récemment, depuis que Lisa va mieux. Elle, s’est éloignée à son tour, sans un mot, donc sans reproche.
« De nombreux patients ont éprouvé de la déception et de la frustration envers ces amis qui se sont révélés incapables de se mettre à leur niveau, explique Sylvie Dolbeaut, psychiatre et chef du service psycho-oncologie et social à l’institut Curie, à Paris. Ils ont alors fait le tri, sans dire pourquoi à ces proches – parfois au conjoint – qui n’ont pas été à la hauteur de leurs attentes ».
Ces « Allez, ça va aller », douloureusement gravés dans la mémoire de Lisa, ont également marqué Émilie. « Mais même moi je ne sais pas si ça va aller en fait, alors tu n’en sais rien ! », hurle-t-elle en silence derrière son écran. « Ces personnes penseraient que je ne suis pas positive si je leur répondais cela. Je le suis, mais je veux affronter la réalité de l’évènement », confie l’influenceuse de 33 ans.
Le sentiment pour les patient.es d’être contraint.es
Lisa se souvient aussi d’une remarque qui revenait souvent dans ses conversations avec ses proches croyants : « S’il t’arrive cela aujourd’hui, c’est que Dieu a estimé que tu étais capable de surmonter une telle épreuve. » Il y avait aussi les rappels de sa mère : « Elle me répétait que je n’avais pas le droit de pleurer, ni de me laisser aller, parce que j’étais le soleil de notre famille, la plus joviale, la plus forte. »
Souvent, les patients se sentent extrêmement contraints par ces propos hyper culpabilisants, qui peuvent aggraver leur détresse
Ces commentaires étaient parfois « une véritable source de pression » pour Lisa, qui avoue s’être interdite de se montrer faible devant ses parents, malheureux car impuissants face à la douleur de leur fille. « Je me suis très rarement plaint durant ces deux années, je ne voulais pas être un poids plus lourd que je ne l’étais déjà. Je me devais d’être la plus heureuse possible devant eux. Je ne voulais pas leur montrer que j’étais en pleine dépression. » « Souvent, les patients se sentent extrêmement contraints par ces propos hyper culpabilisants, qui peuvent aggraver leur détresse », a analysé le Docteure Dolbeaut.
Et à Émilie de se remémorer une réflexion d’un copain de sa bande : « Tu es la seule du groupe qui peut endurer ça. Les autres n’auraient pas supporter ce que tu vas affronter. » Il croyait bien dire, être encourageant, voire touchant, la trentenaire en est persuadée. Mais cette dernière s’est sentie pressurisée par le rôle d’être humain infaillible, hors-norme, que son ami lui attribuait. « C’est mettre trop de pression sur les personnes malades, qui font ce qu’elles peuvent pour tenir bon, que de réclamer d’elles qu’elles soient fortes », pense Émilie.
Sauf cas extrême où la détresse du patient entraînerait un comportement qui retarderait ses soins, le moral n’influe pas sur la maladie
Autres formules aussi rabâchées par l’entourage que contraignantes pour le patient : « Le moral, ça fait tout » ou encore, « Sois positif, c’est 50% de la guérison ».
« Sauf cas extrême où la détresse du patient entraînerait un comportement qui retarderait ses soins, le moral n’influe pas sur la maladie », affirme la psychiatre, qui dénonce un cliché né dans les années 90 et entretenu par la « tyrannique » culture de la pensée positive à l’anglo-saxonne et son « fighting spirit« .« Les proches répètent ce mythe, cette idée reçue non sans conséquence chez le patient », déplore-t-elle. Ce dernier, à l’instar de Lisa, adhère alors à son tour à cette pensée et « ne s’autorise plus à reconnaître que son état émotionnel peut être fluctuant. Ce qui est pourtant totalement normal. L’annonce de la maladie nécessite un ajustement émotionnel ».
De l’importance de ne pas être toujours « fort.es »
Il est même rassurant pour les soignants de constater que les patients passent par différents états, par des moments de découragement et de peur parfois. « Cela signifie qu’ils ne sont pas dans le déni, pour la spécialiste de la psycho-oncologie, mais bien dans ‘l’intégration de l’évènement’ : un processus d’intégration de la maladie et de l’impact que celle-ci et le traitement vont avoir dans la vie du sujet, sur les plans psychique, physique, fonctionnel. »
Il y a cette injonction à être une femme forte, une Wonder Woman… Sauf qu’on a aussi le droit de craquer, de trouver ce que l’on vit injuste et difficile
Les jours suivant l’annonce de sa maladie, Émilie, alias « The Brunette » sur son blog et ses réseaux sociaux, continue de recevoir près d’un millier de messages par jour. Des lectrices, armées de toutes les bonnes volontés du monde, lui demandent de « rester forte ». Cet impératif la dérange, et Émilie tient à leur expliquer pourquoi. Elle leur écrit : « Comment ça va ? Difficile de répondre à cette question, je passe par toutes les phases. J’étais dans un très bon état d’esprit cette semaine, sauf que la réalité de la chimiothérapie est venue me percuter de plein fouet. (…) Il y a aussi cette injonction à être une femme forte, une Wonder Woman… Sauf qu’on a aussi le droit de craquer, de trouver ce que l’on vit injuste et difficile. Je ne me retrouve pas forcément dans cette femme forte, j’essaie juste de ne pas sombrer. »
L’influenceuse a depuis discuté de cette injonction avec d’autres personnes malades. Ensemble, ils ont compris que, souvent, « les gens estimaient que la vulnérabilité et le courage étaient incompatibles ».
Je suis forte parce que je me rends compte de ce que je vis, parce que j’assume l’ombre qui arrive, parce que je survis
« Or, on a le droit d’être vulnérable parfois », insiste Émilie. Vulnérable, elle l’est, car son traitement est lourd, et difficile à supporter. Mais ‘forte’, elle l’est également, assurément. Et puis, que veut dire « être forte » au juste ? « Je suis forte parce que je me rends compte de ce que je vis, parce que j’assume l’ombre qui arrive, parce que je survis. » Voilà sa définition. Et ses instants de vulnérabilités sont son droit, et non un critère rédhibitoire qui l’exclurait de ce concept imprécis.
« On nous interdit d’être vulnérable, mais aussi d’avoir peur », ajoute-t-elle. Son mari ne supporte pas qu’elle parle de récidive, par exemple. « Alors que, pour moi, l’évoquer m’y prépare, au cas-où. Mais cela ne veut pas dire que je ne suis pas positive le reste du temps ! ».
Remplacer ces injonctions par des questions ouvertes
Les voix de Lisa et Émilie s’accordent lorsqu’on leur demande quelles sont les formules, qui, cette fois, les apaisent. « Si tu as besoin de craquer, je suis là », comme répète inlassablement la grande sœur de Lisa. « Le patient n’a pas besoin d’un ‘Sois fort’, mais de savoir que le proche est là en fonction de ses besoins », acquiesce le Docteure Dolbeaut.
Et pour l’entourage moins proche, qui voudrait tout de même adresser un mot de soutien ? « Je pense à toi. J’espère que tu trouveras les ressources pour combattre la maladie », conseille Émilie. Une formule « plus acceptable, moins agressive » que « Sois fort.e », selon elle.
La psychiatre explique que celui qui adresse ce ‘Sois fort.e’ craint en réalité de poser des questions, de se confronter aux émotions de son proche. Mais « l’attitude la plus aidante qu’il peut avoir est de ne pas avoir peur de s’y confronter justement, et d’adopter une position très ouverte de mise à l’écoute » : ‘Quels sont tes besoins prioritaires maintenant ?’, ‘Sais-tu ce qui pourrait t’aider aujourd’hui ?’, sont par exemple des interrogations ouvertes que suggère la spécialiste. Ces « maintenant » ou « aujourd’hui » doivent être précisés, ils sont essentiels à ces questions, car les « besoins du patient sont évolutifs au fil du temps », souligne-t-elle, « et l’aide du proche nécessitera un réajustement permanent, selon son état ».
« Parfois, avec le choc du diagnostic, la sidération anxieuse après un mauvais bilan, le patient n’est pas apte à répondre à ces questions. Et ce n’est pas grave », rassure aussitôt Sylvie Dolbeault. Dans cette situation, elle recommande à l’entourage une formule comme : « Je sens que tu n’as pas l’air d’aller bien. Je suis là et quoi qu’il arrive je serai là, quelque soit l’évolution de la maladie et de tes besoins ».
Mais la psychiatre alerte : attention à ne pas tomber dans une autre injonction. Celle qui ordonnerait au patient d’exprimer ses émotions. « Si certains veulent vivre leur maladie seul, on doit l’entendre, le respecter. À condition que la question de leurs besoins ait été posée ».
- Syndrome du sauveur : ces bonnes intentions qui cachent des failles émotionnelles
- Cancer du sein : la confidente essentielle
*Émilie « Brunette » Daudin vient de lancer son podcast « Triple Négatif », pour soutenir et informer les concernées au fil de leur traitement, et aider leur entourage à les accompagner.
Source: Lire L’Article Complet