Peut-on être amie avec son ou sa boss ?
“On parle de plein de sujets différents : nos histoires de coeurs, nos projets… Elle a rencontré mes parents, elle m’invite à ses anniversaire, on passe des soirées chez elle… On a une grande complicité. Et je sais que si j’ai un souci, je peux compter sur elle.” Malgré les apparences, cette femme dont on parle Franck*, 32 ans, n’est pas une copine, une colocataire ou même une petite amie qu’il commencerait à fréquenter sérieusement. Elle n’est même pas une collègue de travail. Non, la femme dont parle ce jeune cadre dynamique parisien, c’est… sa boss, de dix ans son aînée.
Et quand on lui demande d’expliquer, selon lui, les fondements de cette relation à la fois professionnelle et amicale, sa réponse est tout aussi hybride, aux frontières de critères professionnels et de notes personnelles. “Je pense que c’est lié au fait que nous ne venons pas de Paris tous les deux. Nous avons des valeurs communes, des points communs… On a juste bien accroché !”, poursuit-il. “Comme je suis bosseur et très engagé dans mon travail, je pense que ça inspire confiance et que ça permet de faire évoluer la relation au-delà même de l’open space.”
Liaisons dangereuses ?
Si les propos de Franck* tendent à nous laisser un brin songeuses – aussi enthousiasmants soient-ils – c’est que l’idée même d’une amitié entre un employé et son supérieur hiérarchique peut sembler a priori antinomique.
Et pour cause, alors que la relation de travail implique des rapports de domination et des enjeux de pouvoir, celle entre deux ami.e.s repose supposément sur des principes d’égalité, d’intimité et de réciprocité. C’est du moins ce qu’avait mis en exergue le psychologue néerlandais Geert Hofstede dans l’ouvrage collectif Cultures et Organisations (Pearson, 2010) avec son concept de distanciation hiérarchique, soit le degré d’inégalité en matière de pouvoir et d’autorité que le membre d’un groupe accepte et auquel il s’attend entre son supérieur hiérarchique et lui-même. Or, selon l’expert, plus la distance hiérarchique est élevée, moins l’individu cherche à remettre en cause une situation qui lui paraîtrait injuste.
D’où la mise en place traditionnellement d’une distance hiérarchique au sein des entreprises, loin de toute ambiguïté amicale, qui reste encore aujourd’hui intériorisée dans nos sociétés occidentales. D’ailleurs, selon une étude réalisée par la newsletter américaine The Good Trade, seulement 15% des employés estiment avoir déjà été bons amis avec leurs supérieurs. Pour la moitié des sondé.e.s, leur relation avec leur boss relève certes, d’une bonne entente amicale, mais ils n’iraient pas non plus jusqu’à le/la considérer comme un.e ami.e.
En France, ce sont seulement 28% des salariés qui affirment accepter leur boss sur les réseaux sociaux, d’après un sondage OpinionWay publié en 2013. Et en ce qui concerne les boss en question, seuls 18% d’entre eux seraient enclins à faire ami-ami avec leurs subordonnés. Bref, IRL ou online, le N+1 peut difficilement se muer en BFF dans l’esprit des salariés, et inversement.
D’ailleurs, la plupart des réponses reçues dans le cadre de notre appel à témoins était généralement claire et sans appel : non, on ne peut pas être ami avec son boss. Quant à notre témoin qui vante les mérites de l’amitié au travail, il n’est pas sans mentionner certaines limites, estimant qu’effectivement, on ne peut pas tout dire à son ami-boss, notamment en ce qui concerne les difficultés rencontrées dans l’espace de travail.
Alors pourquoi prenons-nous la peine de nous poser toutefois la question ? La réponse est simple : parce que la start-up nation.
La faute à Silicon Valley
C’est en tout cas ce que suggère le magazine Business Insider dans un article de 2016 explicitement intitulé : Millennials are learning the hard way that your boss is not your friend (traduction : Les millenials sont en train de réaliser durement que leur boss n’est pas leur ami). Selon son auteur, Peter Kiefer, l’arrivée des start-ups et leurs nouvelles méthodes de management fait d’open-space, de messagerie instantanée et de tournois de babyfoot ont largement contribué à flouter les frontières entre vie privée et vie professionnelle, cette dernière se conjuguant désormais sur un mode informel de plus en plus décomplexé.
Du dress code biberonné aux Stan Smith aux sessions récréatives de team building, en passant par l’application de préceptes de psychologie positives et de pseudo-verbalisation de ses émotions : tout est fait pour rendre (en apparence) l’espace de travail plus agréable, plus attractif , plus bienveillant… et d’en doper la sacro-sainte productivité.
Ce n’est pas un scoop : plus vous vous sentez bien dans un environnement, plus vous serez enclin à y passer du temps et donc à y donner le meilleur de vous même, a fortiori si l’affect et le pathos s’invitent dans la relation que vous entretenez avec celui ou celle pour qui vous travaillez. Qu’est ce que vous ne feriez pas pour un ami après tout ? Un phénomène qui touche particulièrement les secteurs liés à l’industrie digitale, dont les politiques de recrutement ciblent ironiquement les jeunes générations, elles-mêmes demandeuses (à l’origine) de ces nouvelles méthodes de management informelles.
C’est par exemple ce qu’a vécu Lucie, graphiste, qui raconte dans le podcast de Louie Media, Travail En Cours, s’être longtemps demandé si ses patrons, dirigeants d’une agence de publicité, étaient ses supérieurs hiérarchiques… ou ses amis. En cause ? Un flou artistique prononcé entre, d’une part, des week-ends à la campagne à dévorer des Monts d’Or et jouer aux jeux de société, et de l’autre, une quantité de travail astronomique, des horaires de travail indécents et… un salaire peu rémunérateur.
Un malaise auquel elle a mis fin par une lettre de démission qu’elle décrit elle-même comme une lettre de rupture, au fort potentiel émotionnel.
“L’ami du travail”
“Je pense qu’il faut revenir au sens que l’on donne au mot “ami”, suggère Lauren McGoodwin dans la newsletter The GoodTrade. Selon elle, la question n’est pas tant de savoir si l’on peut être amie ou non avec son ou sa boss, mais plutôt de savoir quelle réalité, quelles attentes ou valeurs implique cette dénomination.
“Votre boss peut être votre “ami du travail”, ce qui sera différent de vos amis dans votre vie sociale et personnelle. Vous pouvez par exemple aller prendre un café avec votre boss dans la journée, sans pour autant aller boire des verres après le travail. Vous pouvez lui raconter votre week-end mais pas forcément l’inviter à vous y rejoindre”, explique-t-elle.
En bref, tout serait moins question d’amitié que de relation équilibrée. Et si vous pensez que faire ami-ami avec votre boss vous permettra d’être son chouchou et de gagner plus rapidement en salaire et reconnaissance, laissez tomber : selon une étude relayée par le Journal of experimental social psychology, un manager aura plus tendance à discriminer négativement les employés avec qui il a un lien affectif de peur d’être accusé de favoritisme, quand bien même ils mériteraient cette fameuse prime ou cette convoitée promotion.
Et à Lauren McGoodwin de conclure : “Relever les challenges et trouver des solutions ensemble, c’est ça qui vous permettra de construire une relation durable avec votre supérieur. Ce n’est pas de vous raconter vos petits secrets ou votre vie privée”. A bon entendeur.
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