Petites thérapies entre amis : pour réparer les amitiés abimées
- La thérapie d’amitié, un marché émergent
- Le chagrin d’amitié, une douleur réelle
- Une montée en puissance de l’amitié en tant que valeur refuge
- La prise en charge est similaire à celle d’un couple en détresse
- La thérapie amicale par delà les clichés
- Assainir les amitiés pour les faire durer
Longtemps, Donna et ses amies ont fait des envieux.ses. Leur bande formée sur les bancs de l’université avait survécu aux mariages, aux grossesses, aux changements de voie professionnelle, aux déménagements à l’autre bout du pays.
Tous les étés, ces six Américaines convergeaient vers leur État d’origine, la Caroline du Nord, pour des retrouvailles à la mer ou à la montagne. « Ce qui comptait le plus pour nous n’était pas de faire du tourisme, mais simplement de passer du temps ensemble à nous reconnecter, à parler de nos vies », raconte cette avocate pénaliste de 40 ans (elle préfère ne pas donner son nom de famille), jointe par visioconférence à son domicile de San Francisco.
À chaque fois, c’était comme retrouver des sœurs. « À 30 ans, j’ai perdu ma mère, puis divorcé la même année, et mes amies m’ont énormément soutenue, poursuit Donna. Les gens nous disaient toujours : « Quelle chance d’avoir conservé ces liens ! »
En 2020, la pandémie a mis fin à leurs réunions en chair et en os, remplacées par un groupe SMS. Leurs divergences politiques ont refait surface dans une Amérique de plus en plus déchirée. « On a toujours su qu’on ne partageait pas les mêmes opinions, mais ça n’avait jamais posé de problème », explique Donna, qui se décrit comme « très progressiste ». Dans le groupe, trois se classent à gauche, une au centre, et deux ont voté pour Donald Trump.
« Au moment du procès du meurtrier de George Floyd, une amie dont les enfants sont métis a écrit combien elle avait peur pour eux. Je ne me souviens plus de ce qui a été dit exactement, mais je sais que les deux Républicaines ont manqué d’empathie. Les choses ont dégénéré, par texto. C’est alors que j’ai demandé à la cantonade : « Est-ce que ça existe, les thérapies entre amis ? » ».
La thérapie d’amitié, un marché émergent
La réponse est oui. Aux États-Unis, la « Friendship Thérapy » – qu’on peut traduire par thérapie d’amitié – est devenue une niche.
En cherchant sur le Net, Donna est tombée sur le site de Catalyst Counseling, un cabinet de psychologie de Houston, au Texas, positionné sur ce marché émergent.
Se mettre d’accord sur un créneau a été le plus difficile, raconte l’avocate : « Nous vivons dans différents fuseaux horaires, nous travaillons, et toutes mes amies ont des enfants. Mais nous avons quand même réussi l’exploit de nous réunir virtuellement une demi-douzaine de fois avec notre psychothérapeute. »
La dispute politique s’est vue éclipsée par des problèmes affectifs plus profonds. « De vieilles blessures, des choses qui couvaient depuis des années, poursuit Donna. Une membre du groupe a avoué qu’elle s’était toujours sentie jugée par une autre à cause de son travail. Jamais elle n’avait osé lui en parler. »
La fondatrice de Catalyst Counseling, Barbie Atkinson, fait remonter son intérêt pour le lien d’amitié à son travail avec des adolescent·es. « Les ami·es, à cet âge-là, comptent plus que tout, plus que les parents. J’ai pris l’habitude de proposer à mes patients d’inviter leurs ami·es en séance. À l’époque, mes collègues trouvaient ça étrange, cela ne se faisait pas du tout. »
Le chagrin d’amitié, une douleur réelle
Depuis, la thérapie d’amitié a gagné en légitimité : sans en faire le cœur de sa pratique, la star des thérapeutes de couple Outre-Atlantique, Esther Perel, se penche maintenant sur des liens platoniques (amicaux ou professionnels) dans ses podcasts à succès. Contrairement à la thérapie de couple, cependant, la thérapie d’amitié n’est pas prise en charge par les assurances maladie.
« Est-ce un luxe de faire une thérapie avec un·e ami·e ? Pas si cette amitié est ce qui vous soutiendra lors d’une rupture, d’un deuil, d’une maladie… », plaide Barbie Atkinson. Elle-même regrette d’avoir manqué l’occasion avec une amie perdue à l’âge adulte : « Toute personne qui a vécu une rupture amicale le sait, c’est douloureux, c’est vraiment douloureux. »
Selon un sondage interne réalisé en 2021 par la société Thriveworks, qui emploie plus de deux mille psychothérapeutes à travers les États-Unis, « 72 % des clinicien·nes interrogé·es ont signalé une augmentation du nombre de patient·es souffrant d’anxiété ou de dépression en relation avec leurs amitiés au cours des douze derniers mois ».
Une montée en puissance de l’amitié en tant que valeur refuge
Shontel Cargill, la thérapeute conjugale et familiale qui a piloté cette enquête, ajoute que 17 % des clinicien·nes en question ont commencé à suivre des paires ou des groupes d’ami·es durant cette même période.
« La pandémie a été un réveil brutal pour beaucoup de personnes qui n’avaient pas investi dans leurs amitiés, explique-t-elle. Ce fameux village sur lequel s’appuyer, où était-il ? Les gens se sont rendu compte qu’ils avaient besoin de systèmes de soutien. »
Pour elle, un phénomène générationnel est à l’œuvre dans la montée en puissance de l’amitié dans la culture américaine : « La famille et la réussite professionnelle ne sont plus des valeurs aussi centrales pour les jeunes. La mentalité du village revient. »
La prise en charge est similaire à celle d’un couple en détresse
Selon les psys qui les reçoivent, les ami·es viennent consulter pour toutes sortes de raisons. Elles ou ils ont un conflit au travail. Une séparation géographique les a éloigné·es. L’une a eu un bébé et l’autre n’arrive pas à être enceinte. Un nouveau partenaire amoureux fait voler l’équilibre en éclats… Dans tous les cas, la prise en charge est similaire à celle d’un couple en détresse, explique Alejandra Cervantes, qui s’est occupée de Donna et ses amies.
« Comme dans une thérapie de couple, vous commencez par un entretien sur l’histoire de la relation. Qu’est-ce qui les a rapproché·es au départ ? Qu’est-ce qui s’est mis en travers ? Puis vous essayez de comprendre ce qui se cache derrière le problème. Le problème n’est jamais : tu as annulé le dîner. Le problème, c’est plutôt : je me sens oublié·e, abandonné·e. »
Alejandra Cervantes examine les liens précoces. Le style d’attachement développé dans la petite enfance influence aussi bien les relations amoureuses qu’amicales à l’âge adulte, avance la thérapeute.
La thérapie amicale par delà les clichés
Caleb Popelka a pris son courage à deux mains pour proposer une thérapie à son meilleur ami. Baigné dans la culture macho des champs de pétrole, ce dernier, Cody Cade, avait des préjugés sur la question. « J’ai accepté pour montrer à Caleb que je tenais assez à lui pour essayer quelque chose, mais j’étais sceptique et je n’en ai parlé à personne », avoue l’intéressé.
Séparés par leurs trajectoires professionnelles après des études à l’université d’Austin, les deux Texans de 25 ans étaient en pleine turbulence depuis que Caleb avait commencé une relation amoureuse avec l’ex-petite amie de Cody. Au printemps, la thérapie proposée par Caleb a sauvé leur amitié.
« Je pensais bien connaître Caleb car j’avais vécu trois ans avec lui, mais c’était superficiel, dit maintenant Cody. Le comprendre à un niveau plus profond a été génial pour moi et pour notre relation. Même au niveau personnel, j’ai beaucoup appris sur mon fonctionnement, car je n’avais jamais pris le temps de réfléchir à ces choses-là. En fait, j’ai fait deux thérapies pour le prix d’une. »
Assainir les amitiés pour les faire durer
Quant aux amies de Donna, elles sont toutes allées à son mariage en novembre. « C’était la première fois qu’on était réunies depuis le début de la pandémie, et c’était vraiment bien, on s’est rapprochées, décrit-elle. Cet été, on a refait notre voyage traditionnel. Tout s’est bien passé. Il est clair que la séparation imposée par le Covid avait mis de l’huile sur le feu. »
Les six amies ont arrêté leur thérapie, mais elles maintiennent un rendez-vous hebdomadaire sur Zoom, à géométrie variable. Elles tiennent leurs bonnes résolutions.
« Autrefois, les tensions donnaient lieu à des conversations privées sur le mode : “Tu peux croire qu’elle a dit ça ?” explique Donna. C’était malsain. Ce n’est plus toléré. Si l’une d’entre nous a un problème avec une autre, elle doit en parler directement à l’intéressée. »
Quant à la politique, elle est maintenant bannie de leurs textos. « Même quand on s’est vues, on a évité le sujet, ajoute Donna avec un rire nerveux. Dans ce domaine, aucune thérapie ne pourra jamais nous aligner. »
- J’ai rompu avec ma meilleure amie
- J’ai plus d’ex-meilleures amies que d’ex tout court
Article publié dans le magazine Marie Claire 843
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