"Personne ne le fera mieux que toi…" : quand le talent mène à l'asphyxie
Un dossier de plus, puis deux, puis trois… Le tout, agrémenté d’un «c’est en toi que j’ai le plus confiance ! Et puis tu vas faire ça parfaitement, comme toujours». Au bureau, à force de bonne volonté, de compétence et d’efficacité, vous êtes devenue incontournable. C’est flatteur, mais vous êtes au bord du craquage nerveux.
Cela commence par un dossier dont on hérite en urgence. Et s’ajoute à ce projet stratégique, sur lequel on aimerait bien que vous «injectiez toutes vos idées, votre savoir-faire». Il y a aussi cette nouvelle réunion hebdomadaire à animer – «tu connais le sujet par coeur, j’ai besoin que tu donnes l’impulsion». Peu à peu, ce sont autant de tâches qui s’ajoutent, l’air de rien, à une fiche de poste déjà bien chargée. Le tout parfois enrobé d’un «tout s’organise», lancé par votre manager. Il le sait, ça ira : le contrat sera honoré, les clients satisfaits et les deadlines tenues. Et vous voilà prise au piège de la bonne élève, aussi heureuse de vous sentir reconnue… qu’en colère devant le prix à payer: les heures supplémentaires, le sentiment de surcharge permanente doublé, parfois, d’un sentiment d’injustice – pourquoi est-ce toujours vous qui héritez de la patate chaude ?
Le syndrôme de la plongeuse en apnée
«Il y a une tendance très naturelle à toujours penser aux mêmes collègues, compétents et de bonne volonté, auxquels on sait pouvoir se fier», souligne Sandrine Meyfret, executive coach et fondatrice du cabinet Alomey. C’est peut-être encore plus vrai en période de crise et de télétravail. Entre les urgences à répétition, les contacts réduits voire les recrutements et budgets gelés, chacun va au plus efficace, au plus sûr. Quitte à solliciter sans cesse ce collègue parfait dont on sait que, dans deux heures, il aura (si bien) fait le travail. Lequel collègue, en apnée, n’a même plus l’oxygène de dire non – et personne n’a envie d’être celui qui ajoute une crise à la crise.
Alerter le plus tôt possible
«Sauf que se répéter que ça ira quand on a l’intuition qu’en fait, non, ça ne fonctionne jamais», balaie Sandrine Meyfret. Se dire qu’on peut essayer, qu’on verra bien, pas davantage. «La perte d’enthousiasme, l’irritabilité, l’anxiété, voire les nausées ou les maux de dos… Si la charge s’avère trop lourde, des signaux physiques, qui traduisent un trop-plein, vont survenir et peuvent nous empêcher de raisonner, avertit Sandrine Meyfret. Il est plus sage d’en parler dès qu’on sent que ça ne passera pas.»
Autre avantage : cela évite de déverser son stress et sa fatigue sur un manager pris de court. «Ça n’est pas du tout la même chose de prévenir : « j’aimerais te voir une heure dans les trois prochaines semaines », que d’être épuisé au point d’écrire : « il faut qu’on se voie cette semaine, sinon je prends un arrêt maladie »», rappelle Sandrine Meyfret. Si on craint de passer pour le «mauvais élève», on peut aussi rappeler que cette discussion est importante, avant tout, pour la performance de l’équipe et de l’entreprise.
Clarifier et quantifier
Avant ce rendez-vous, il importe de faire le tri entre les faits et les émotions. On peut se sentir complètement débordé par un afflux soudain de dossiers… puis se rendre compte que les deadlines sont tout à fait tenables. Pour clarifier tout ça, mieux vaut dégainer un calendrier, hiérarchiser les missions, mesurer le temps nécessaire à chacune, puis faire des calculs. «On peut par exemple utiliser la matrice d’Eisenhower pour définir l’importance et l’urgence de ses différentes tâches, suggère Sandrine Meyfret, pour les répartir dans le temps. À partir de là, on voit si ça rentre, ou non, dans nos journées et nos semaines de travail.»
Trois garde-fous pour aider les managers
Faire des points réguliers, pas forcément très longs mais dédiés spécifiquement à la gestion du temps et à la charge de travail. En télétravail, cela implique d’appeler ses collègues plus souvent, parfois spontanément, ou de leur demander d’allumer leur caméra pour voir leur visage.
Être attentif aux signaux. Un air fatigué, une voix inhabituelle, de l’irritabilité… «Tout ce qu’on remarque peut être signe d’un trop plein, souligne Sandrine Meyfret. Tout cela doit nous alerter et nous pousser à poser des questions. Il faut faire parler ses salariés, surtout quand on se voit si peu. Même si c’est un problème d’ordre personnel, on ne peut pas laisser un collaborateur porter quelque chose tout seul.»
Mobiliser le groupe. «Les managers n’ont pas à tout porter seul. Quand on comprend qu’un collègue est débordé, on peut très bien réunir l’équipe, même brièvement, pour en parler. Chacun peut avoir un rôle actif, pour réfléchir à l’organisation, mieux répartir la charge ou même simplement manifester leur soutien. En cas de crise, il faut miser sur l’intelligence collective.»
Renverser les rôles
Et si besoin, on fait signe à son manager. Avec une priorité en tête : éclairer ce que notre coach appelle «le contrat implicite», soit tout ce que notre chef pense qu’on sait sans nous l’avoir jamais dit, et vice versa. «Cela arrive, qu’un supérieur oublie d’avertir un salarié que tel dossier n’est plus stratégique ou qu’il peut espacer telles réunions, assure-t-elle. Un salarié, lui, aura tendance à croire que son manager doit bien savoir comment marche son travail, combien de temps il nécessite. Sauf que son chef ne fait pas le même métier et qu’il n’est pas médium.» On peut donc commencer par rappeler des faits bruts, même s’ils nous semblent évidents : lister ses missions quotidiennes, rappeler qu’on a hérité d’un nouveau client il y a six mois et que, ça y est, nos journées sont pleines. Le tout, posément, sans volonté d’aller au conflit. «L’idéal est encore d’expliquer que « les nouvelles missions que tu me proposes m’intéressent mais je n’ai pas le temps de tout faire, sur quoi dois-je lâcher du lest ? », conseille Sandrine Meyfret»
En posant cette question, on rappelle le manager à son rôle : arbitrer et définir les priorités. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut le laisser gérer la crise seul, quitte à lui reprocher de ne pas y arriver. Pour que l’échange aboutisse,mieux vaut arriver avec des propositions de solutions, cohérentes avec l’organisation de l’entreprise et les spécificités de votre métier. Quitte, là encore, à rappeler qu’il ne s’agit pas seulement de vous et de votre agenda, mais bien de la performance de toute l’équipe. À priori, votre manager s’en soucie autant que vous.
Et si ça ne marche pas?
Pourquoi ne pas essayer – c’est dur, mais vous en êtes sans doute capable – d’emprunter quelques réflexes aux élèves du fond de la classe. Dire «non, je n’ai vraiment pas le temps». Poser son stylo. Faire des pauses. Ne pas répondre – tout de suite – au téléphone. Désobéir, en somme, même sans entrer en confrontation directe. Et pas pour la vie, juste une semaine ou deux. Puis observez le résultat. La nature ayant horreur du vide, vos N+1 devraient rapidement, dans l’urgence, reporter quelques tâches sur quelqu’un d’autre. Et vous… respirer un peu. Si c’est trop difficile, c’est peut-être le moment de suivre un coaching en leadership ou en négociation. «It takes two to tango», disent les Anglais, toujours pragmatiques. Pour changer le ryhtme, ou la cadence, il va bien falloir que quelqu’un fasse le premier pas. Et guess what ?, ce sera forcément vous.
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