Ollivier Pourriol : "À terme, respecter l'autre signifiera ne plus s'approcher de lui"
Jamais nous n’avons été autant séparés et jamais la danse ne nous a autant réunis. Pour le philosophe scénariste, cet art comble le manque. À l’ère du sans-contact, elle nous aide à refaire corps. Analyse d’un nouvel imaginaire collectif.
Entrer dans la pensée par le monde sensible de la peinture, de la danse, du cinéma, y recueillir des émotions pour mieux creuser le vivant… Ollivier Pourriol pratique une philosophie joyeuse et résistante qui n’a de cesse de lutter contre l’enfermement. Voilà pourquoi les trois saisons du confinement l’ont saisi et inspiré. On le retrouve sur Cinéphilo, laboratoire de films et de philosophie épatant.
Madame Figaro. – Depuis le premier confinement, la danse a pris une place considérable sur les réseaux sociaux. Les captations de spectacles ont été très suivies, et les vidéos de danse sont devenues virales. Avez-vous participé vous-même à cette dansomania, en suivant des cours de danse à distance ou en partageant des chocs esthétiques ?
Ollivier Pourriol .- J’ai surtout partagé le choc du confinement, qui est tout sauf esthétique ! Personnellement, je ne suis pas danseur mais, comme chacun, j’ai un corps. Et même si c’est pour de bonnes raisons, les corps ont été très contraints. Nous avons tous souffert d’avoir la respiration entravée par un masque et de nous voir privés de tout geste gratuit, puisque, avant la moindre sortie, il fallait remplir une attestation…
Depuis deux générations, c’est la première fois que nous vivons un tel empêchement physique généralisé. La vie réduite à ce que l’on a très improprement appelé «l’essentiel» ressemble à cet état de domestication décrit par Michel Foucault dans Surveiller et Punir : nos corps sont devenus le premier objet sur lequel s’est exercé le pouvoir. Dans ce contexte d’impuissance totale, j’ai beaucoup apprécié entre autres vidéos celle du chorégraphe venu du hip-hop Mehdi Kerkouche : l’écran était découpé en vignettes dans lesquelles chaque membre de sa compagnie Emka, filmé seul chez lui, dansait sur un tube de Barry White. Ils enchaînaient des mouvements entre eux comme s’ils étaient doués d’ubiquité. Cet échange à distance témoignait de la volonté d’être ensemble, de restaurer coûte que coûte une harmonie.
En vidéo, Medhi Kerkouche et sa troupe
Cet engouement a touché aussi bien les danses virtuoses de professionnels que les chorégraphies improvisées par des amateurs. La danse est-elle devenue un art universel ?
Oui, ne serait-ce que dans le manque qu’elle est venue combler. Alors que le seul fait de se promener devenait une conquête, être privé de danse nous a fait réaliser combien cet art, qui incarne l’extension de tous les possibles du corps, répondait à un besoin vital. Même sur un lit d’hôpital ou chez des personnes très âgées. Une vidéo a montré une ex-danseuse étoile, Marta C. Gonzalez : un demi-siècle après avoir interprété Le Lac des cygnes, désormais atteinte de la maladie d’Alzheimer et clouée sur un fauteuil, elle retrouvait ses gestes de bras d’autrefois à l’écoute de la musique de Tchaïkovski. Lorsque nous dansons, notre organisme n’est pas réduit à sa valeur purement marchande ou utilitaire. Il s’épanouit et libère sa puissance. En fait, la pandémie nous a fait prendre conscience à quel point, d’ordinaire, nous ne dansons pas assez !
Dans l’histoire de l’humanité, a-t-on toujours dansé ?
La danse est effectivement l’un des tout premiers arts. Dans Système des beaux-arts, le philosophe Alain explique qu’elle était jadis liée à la guerre. Elle avait pour mission de conjurer la peur en donnant aux troupes en marche une forme coordonnée et rythmée. Mais si, dans sa dimension collective, la danse permet de régler une communauté, c’est d’abord un plaisir solitaire : la jouissance du danseur, c’est de pouvoir gouverner son propre corps. Dans le film que lui a consacré Wim Wenders, la chorégraphe Pina Bausch explique qu’avant d’être un spectacle la danse est un exercice de soi. Dans sa pièce Café Müller, elle fait même danser ses interprètes les yeux fermés, afin qu’ils développent une perception personnelle et intériorisée de l’espace.
Qu’est-ce qui se joue dans le fait de danser, par rapport à soi-même et par rapport aux autres ?
Vis-à-vis de soi-même, un besoin de beauté et une soif de liberté qui, par essence, échappe à tout contrôle. D’ailleurs, la seule activité que dans les circonstances actuelles on ne peut pas interdire, c’est un corps qui danse. À l’égard d’autrui, la danse est une invitation à échanger. Comme la musique, c’est un langage sans mots, un ensemble de signes qui peuvent être adressés même à des organismes non humains : certains dansent avec leur environnement, d’autres avec des animaux ou avec des plantes… C’est une conversation libérée de la pensée, immédiate et sans contraintes.
La plupart des danses, même lorsqu’elles paraissent improvisées, obéissent pourtant à des règles et à des codes très précis ?
Il faut ici distinguer, comme le fait Gilles Deleuze, les lois et les règles. Tandis que les premières, extérieures, s’imposent à nous, les secondes sont internes et nous choisissons de leur obéir. Ainsi, développer notre corps et le démultiplier par le geste n’est pas une contrainte mais l’exercice d’une puissance. Chaque mouvement a sa loi propre, et chacun danse à sa manière, puisque, selon Spinoza, chaque être a sa perfection propre. De fait, tous les grands chorégraphes contemporains créent leurs œuvres à partir des corps spécifiques de leurs danseurs, qui eux-mêmes les interprètent ensuite selon leur propre singularité – comme ils le font aussi avec les grands ballets classiques.
Dans la période que nous vivons, la danse serait-elle un moyen d’autant plus précieux de faire société ?
Si, depuis un an, nous regardons beaucoup de vidéos de danse, c’est effectivement parce qu’elles nous rappellent ce que pourrait être un corps social fonctionnant selon ces principes d’harmonie. Les chorégraphies virtuelles participatives, où un geste commencé à Paris se poursuit à Sydney en passant par Dakar, ont été un moyen de recréer un lien et un univers communs, alors même que les contacts physiques étaient devenus impossibles. Les réseaux sociaux, qui d’ordinaire sont plutôt des fabriques de violence collective et de réponses agressives, sont devenus le réceptacle de ces images apaisées grâce à l’absence de mots. C’est une belle revanche.
Une minute de danse par jour, 22 mars 2021, danse 2260 Rye Pasteur, Paris 11e.
Quel type de relation au monde propose la «Minute de danse par jour», de Nadia Vadori-Gauthier ?
Comme l’exprime elle-même cette artiste, en se référant à Gilles Deleuze, il s’agit véritablement d’un acte quotidien de résistance. Qui donne du sens au non-sens, rend vie à des théâtres fermés, et entretient une conversation continue avec ce qui l’entoure. Nadia Vadori-Gauthier crée des possibles, elle entre en interaction avec d’autres corps et elle tisse un monde : soit l’essence même de la danse. À son exemple, nous devrions tous faire une minute de danse par jour, mais sans être filmés !
Le corps battant de Nadia Vadori-Gauthier
Une minute de danse par jour. Le 14 janvier 2015, au lendemain des attentats, la chercheuse en art Nadia Vadori-Gauthier décide de poster quotidiennement sur Internet une séquence de danse. Exécuté en tous lieux, seul ou avec d’autres, cet «acte de résistance poétique contre la violence» a pris depuis mars 2020 un tour singulier. «Lorsque j’ai compris qu’on allait devoir rester dans nos terriers, j’ai lancé sur les réseaux sociaux un appel à participer à une danse de confinement.»
6000 vidéos en un mois. «Ç’a été une déferlante, j’ai reçu des milliers de vidéos du monde entier de gens postant “leur” minute de danse». De ces témoignages «historiques» de la pandémie, elle a fait une archive, qu’elle utilisera peut-être… En attendant, 2000 fidèles continuent à lui adresser leurs images quotidiennes, sur des pages Facebook et Instagram dédiées. Et certains ont fêté, il y a deux mois, leur premier «anniversaire de danse».
Une présence sensible au monde. Nadia, quant à elle, continue sans relâche. Elle danse dans les lieux culturels fermés, s’invite dans les hôpitaux, recrée à distance et derrière le masque des connexions vivantes avec autrui, en résonance avec ce qui l’entoure. Pour que le corps, le sien et celui des autres, ne soit pas réduit à un strict fonctionnement utilitaire, et parce que l’«on a aussi besoin de déborder du cadre». Actes gratuits, ses performances sont les témoignages d’une période de transformation inédite où «chaque jour compte pour la danse».
uneminutededanseparjour.com
À quoi ressemblera selon vous la danse d’après-Covid ?
Notre visage est notre première source d’interaction avec le monde, donc se promener sans masque sera déjà pour moi une forme de danse, aussi jouissive que d’exécuter une série d’entrechats. Mais également embrasser un ami et recréer un espace commun, où les échanges et le toucher ne seront plus contrôlés. Pour le reste, nous reprendrons sans doute ce que j’appelle notre danse d’abeilles, cette danse utile qui règle nos déplacements ordinaires.
À terme, toutefois, il est probable que nous entrions progressivement dans un monde sans contact. Respecter l’autre signifiera ne plus s’approcher de lui. Tout en continuant à habiter nos corps – de la façon la plus gracieuse possible -, il nous faudra créer des chorégraphies de l’évitement, redessiner un espace régi par des distances de sécurité, déplacer nos échanges sur un autre terrain. Faire attention à l’autre comme si c’était un obstacle. Or, danser avec un obstacle est difficile, à moins de s’appeler William Forsythe. Dans One Flat Thing, Reproduced, il met aux prises ses dix-sept interprètes avec vingt grandes tables métalliques qui encombrent la scène. Et réussit à transformer l’obstacle initial en point d’appui d’une chorégraphie virtuose. C’est cela l’art de la danse, et j’espère que nous allons tous apprendre à le pratiquer.
Ce sera la réponse à tous nos problèmes ?
C’est en tout cas l’une des meilleures que l’on puisse apporter. Prenez l’exemple du krump. Cette danse urbaine aux mouvements saccadés et puissants est apparue au tournant des années 2000 dans les quartiers les plus déshérités de Los Angeles. Beaucoup l’ont découverte à travers la vidéo devenue virale du final des Indes Galantes, de Rameau, chorégraphié par Bintou Dembélé en 2018 pour l’Opéra de Paris. Bien que né d’une impossibilité du lien social, le krump échappe d’une façon formidable à la violence de la réciprocité en utilisant autrement l’énergie originelle de son geste. La preuve que, quelles que soient les crises futures, la danse sera toujours le dernier spectacle que l’humanité pourra s’offrir.
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