Non, votre entreprise n’est pas votre famille et voici pourquoi il faut se protéger de ce genre de discours
- "On est comme à la maison", sans cadre ni réelles directions
- La porte ouverte au harcèlement étouffé
- Manipuler des informations personnelles pour pousser le salarié à donner plus
- Quand la filiation nourrit la culpabilité, le piège se referme
- Comment faire bouger les choses avant que le burn out ne nous rattrape ?
Voilà quelques années que, dans les entreprises, s’infiltre une “atmosphère familiale” soufflée par celle instaurée chez les géants américains de la Silicon Valley.
“C’est clairement un environnement vers lequel les entreprises veulent tendre, similaire à celui de la Silicon Valley où les salariés sont encouragés à rester plus longtemps sur leurs lieux de travail, dotés de salles de jeu ou de crèches”, confirme Audrey Aptel, psychologue du travail et coach professionnelle.
Bien que ces entreprises “cocon” aient toujours existé, sous la forme de petites structures à la culture familiale, aujourd’hui, il est de coutume que les dirigeants se vantent de considérer leurs employé.es comme des “membres” d’une même famille.
Si ce rapprochement peut, de prime abord, annuler le côté robotisé de l’entreprise que peuvent notamment ressentir celles et ceux déçus par le flex office, un lien de filiation trop solide peut être délétère au bien-être psychique et professionnel des employé.es. Témoignages.
« On est comme à la maison », sans cadre ni réelles directions
« Généralement, dans les petites entreprises, on favorise une atmosphère ‘comme à la maison’ parce que cela compense le manque d’un cadre au bureau. On mise sur les rapports affectifs quand on a des difficultés à se professionnaliser », soulève d’entrée Audrey Aptel.
Un constat qui fait écho aux expériences de Katia, 34 ans. La jeune mère de famille a travaillé deux fois pour des groupes familiaux et note de nombreuses ombres au tableau.
« La première, c’était dans un groupe hôtelier géré par une fratrie composée de deux sœurs et d’un frère. Tous étaient très compétents, mais leurs parents venaient de leur laisser les rênes et on sentait qu’ils avaient du mal à se détacher, notamment au niveau de la prise de décision », narre-t-elle.
Pendant l’entretien, elle s’est permis de me dire ‘bon bah, vous avez 30 ans, vous venez de vous marier, j’imagine que vous voulez avoir des enfants ?’
Katia observe dès l’entretien d’embauche qu’un cadre manque cruellement. « Il n’y avait pas de RH, donc une des sœurs s’est improvisée recruteuse et la discussion n’était pas vraiment professionnelle. Au niveau des questions techniques, il y avait des flous et puis elle s’est permis de me dire ‘bon bah, vous avez 30 ans, vous venez de vous marier, j’imagine que vous voulez avoir des enfants ?’, en justifiant qu’elle aussi, à mon âge, était dans cette optique. J’avoue que j’ai hésité à prendre le job », se souvient-elle.
Si la trentenaire accepte le poste, elle est bientôt confrontée à un énième problème découlant de ce cadre inexistant. « C’était presque mission impossible de mettre un projet en place. Par exemple, le frère me demandait de faire des choses, puis il les montrait à ses sœurs qui n’étaient pas en accord. Quand je les confrontais à ce sujet, ils se renvoyaient la balle et ça partait en querelle de fratrie« , se remémore-t-elle.
« Un manque de règles professionnelles claires est très mauvais, parce qu’on a besoin d’avoir des points de repère. Bien sûr, au début, ça peut être grisant d’être au travail sans en avoir l’impression, tant l’atmosphère est chaleureuse, mais ce n’est pas normal. Et le retour de bâton peut être violent, parce qu’au fond, les dirigeants savent très bien que vous ne faites pas partie de leur famille et ne vous protégeront jamais comme tel« .
La porte ouverte au harcèlement étouffé
Alors qu’elle commence à nous conter sa seconde expérience dans une entreprise familiale, Katia est claire « je n’ai pas reconduit ma période d’essai tant c’était malsain« .
Cette fois-ci, recrutée via un cabinet, elle accepte un poste dans une entreprise gérée par une mère et son fils. « Je n’ai pas vu de signaux faibles, la DG était top en entretien, c’était une marque que j’adorais… », se souvient-elle.
Mais rapidement, la jeune femme déchante. Elle à Paris dans les bureaux, la directrice générale en Normandie (au siège) et le fils « petit héritier » chez lui, difficile pour Katia de comprendre les rouages et attentes liés à ce nouveau poste. « Elle ne répondait pas à mes messages, ne comprenait rien à mon métier et après plusieurs relances de ma part, elle a fini par me rediriger vers son fils que je n’avais jamais rencontré et qui n’était jamais là non plus », poursuit-elle.
Quand j’ai dénoncé le harcèlement de son fils, la mère m’a répondu ‘c’est comme ça que ça se passe chez nous’.
S’il prend son rôle de référent très au sérieux, le petit chef traite Katia comme une « grande incompétente », la rabaisse constamment et commence à la harceler moralement. « J’ai alerté sa mère et elle a soutenu son fils tout en sachant qu’il abusait de son statut et qu’il y avait des traces écrites du harcèlement. Elle me répondait ‘c’est comme ça que ça se passe chez nous' », explicite la mère de famille.
Manipuler des informations personnelles pour pousser le salarié à donner plus
Des faits de harcèlement étouffés ou justifiés comme des signes de « camaraderie » affectifs, Martin*, 25 ans a également connu. Pendant près d’un an, il a évolué dans un média qui vantait l’argument « grosse famille où tout le monde s’aime et se serre les coudes », résume le jeune homme, encore amer.
« En gros, cet argument c’était la réponse à tout pour les boss. Sur mon contrat, il était acté que je terminais à 19h, mais l’une de mes supérieures m’a appelé un soir dans mes débuts, pour savoir où j’étais à 19h30. Quand je lui ai dit que j’étais rentré chez moi, elle m’a rétorqué : ‘rester plus tard que prévu, c’est faire preuve d’esprit d’équipe, pour s’intégrer et pouvoir être renouvelé, c’est important’ (il était en CDD, ndlr). Un autre soir, j’ai décliné l’invitation du barbecue annuel et on m’a demandé des comptes« , rapporte-t-il.
Rester plus tard que prévu c’est faire preuve d’esprit d’équipe, pour s’intégrer et pouvoir être renouvelé c’est important.
« Il ne faut pas se leurrer, certaines entreprises manipulent les salarié.es pour leur faire oublier le cadre juridique du contrat et ainsi profiter un maximum d’eux. C’est d’ailleurs pourquoi certaines favorisent les soirées d’entreprise », acquiesce Audrey Aptel. Et Martin confirme, « les soirées où tout le monde est alcoolisé au point de danser sur la table, j’ai connu. C’était comme une sorte de fraternité à l’américaine très malsaine ».
Pour lui, la carte « famille » est uniquement dégainée dans ces entreprises quand elle sert à ces dernières. « Quand il fallait que je bosse un samedi, c’était au nom du groupe, mais quand on me laissait solo parce que j’avais refusé une énième soirée, c’était chacun pour soi ».
La fin du contrat de Katia dans sa première entreprise illustre aussi très bien cette instrumentalisation du sentiment d’appartenance. « Je m’entendais très bien avec la femme de mon boss, elle me racontait des trucs sur lui, je les avais déjà dépannés en gardant leurs enfants… Mais le comble, c’est qu’ils m’ont mise au placard quand j’ai eu mon premier enfant. À la sortie du premier confinement, j’ai eu le droit à une rupture conventionnelle sans avantages, alors j’ai pris un avocat pour me renseigner et ils ont dit ‘mais enfin, on se connait, on est comme une famille’« .
Quand la filiation nourrit la culpabilité, le piège se referme
Et si l’engagement officiel réside dans le contrat de travail, quand l’affectif prend le pas, alors le bien-être du salarié.e peut s’en retrouver heurté, comme en témoigne Amélie*, 42 ans. Depuis quelques années, elle travaille dans une TPE fondée par plusieurs membres d’une même famille. Et dès son arrivée, elle note que quelque chose cloche.
« Quand j’ai intégré la boite, j’avais un collègue qui était là depuis 15 ans. Elle m’a directement mise au parfum en me disant de bien respecter mes horaires. Elle était clairement à leur merci, elle mangeait devant son PC, faisait des horaires pas possibles », se souvient-elle.
Sauf qu’une fois la pandémie arrivée, elle et sa collègue refusent de travailler (Amélie évolue dans le transport, mais pas celui de biens de première nécessité, ndlr). Ses employeurs le prennent comme « une trahison de la famille » et ne lui donne pas de nouvelles jusqu’au matin du déconfinement. « J’appréhendais tellement la reprise que j’ai vomi avant d’entrer dans le bureau« , confie la quadragénaire.
Un jour, ma patronne m’a lancée ‘vous vous êtes révélée depuis que vous êtes seule’, comme si elle m’accueillait dans la famille maintenant que j’acceptais tout.
Quelques semaines plus tard, sa collègue démissionne et c’est la descente aux enfers. « Elle n’a pas été remplacée de suite et une fois partie, j’ai dû tout faire. Je suis passée de 30h à 35, puis à 39h/semaine. Je culpabilisais de ne pas les avoir aidés pendant deux mois, donc je ne disais rien. Un jour, ma patronne m’a lancée ‘vous vous êtes révélée depuis que vous êtes seule’, comme si elle m’accueillait dans la famille maintenant que j’acceptais tout ».
« Jouer sur l’affectif permet que les gens se sur-engagent, restent plus longtemps au travail, ect… Pour certains, c’est de la manipulation pure et dure, pour d’autres c’est inconscient parce qu’ils baignent dans cette culture et pensent que tout va bien. Quoiqu’il en soit, les effets sur le salarié sont les mêmes », rappelle la psychologue du travail.
Comment faire bouger les choses avant que le burn out ne nous rattrape ?
Et Amélie témoigne de son épuisement. « Le père est mort cette année et n’a pas été remplacé. Nous ne sommes plus que deux. J’étais en recherche active de travail en début d’année, mais désormais je ne me sens pas capable de la laisser seule. C’est comme un syndrome de Stockholm », compare-t-elle.
Le jour où nous nous parlons, la quadragénaire nous confie être seule au bureau, diminuée par une forte grippe, mais n’ayant « pas le choix ». « À cause du travail, je n’arrive pas à arrêter les anti-dépresseurs, je suis super fatiguée, je n’arrive pas à poser mes congés quand je veux et même quand je suis off, elle sait qu’elle peut m’appeler quand elle veut aussi », regrette Amélie, qui se sait, »proche du burn out »
Et Audrey Aptel confirme, « on voit très souvent des épuisements professionnels chez les personnes qui restent par loyauté ». Et malheureusement selon la spécialiste, dans ce genre de situations, peu de solutions s’offrent à nous.
« Au-delà d’une prise en charge pour éviter le burn out, on ne pourra pas changer les choses en interne, parce qu’elles sont généralement ancrées. Quand on va vouloir poser de nouvelles limites, les personnes ne vont pas comprendre et nous rejeter, ce qui pourrait empirer les choses », détaille-t-elle.
D’après elle, il convient de trouver un juste dosage entre tous ces paramètres. « C’est important de faire partie d’une entreprise qui nous reconnaît en tant que personne, parce que l’identité professionnelle est un pilier de la construction de soi. Mais il faut s’arrêter aux valeurs communes et ne pas oublier que le contrat reste notre référent, pas les personnes qui essaient d’instaurer une vie de famille au sein de l’entreprise« , termine-t-elle.
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