Noémie Sylberg : "Une veuve a le droit d'être heureuse et optimiste"
Il existe cette catégorie très précise de livres que l’on prêter ou offre à un ami, un parent, pour ne pas avoir à parler. Parce que les mots qu’ils abritent sauront mieux apaiser, consoler, que les nôtres. Vivre après Marc, paru le 25 janvier aux éditions Hermann, fait partie de ceux-là.
Son autrice, Noémie Sylberg, raconte avec une simplicité bouleversante les derniers instants aux côtés de l’amour de sa vie, aussi le père de ses enfants, Ethel et Adam, alors âgés de trois et cinq ans. Marc fut emporté en huit mois par un cancer. Huit mois, une seconde quand, jusqu’alors, on avait une vie passionnée auprès d’une famille aimante devant soi. Huit mois, une éternité lorsqu’on voit son époux endurer. Mais huit mois, aussi, un temps juste pour entreprendre son deuil. Et réaliser que l’on s’apprête, à 39 ans, à devenir veuve.
Cet ouvrage, qui « en racontant la mort, ramène à la vie », comme le résume impeccablement Delphine Horvilleur, témoigne d’une expérience intime, on ne peut plus personnelle, et en cela, parfaitement universelle.
Impressionnée par leur lumière, on corne les pages, surligne des paragraphes entiers. Ils serviront à conseiller ces proches qui traversent une telle épreuve.
Un soleil dans la voix, cette ancienne avocate reconvertie dans l’immobilier nous raconte le choc, le secret, la disparition, et sa vie depuis. Une vie à quatre, toujours, juste différemment. Interview.
Parler du disparu avec gaieté
Marie Claire : Delphine Horvilleur, autrice de l’essai Vivre avec nos morts, préface votre récit. Comment vivez-vous « avec » Marc, votre défunt époux ?
Noémie Sylberg : En le citant, tout le temps. Avec mes enfants, nous parlons de leur père très naturellement, spontanément. Pas un jour ne s’écoule sans que je leur lance : « Papa aurait dit cela », « Papa aurait adoré ceci »… C’est ainsi que je les élève : parler de Marc n’est pas un tabou.
Chaque soir, ils me réclament « une histoire sur papa » et nous parlons de lui de façon joyeuse. Parfois, à ce moment du coucher, ils me confient « vouloir papa ». Les premières fois, ce fut très douloureux à entendre. Désormais, dans notre langage, « vouloir papa » signifie vouloir un bisou très fort de ma part. Un bisou qui se démarque des autres, plus long, et par lequel je leur transmets son amour.
Je leur dis souvent que je pense – je ne l’affirme pas, car je ne souhaite pas leur mentir – qu’il nous regarde, nous entend, nous guide, est fier de nous. J’ai une vision poétique de sa mort. Elle s’oppose à une vision concrète que je déteste : je déteste aller au cimetière, me recueillir sur sa tombe. Pour moi, il n’est pas là-bas. Il vit en nous, avec nous. Et il fait que nous allons bien. Il a même pu arriver que je dise « tous les trois » pour annoncer une sortie à mes enfants, et que l’un d’eux me reprenne : « Non, tous les quatre, maman ! ».
Les premières lignes de votre témoignage sont un choc. Vous annoncez à vos jeunes enfants que leur père se trouve désormais dans le coma et qu’il ne se réveillera pas. Vous leur assurez qu’il n’est pas mort cependant, et qu’ils peuvent aller lui dire au revoir. Sauf que, quand vous entrez dans la chambre, Marc est mort. Cette scène vous hante-t-elle ?
Elle m’a hantée. Elle ne me hante plus. Mais lorsque je dois la raconter, elle me laisse toujours la même sensation dans le ventre. Cette même grosse boule. Quoi de pire pour une mère que d’annoncer à ses enfants qu’ils viennent de perdre leur père ?
À l’instant où je prononçais cette phrase face à mes deux enfants, une autre vie s’est ouverte à moi. J’étais seule, désormais, à bord de cet effrayant bateau. Mes enfants ne reposeraient dorénavant plus que sur moi. Quelle responsabilité…
Dans le second temps de cette annonce, quand j’ai dû leur dire que leur père était mort, j’ai eu la volonté de conclure par une note gaie : « On a le droit d’être triste, mais on sera toujours heureux ». Je voulais leur transmettre l’optimise de leur père.
« Faire mon deuil de son vivant »
Quel est ce concept d' »annonce en deux temps » créé par votre époux et que vous utilisez alors ?
Elle rit. J’ai découvert cette méthode d’annonce en deux temps lorsque nous étions tous deux avocats pénalistes et travaillions ensemble. Je savais l’un de ses clients condamné à une peine de prison, et l’ai entendu dire au téléphone à la mère de ce dernier : « Écoutez madame, ce n’est pas gagné, l’affaire est difficile, il y a des risques qu’il soit incarcéré ».
Lorsqu’il a raccroché, je lui ai demandé ce qu’il venait de lui prendre. « J’ai fait une annonce deux temps. Son fils va aller en taule, je ne peux pas lui lâcher ça comme ça, donc je la prépare ! » On doit toujours être préparé à une mauvaise nouvelle. C’est l’enseignement que je retiens de mon époux.
Vous, avez eu huit mois pour vous préparer au drame, à la disparition de Marc. Durant une longue période, vous avez été seule à savoir que votre mari allait mourir. Même lui l’ignorait. De quels sentiments étiez-vous envahie lorsque vous portiez ce secret ?
Dès que nous avons découvert qu’il était malade, j’ai su que les traitements ne pourraient que prolonger sa vie, le faire survivre un bref moment. J’ai posé la question aux oncologues et compris dans leur réponse que tout irait très vite.
Ce secret, je le lui devais. Il m’avait demandé : « Même si tu sais quelque chose, ne me le dis pas. Je déciderai quand j’aurais envie de savoir ». C’est la seule fois de ma vie où je lui ai menti.
Sur le moment, j’ai pensé : « Je n’aurais jamais dû poser cette question, je suis dingue, maso ! ». Mais heureusement que je l’ai posée. Ce secret m’a permis de me préparer à sa mort, d’anticiper, profiter de lui. De commencer à faire mon deuil de son vivant. Commencer à accepter que l’autre ne sera plus là, à imaginer l’avenir sans lui et à aller voir un psy.
Vous vous demandez même si vous auriez préféré qu’il s’en aille d’une autre manière, s’éteigne plus brutalement, si cela aurait été plus ou moins douloureux. Avant d’écrire : « Au fond, qu’est-ce que ça change ? » Deux ans après sa mort, avez-vous la réponse à cette question ? Qu’est-ce que cela aurait-il changé ?
Bien sûr, j’ai la réponse. Et c’est une réponse extrêmement égoïste. Je me suis demandée comment se serait passé les choses s’il était mort d’une crise cardiaque, d’une rupture d’anévrisme ou d’un accident. Ça n’aurait évidemment pas été le même deuil. Dans ces cas-là, on ne se prépare pas, on n’a pas le temps de dire au revoir, puis il y a le choc. C’est un traumatisme bien différent.
Mais ce qui est terrible avec cette question, pour laquelle je m’interdis de culpabiliser, c’est que mon mari a souffert durant de longs mois. Avouer « Je préfère avoir été préparée », signifie aussi « Je fais abstraction de ses douleurs ».
Mais c’est l’Autre qui reste. Je crois que je ne serais pas dans le même état aujourd’hui, je n’irais pas si bien, si la mort avait été brutale. J’en suis assez convaincue. Je n’aurais pu aller bien sans anticiper, lui parler, passer avec lui ces instants que je savais les derniers.
Matérialiser le deuil avec ses enfants
Comment se déroule la cérémonie que vous organisez avec vos enfants, quatre jours après l’enterrement où ils ne se rendent pas ?
Je ne voulais pas qu’ils aillent à l’enterrement. Je considérais que des enfants de trois et cinq ans n’avaient pas leur place dans un cimetière, que ça ne pouvait que les traumatiser. C’était une hérésie pour moi qu’ils voient leur père sous-terre, dans une boîte. Pourtant, Marc y tenait.
Je voulais trancher cette question de son vivant, pour pouvoir me regarder dans une glace, ne pas me dire que je faisais quelque chose qu’il n’aurait pas souhaité.
J’ai alors interrogé des psychologues, qui m’ont rappelé qu’il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise réponse, que j’étais le parent qui allait rester, et qu’il fallait que je me fasse confiance. J’ai réalisé que ce qui était important n’était pas d’aller au cimetière, mais de marquer le deuil par une cérémonie, le matérialiser.
J’ai décidé d’en organiser une, à l’image de l’homme qu’était Marc, et de reprendre un rituel qui était le sien avec les enfants : danser autour de la table basse du salon. Nous avons également créé une « boîte de Papa », une jolie boîte bleue, comme une grande boîte à chaussures, qui renferme de nombreuses photos, que les enfants changent régulièrement. Il y a aussi des lettres, des dessins, un marque-page offert à la fête des pères, des bracelets, tant de souvenirs… La boîte est placée à équidistance de leurs deux chambres et chacun peut l’ouvrir dès qu’il en ressent l’envie ou le besoin.
Marc aurait souhaité que vous soyez une « veuve joyeuse », écrivez-vous. L’êtes-vous aujourd’hui ?
Oui. Je vais bien. Je suis heureuse, au point qu’il m’est arrivée de me demander si je n’étais pas dans le déni.
J’ai compris qui j’étais en étant avec Marc. Mais j’ai appris ce qui était bon pour moi à la mort de Marc. Écrire m’a permis de comprendre les étapes du deuil par lesquelles je passais, par exemple.
L’absence m’est beaucoup moins supportable quand je suis fatiguée, par exemple. J’ai appris à le savoir, et donc, à pouvoir le maîtriser. Je sais aussi quand j’ai besoin d’être entourée et quand j’ai besoin de ma solitude. J’ai compris que je devrais être dans le contrôle de mes émotions vis-à-vis de mon manque de Marc. Il m’arrive de faire ce que j’appelle des « shoots de Marc », où je prends mon ordinateur, visionne la vidéo de mon enterrement. Mais je décide de ces moments-là.
La vie n’est pas lisse, et évidemment, on ne peut pas se forcer à être heureux. Et il ne faut pas non plus s’interdire d’être triste. Cela n’est pas sain. Mais une veuve peut être heureuse et optimiste. Dans cette société mal à l’aise avec la mort, terrorisée par cette chose aussi naturelle qu’elle ne l’est pas, elle en a le droit.
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