Mère giflée pour avoir allaité en public : pourquoi tant de haine vis-à-vis du sein nourricier ?
Une mère a été giflée à Bordeaux pour avoir nourri son bébé au sein dans la rue, la semaine dernière. Cette agression illustre les injonctions paradoxales auxquelles est soumis le corps des femmes une fois devenues mères.
Maÿlis, jeune mère de Nino, six mois, a suscité une vague d’indignation et de solidarité sur les réseaux sociaux, après avoir été giflée à Bordeaux pour avoir «osé» allaiter dans une file d’attente pour récupérer un colis : «Elle m’a répété : « Vous n’avez pas honte ? Il y a un feu rouge, des voitures qui s’arrêtent, des enfants qui peuvent vous voir ». La dame hurlait, m’insultait (…), raconte Maÿlis. Vous devez prévoir les repas de votre fils, vous auriez dû faire ça chez vous. Ce n’est pas quelque chose qu’on fait comme ça en public, c’est n’importe quoi »». Ces remontrances se sont même soldées par une gifle «en pleine poire». Dans la file d’attente, personne n’a réagi. Au contraire, une dame «beaucoup plus âgée» selon Maÿlis, a même «applaudi».
Au-delà de la méchanceté gratuite, comment expliquer cette incompréhension entre cette jeune maman souhaitant nourrir son enfant affamé et ces deux autres femmes jugeant cet acte impudique ? La référence au fait de «prévoir» les «repas» du bébé et à la dame «beaucoup plus âgée» interpelle. En effet, cet incident amène à s’interroger sur les injonctions souvent contradictoires données aux jeunes mères, d’une génération à l’autre, autour de l’allaitement. Des conseils qui n’ont cessé d’évoluer au point de créer parfois de véritables incompréhensions d’une génération à l’autre.
En vidéo, une pub montre les difficultés de l’allaitement
Allaitement à la demande donc en public
«Il y a trente ans, personne n’allaitait en public et c’était bien ainsi !», s’agace ainsi Édith, dans un commentaire Facebook à un article de presse relatant la mésaventure de Maÿlis. Sur le même réseau social, mais cette fois dans un groupe privé de jeunes mamans, Marie témoigne : «Je commence à m’inquiéter pour notre semaine de vacances en Auvergne cet été. Il y aura des oncles, tantes, de mon mari. Il y a quatre ans, même configuration, nous étions avec mon aîné qui avait un mois et un cousin de ma belle-mère qui m’avait gentiment expliqué que j’étais priée de me planquer ailleurs, même si mon loulou avait soif pendant le dîner des adultes, et que j’allaitais très discrètement en bout de table». Et de préciser que «l’oncle» en question avait en réalité été missionné par son épouse…
Sur Facebook comme sur Instagram, ces jeunes mamans allaitantes, ou «mamallaitantes» comme elles se surnomment parfois, se soutiennent. Elles ont choisi d’allaiter exclusivement leur bébé, aussi longtemps que nécessaire, à la demande et donc souvent en public, par commodité. C’est le cas de Nadège, maman et infirmière puéricultrice de 36 ans. Sur Instagram, elle raconte la gêne de sa propre mère, le jour où, à la maternité, elle a mis son bébé au sein : «Elle était sortie de la chambre de la maternité pour ne pas voir. Elle ne voulait pas être spectatrice du moment où je donnais le sein à ma fille. Un biberon ne l’aurait pas dérangé, mais le sein si, organe devenu plus sexuel que nourricier». Aujourd’hui, Nadège ne lui en veut pas. Elle aura compris plus tard que sa mère, à l’époque, «souhaitait allaiter mais qu’on lui avait dit que c’était mieux de donner le biberon. Cela a dû réveiller une blessure». Beaucoup de mères peuvent ainsi se sentir blessées de voir que leur propre fille, une fois devenue mère, fasse des choix différents autour de la maternité.
Aujourd’hui, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) recommande d’allaiter «jusqu’aux six mois du nourrisson au moins» et de le faire «à la demande» et non à heure fixe ; ainsi qu’un allaitement «partiel» au moins jusqu’à l’âge de deux ans. Motivées par cette recommandation, certaines jeunes femmes prônent une réappropriation de leur corps et refusent tout élément «artificiel» venant s’immiscer entre elle et leur progéniture. Mais allaiter à la demande, pour garder un minimum de liberté de mouvement, signifie aussi allaiter «en public» et donc se heurter souvent à une gêne vis-à-vis de cette poitrine «que l’on ne saurait voir». Or, ces femmes dans un discours féministe plus ou moins revendiqué, aimeraient qu’on cesse de renvoyer leurs poitrines à leur seule fonction sexuelle : «moi, je n’ai pas envie de me cacher pour donner le sein», soutient Nadège. «Cela pose problème alors qu’une femme topless sur la plage ne posera aucun souci. On ne cache pas un biberon, pourquoi cacher un sein qui nourrit ?».
« Esclavage » vs affirmation du corps
Pratique habituelle tout au long du 19e siècle et jusque dans les années 1930, l’allaitement chute de façon spectaculaire entre 1940 et 1970. Dans les années 1970, la tendance s’inverse, explique la philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie dans son essai Seins. En quête d’une libération (Anamosa, 2020). Dans Our Bodies, Ourselves, un ouvrage fondateur du féminisme de la deuxième vague consacré au corps et à la santé des femmes, l’allaitement est ainsi vu notamment comme «une affirmation de nos corps».
Mais c’est aussi au nom du féminisme que d’autres femmes de la génération post 1968 se sont au contraire érigées contre l’allaitement, vu cette fois comme un asservissement du corps féminin. Claude Didierjean-Jouveau, auteure de nombreux ouvrages sur l’allaitement et animatrice de la Leche League France, association militante prônant allaitement et maternage, explique : «Dans les années 1980, les femmes qui accouchaient allaitaient moins, influencées par une partie du mouvement féministe pour qui la maternité et a fortiori l’allaitement étaient un esclavage. Par ailleurs, dans les années 1960 et 1970, on recommandait aux femmes d’allaiter à intervalle fixes, toutes les trois heures – c’est parfois encore le cas aujourd’hui. Ce n’était pas du tout l’allaitement à la demande prôné de nos jours».
La tendance semble avoir évolué à la fin des années 1990, début des années 2000. «Jusque dans les années 1995, on était à 45% d’allaitement. Aujourd’hui, on est à presque 70% », reprend Claude Didierjean-Jouveau. Le taux d’allaitement dépasse les 50% en 2000, ce qui correspond au premier plan national nutrition santé de 2001, vantant alors les apports de l’allaitement en prévention de l’obésité. Dans les années 1990, le label «Hôpital Ami des Bébés», initiative de l’OMS et de l’Unicef, promeut également l’allaitement. Les années 2000 sont aussi les débuts d’Internet, où l’information sur le sujet se démocratise.
Sous son post Facebook, Marie a reçu nombre de commentaires d’autres femmes allaitantes témoignant de remarques désobligeantes en provenance de leur mère, tante, belle-maman. Cette fois, ce n’était pas la pudeur qui était invoquée, mais bien le fait d’allaiter à la demande : « »Tu lui donnes combien de tétées par jour ? À la demande ? Mais c’est de l’esclavagisme », m’a sorti un jour une tante», relate ainsi Alix.
Dans son ouvrage Seins. En quête d’une libération, Camille Froidevaux-Metterie explique également cette préférence de l’allaitement au biberon, dans les années 2000, par le «contexte de prise de conscience écologique et de crise économique.» Ce qui correspond en effet au souhait de nombre de mères d’allaiter pour éviter le lait artificiel, jugé non écologique, et aussi «faire des économies».
Des mères soumises au jugement permanent
Pour Claude Didierjean-Jouveau, les critiques relatives à la pudeur ont «toujours existé et viennent plus souvent des proches que des gens de la rue». Ces remarques proviennent d’ailleurs également d’autres mamans de la génération actuelle, selon plusieurs témoignages recueillis par Le Figaro. Anna Roy, sage-femme et auteure de La vie rêve du post-partum (avril 2021, Larousse), relate une anecdote récente : «Une femme allaitait dans un parc à Paris et a été violemment apostrophée par un autre groupe de mères de son âge, disant que c’était « dégoûtant ». J’ai dû intervenir. Pour moi, on n’a pas à se justifier, il y a un enfant à nourrir, point. On ramène le sein à son unique fonction sexuelle, c’est aberrant. Par ailleurs, on n’a pas à être assignée à résidence car on nourrit son enfant au sein !».
Pour la philosophe Camille Froidevaux-Metterie, c’est justement parce que les seins ont cette double fonction – sexuelle et nourricière -, que leur visibilité pose problème : «Les réactions qui visent les seins des femmes, que ce soit à propos du topless, des décolletés ou de l’allaitement, montrent qu’ils ne leurs appartiennent décidément pas. Ils sont considérés comme des outils de séduction, à destination des hommes, ou des instruments nourriciers, à destination des bébés. Or nous sommes dans une séquence féministe où il s’agit de reprendre possession de nos corps.» Ce regard porté sur les seins des femmes, et les questions qu’il suscite, ne relève pas tant de la pudeur que de l’intimité, analyse encore Camille Froidevaux-Metterie : «Cette femme qui a giflé cette mère incarne le substrat de la société patriarcale qui vient dire : « vous faites des enfants pour nous, mais cette fonction, vous devez la remplir dans l’intimité de la vie familiale ». Or, ce que montre la dynamique actuelle, c’est que les questions intimes sont sociales et politiques, parce que le corps des femmes est le lieu par excellence de l’appropriation.»
La sage-femme Anna Roy relève d’ailleurs que la tendance actuelle viserait davantage à culpabiliser les mères faisant le choix de ne pas allaiter. Finalement, quels que soient leurs choix, elles semblent soumises à un jugement permanent, déplore la sage-femme, rejoignant ici l’analyse de Camille Froidevaux-Metterie : «À partir du moment où une femme est enceinte ou a un enfant, tout est soumis à jugement, comme si son enfant devenait un bien public !».
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