Mathieu Ricard : "La bienveillance, c’est une question d’entraînement"

On ne présente plus Matthieu Ricard, le moine bouddhiste aux multiples talents. Auteur, photographe, interprète du Dalaï-lama, ce globe-trotteur est un pèlerin au service de l’altruisme en action, « fil d’Ariane qui peut indiquer le juste chemin dans ce dédale de préoccupations » que sont « la recherche du bonheur, la protection du vivant, les impératifs de l’économie et la prise en compte des générations futures », et que la crise sanitaire rend encore plus aiguës.

Loin de son monastère népalais, confiné depuis des mois en Dordogne auprès de sa mère de 97 ans, il a fêté les 20 ans de son ONG Karuna-Shechen, dont les programmes bénéficient à plus de 250 000 personnes dans l’Himalaya. Et a lancé Résilience, un projet pilote en France avec le Samu social de Paris, pour que ceux qui viennent en aide aux plus vulnérables soulagent la souffrance des autres sans s’y perdre.

Marie Claire : Comment pouvons-nous résister à ce climat délétère ?

Mathieu Ricard : Il faut améliorer les conditions extérieures mais notre contrôle reste limité, éphémère et souvent illusoire. Il importe donc de cultiver les ressources intérieures. L’univers n’est pas un catalogue où l’on commande selon nos désirs et nos goûts. Récemment Mind and Life Europe a organisé un webinar avec le Dalaï-lama sur le thème : « Notre humanité commune en période d’incertitude », mais l’incertitude est toujours présente.

Quand on est un méditant, on doit toujours se demander ce qui viendra en premier : demain matin ou ma propre mort. Ce n’est pas pour sombrer dans la morosité mais pour donner toute sa valeur au temps qui passe : écouter la pluie, regarder le soleil ou la beauté de l’être humain. Lors d’une de mes rencontres avec le père Ceyrac, il sortait du métro et me dit : « Les gens sont si beaux, mais ils ne le savent pas. »

C’est la capacité d’émerveillement…

Oui, et l’émerveillement mène au respect. Vous n’allez pas détruire ce qui vous émerveille. Concerné par leur sort, vous allez préserver la nature, les autres espèces, prendre soin de vos 122 semblables, venir au secours de ceux qui sont dans le besoin.

Il nous faut donc cultiver l’altruisme ?

Certains nous font un faux procès : « Vous faites ça parce que ça vous fait du bien, encore un truc égocentrique. » C’est ridicule, cela revient à dire : « Il faut faire un feu qui éclaire mais qui ne donne pas de chaleur. »

C’est dans la nature des choses : si vous êtes généreux, ouvert à autrui, accueillant, vous vous sentirez bien. Avoir chaud au cœur est un « bonus » de la bienveillance, mais son but principal est d’accomplir le bien d’autrui. Tout le monde est gagnant alors que dans l’égoïsme, tout le monde est perdant.

Longtemps assimilée aux moines ou aux adeptes du new age, la perception de la méditation a beaucoup évolué…

Il y a trente ans, vous proposiez un article sur la méditation à une revue scientifique, on levait les yeux au ciel. Après vingt ans de recherche, des centaines d’études sont publiées chaque année. Il existe différents types de méditations : celle sur l’amour altruiste augmente votre bienveillance, celle sur la pleine conscience augmente l’attention mais pas forcément les comportements pro sociaux…

Si vous musclez vos biceps, vous ne musclez pas vos mollets. Chaque type d’entraînement de l’esprit a une signature différente dans le cerveau et notre état d’esprit influe sur notre santé.

Si on peut muscler son cerveau, pourquoi alors ne pas apprendre ces techniques à nos enfants ?

Le neuroscientifique Richard Davidson a développé le Kindness Curriculum pour les enfants : 40 min, trois fois par semaine pendant dix semaines. Les résultats sont étonnants sur leurs interactions sociales, mais aussi sur leur équilibre émotionnel et leur intérêt à apprendre.

Un autre projet, Silver Santé, financé par la Commission européenne, a étudié les effets de l’entraînement de l’esprit sur le vieillissement. Cent cinquante volontaires de plus de 65 ans ont été testés par l’Inserm au centre Cycero de Caen ainsi qu’à Lyon. Les résultats sont en cours d’analyse. Une étude préliminaire de la structure et du métabolisme du cerveau de méditants à long terme a révélé un gain de dix à quinze ans…

D’où votre juvénilité !

Oui, ça va encore, on me dit que je ne fais pas mes 75 ans. (Rires.) Et il faut aussi garder le sens de l’humour1.

La pandémie a-t-elle changé notre rapport au monde et aux autres ?

Il y a eu d’immenses souffrances qui nous rappellent notre fragilité et doivent nous inciter à la solidarité. Le virus a aussi balayé notre arrogance. L’homme se voyait en maître de l’univers : il peut manipuler les gènes, envoyer des hommes sur la lune, les transhumanistes nous promettent de vivre trois cents ans… et un virus d’un dixième de millimètre fait tout voler en éclat.

La Covid-19 est un signal d’alarme : tous les virus importants depuis trente ans, Ebola, grippe aviaire, grippe porcine, Sras, sont liés au rapport malsain ou déséquilibré que nous entretenons avec les autres espèces, notamment à cause de l’élevage industriel et la destruction des milieux naturels des espèces sauvages. On dévalorise les animaux en les réifiant, ils deviennent des machines à saucisses… Ils ne sont plus des sujets de vie alors que la plupart d’entre eux possèdent une large gamme d’émotions. On leur impose le droit du plus fort sans aucune justification éthique2.

Face au virus, quel regard posez-vous sur notre société occidentale et son refus de la mort ?

En Occident, on a oblitéré la pensée de la mort, elle est cachée, aseptisée, alors qu’en Orient, on meurt en famille entouré de toute la communauté. On dit : « La mort est certaine et son heure est imprévisible ». Y réfléchir souvent donne tout son sens à l’existence, sinon, à force d’oublier que l’on va mourir, on oublie qu’on est en vie.

Votre ONG, qui agit en Asie, lance un projet en France…

Karuna-Shechen a vingt ans d’existence, j’ai donné de nombreuses conférences au profit d’autres ONG en France, j’ai eu envie de faire quelque chose ici. En coconstruction avec Mindfulness Solidaire, Karuna-Shechen3 et le Samu social de Paris, on a lancé Résilience, un projet pilote pour ses travailleurs sociaux. On sait qu’aux États-Unis, 60 % du personnel médical et des travailleurs sociaux ont été, sont ou seront affectés par un burn-out.

À force de résonner avec la souffrance des autres, on tombe dans l’épuisement émotionnel. Ce n’est pas la fatigue de la compassion mais de l’empathie. Avec la neuroscientifique Tania Singer, via des IRM, nous avons montré qu’en s’engageant dans la compassion, au lieu d’épuiser nos ressources, on les régénère. C’est un état mental constructif qui va vers l’autre alors que l’empathie est l’effet que la souffrance de l’autre a sur vous.

Karuna-Shechen finance donc un cycle de huit sessions d’échange et de pratique méditative pour aider les travailleurs sociaux du Samu social de Paris, confrontés à un défi permanent, à être encore plus résilients, plus forts, plus heureux de faire ce qu’ils font. 

Mais peut-on apprendre la compassion ?

C’est drôle comme question ! (Rires.) On apprend bien à lire et à écrire ! C’est une question d’entraînement.

Tout le monde a des moments de bienveillance inconditionnelle vis-à-vis d’un être cher, un enfant, un animal. On n’a qu’une envie, c’est que cette personne soit heureuse, épargnée par la souffrance, sauf que cela dure quoi, quinze secondes ? Et puis on passe à autre chose, ce n’est pas quelque chose que l’on cultive comme on fait des gammes de piano.

La méditation n’a rien de mystérieux, elle ne consiste pas à vider son esprit en s’asseyant sous un manguier avec deux bâtons d’encens. C’est entraîner son esprit à des capacités dont on a le potentiel et qui sont à l’état dormant tant qu’on ne les amène pas à un point optimal, exactement comme lorsque vous apprenez à lire et à écrire. C’est l’entraînement de l’esprit.

  • Qu’est-ce que le karma ?
  • Peut-on apprendre le bonheur à ses enfants ?

1. Coauteur, avec Ilios Kotsou, de « Les folles histoires du sage Nasredin », dessins de Gabs, éd. de L’Iconoclaste et Allary. 2. Coauteur, avec Jason Gruhl, de l’album pour enfants « Nos amis les animaux », illustrations de Becca Hall, éd. Allary. 3. mindfulness-solidaire.org et karuna-shechen.org 123

Article publié dans le magazine Marie Claire n°824, mai 2021 

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