Marion Van Renterghem : "À 16 ans, Angela Merkel faisait partie du club des filles non-embrassées"

Dans son ouvrage C’était Merkel, paru le mercredi 12 mai, l’auteure revient sur le destin hors norme de la Chancelière, au crépuscule de son quatrième et dernier mandat. L’occasion d’évoquer l’enfance – un brin ingrate – de l’une des femmes les plus puissantes du monde.

«Je ne suis pas vaniteuse, affirme-t-elle. Je sais utiliser la vanité des hommes.» Tels sont les propos d’Angela Merkel, chancelière d’Allemagne depuis 2005. Dans son ouvrage C’était Merkel (1), paru le mercredi 12 mai aux éditions Les Arènes, Marion Van Renterghem revient sur le destin hors norme de cette petite fille élevée dans un régime totalitaire. En 1957, Horst Kasner, le père d’Angela Merkel, quitte l’Allemagne de l’Ouest pour la ville de Templin, à l’Est. Il entraîne dans son sillage Herlind, son épouse, et leur aînée, tout juste âgée de 3 ans. Le couple donnera naissance à deux autres enfants, Marcus et Irène. C’était Merkel offre une plongée inédite dans l’enfance d’Angela Merkel.

De ses «blue jeans» tant convoités à ses soirées dans l’école de séminaristes de son père, en passant par son admission, à 16 ans, dans le club très fermée des «CDU» (le «Club Der Ungeküssten», celui des filles non-embrassées), Marion Van Renterghem explore dans son livre la jeunesse méconnue – et parfois ingrate – de la Chancelière. Nul ne présage alors de son destin extraordinaire. La petite fille un brin gauche parviendra en effet à s’imposer dans un monde essentiellement masculin. À la clé, quatre mandats, quinze années de pouvoir, et une empreinte indélébile sur l’histoire de l’Allemagne.

Une enfance « pas loin du Paradis »

Madame Figaro. – Qui étaient les parents d’Angela Merkel ?
Marion Van Renterghem. – Horst Kasner, son père, est une figure qui a beaucoup compté dans sa destinée. Ce pasteur de l’Ouest, élevé à Hambourg, où Angela Merkel est née, était une personnalité charismatique. Il a eu l’originalité, au moment où les Allemands de l’Est fuyaient vers l’Ouest, avant la construction du mur de Berlin, d’effectuer le chemin inverse. On lui a proposé un poste pour former des séminaristes dans la ville de Templin. Horst Kasner partageait l’idéal socialiste de la République démocratique allemande (RDA), celle de l’Est. Il a donc entraîné sa famille dans son sillage, en 1957, avec la petite Angela, âgée de 3 ans. L’aspect intrigant du père, c’est qu’il se rendait à l’Est par conviction idéologique, tout en sachant que la religion – y compris la religion protestante, majoritaire dans cette région de l’Allemagne – y était mal perçue. Herlind, la mère d’Angela, était professeure de latin et d’anglais. En tant que femme de pasteur, elle n’avait pas le droit d’enseigner en RDA.

Quelle enfant était Angela Merkel ?
C’était une petite fille réservée, studieuse, mais aussi très bonne camarade et rigolote. Elle lisait énormément, et elle était la meilleure élève de sa classe en maths. Elle était douée dans toutes les matières, sauf en sport, car elle était maladroite avec son corps. Elle se qualifiait elle-même de «petite idiote du mouvement».

Dans quelle mesure ses parents ont-ils façonné sa personnalité, son caractère ?
Elle leur doit un certain sens du secret, de la méfiance et de la prudence, mais également une ouverture d’esprit particulière. Sa mère était, semble-t-il, une personne curieuse des gens, joyeuse et bavarde. Tout comme Angela Merkel, qui s’en est d’ailleurs servi comme excuse lorsque la Stasi (le Ministère de la Sécurité d’État, le service de renseignements et de police politique d’Allemagne de l’Est, NDLR) a tenté de la recruter. «Je suis beaucoup trop bavarde, je ne serai jamais capable de tenir un secret», aurait-elle assuré à un espion. Son père l’a beaucoup marquée par sa rigueur morale, son ambition et son éthique du travail. Ce sont des principes protestants qui ont énormément structuré Angela Merkel en tant que dirigeante.

Malgré la dictature, vous affirmez que l’enfance d’Angela Merkel n’était «pas loin du paradis». Pour quelle raison ?
C’est un paradoxe. Des milliers de personnes ont perdu la vie en essayant de fuir l’Allemagne de l’Est. Le livre ne remet pas du tout en question l’atrocité de ce régime, qui entravait la liberté de penser. Mais Angela Merkel évoluait dans une sorte de monde à part. Son père habitait Templin, et vivait à côté de l’établissement où il formait les séminaristes, lequel se trouvait près d’un centre pour handicapés. C’était un lieu assez récréatif, situé sur un vaste terrain, à la lisière de la forêt. Cette proximité et cette interaction permanentes avec des personnes en situation de handicap ont énormément compté pour Angela Merkel. Cela l’a rendue extrêmement sensible à l’humain et à toute la part non-normée de l’humanité.

Soirées à l’école des séminaristes

Angela Merkel (au centre du premier rang) pose avec ses camarades durant des Olympiades de mathématiques. (Templin, 1971.)

À l’époque, les Kasner se nourrissent de la traite des chèvres et cuisinent les orties du jardin. Diriez-vous que le clan vivait dans la précarité ?
Les Kasner n’avaient pas beaucoup d’argent et vivaient simplement. Angela Merkel en a d’ailleurs gardé cette absence totale de goût pour le luxe. Durant son enfance, elle a cependant bénéficié de certains privilèges. Sa famille était culturellement plus dotée que les autres. La famille possédait beaucoup de livres, et captait la télévision de l’Ouest. J’ai rencontré l’un de ses amis de longue date, qui adorait venir chez elle et discuter avec ses parents. Il y avait une ambiance intellectuelle forte chez les Kasner. Le père d’Angela Merkel, tout en étant très froid et un peu impressionnant, était chaleureux avec les amis de sa fille aînée.

Angela Merkel était-elle une élève populaire ?
Au cours de mon enquête, j’ai eu accès à des photos d’elle et de ses copains, en vacances en camping ou participant à une fête. Le père d’Angela Merkel lui prêtait parfois la salle de formation des pasteurs pour qu’elle y organise des soirées, notamment durant le Nouvel an. Elle n’a pas eu autant de succès d’un point de vue sentimental. On m’a raconté qu’à 16 ans, Angela Merkel faisait partie de la «CDU», le club des filles non-embrassées. Mais elle était bonne camarade, et elle l’est restée. C’est une bonne vivante, qui adore le vin et le fromage. Elle imite très bien les présidents français, notamment Nicolas Sarkozy et Jacques Chirac. C’est aussi quelqu’un de loyal. Certains de ses amis s’étonnent du fait qu’elle continue à prendre de leurs nouvelles, malgré son emploi du temps chargé. Elle est, par ailleurs, très attachée à ses collaborateurs. Ses plus proches conseillers évoluent avec elle depuis parfois dix ou vingt ans.

Vous écrivez que, durant son adolescence, les «jeans d’Angela» faisaient bon nombre d’envieux…
Une partie de la famille Kasner était demeurée à Hambourg. Angela Merkel recevait donc des cadeaux de l’Ouest – notamment ces fameux blue jeans. Cela faisait partie des valeurs que l’on s’arrachait. Il faut savoir que l’Allemagne de l’Est fabriquait de faux blue jeans, dans un tissu imité. Cela se voyait. Le vrai blue jean de l’Ouest représentait quelque chose de formidable. Le prof de maths d’Angela Merkel se souvient encore de ces pantalons que tout le monde enviait. En bref, Angela Merkel évoluait dans une sorte de monde protégé. On savait que la Stasi rôdait, mais on s’en accommodait en vivant dans une sorte de bulle. Cela a changé lorsqu’elle est partie étudier la physique à Leipzig, puis est devenue chercheuse à Berlin-Est. La réalité de la dictature d’Allemagne de l’Est l’a rattrapée.

« Face à la détresse, elle tend les bras »

En quoi le fait d’avoir vécu en Allemagne de l’Est, dans une dictature, a-t-il forgé la politique future d’Angela Merkel ?
Cela a développé chez elle un certain sens de la prudence. Angela Merkel est aussi très économe dans ses mots. Cela provient de ses valeurs protestantes et du fait qu’en Allemagne de l’Est, on se méfiait de ses voisins et on ne parlait pas trop. On ne faisait pas confiance aveuglément, on prenait le temps de connaître les gens. Elle cultive aussi cet amour intrinsèque de l’État de droit et de la liberté, émanant d’une personne qui en a été privée. Je pense que le grand moment de sa carrière, durant la crise des migrants, en 2015, est profondément lié à son expérience d’être née du mauvais côté du mur, derrière des barbelés. Cela lui a donné une humanité supplémentaire. Face à des gens en situation de détresse, qui ne sont pas nés au bon endroit et veulent franchir une frontière pour sauver leur peau, elle ne peut faire autrement que de tendre les bras.

Est-ce vrai que, toute jeune déjà, elle était fascinée par l’Amérique ?
En tant qu’enfant de la dictature, Angela Merkel a vécu derrière un mur, ce qui l’a profondément marquée. Elle n’a pas pensé une seconde que ce régime s’effondrerait, et que le mur tomberait. Petite, elle se disait : «Quand je serai retraitée, j’irai voir les montagnes rocheuses et le Pacifique», car l’Allemagne de l’Est autorisait les personnes âgées à voyager hors du bloc soviétique. On considérait qu’elles étaient inoffensives et qu’elles n’allaient pas disparaître pour faire de la résistance. L’Amérique représentait, pour une personne privée d’une démocratie, le pays de la liberté. C’est ce qui explique le lien particulier d’Angela Merkel avec ce continent. Mais cela va bien au-delà de la Chancelière. Il s’agit d’un réflexe allemand, celui d’un attachement aux États-Unis comme garant de la démocratie et au gendarme du monde que fut l’Amérique d’après-guerre. Le premier voyage outre-Atlantique d’Angela Merkel aura lieu en 1990, alors qu’elle a déjà 36 ans.

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Retour vers le futur

Quelle place occupe aujourd’hui Templin dans la vie d’Angela Merkel ?
Quand elle était en Allemagne de l’Est, elle a acheté une résidence secondaire, une «datcha» comme on dit. La demeure est vraiment d’une modestie totale. Il s’agit d’une petite maison, pourvue d’un toit de tuiles rouges et, paraît-il, de meubles Ikéa. Elle est située à une vingtaine de kilomètres de là où habitaient ses parents, à Templin. Sa mère est décédée l’année dernière – son père, il y a une dizaine d’années. Après la mort de son père, elle allait régulièrement à Templin, le week-end, pour s’occuper de sa mère et lui faire ses courses. Elle est restée attachée à cette région. Elle aime aller se baigner dans les lacs et se promener dans la campagne.

Si l’on en croit ses amis de longue date, aucun ne s’attendait à ce qu’Angela Merkel connaisse un tel destin… Comment l’expliquer ?
Contrairement à Nicolas Sarkozy, qui disait dès le plus jeune âge vouloir être président, Angela Merkel n’avait pas la moindre envie de devenir Chancelière et l’idée était à mille lieues de lui passer par la tête. Lorsqu’elle était petite, personne ne soupçonnait ce qu’elle deviendrait, comme personne n’imaginait que le mur tomberait et que l’Allemagne de l’Est cesserait un jour d’exister. Si elle s’était lancée en politique, elle aurait été au service du régime ou une dissidente héroïque, or elle n’était ni l’un ni l’autre. Elle s’est, au contraire, lancée dans des études scientifiques pour échapper au contrôle du régime, et parce qu’elle était douée dans ce domaine. Si la dictature ne s’était pas effondrée, elle serait devenue une grande chercheuse en Allemagne de l’Est, et cela ne lui déplaisait pas. Ce ne sont que l’occasion et le moment de l’histoire qui ont fait basculer son destin. Elle s’est prise de passion pour ce nouveau monde qui s’ouvrait à elle, cette Allemagne qui allait se réunifier. Elle a été happée par la politique du jour au lendemain. La politique, c’était pour elle un moyen de contribuer à un régime de libertés qu’elle n’avait jamais connu.

(1) C’était Merkel, de Marion Van Renterghem, paru le 12 mai 2021, éd. Les Arènes, 320 p., 21€90

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