Marielle Dumortier : "Que l’entreprise organise mieux le travail au lieu de payer des cours de cuisine !"
17:00, en tête à tête avec mon ordinateur portable, dans ma chambre d’enfance, à 800 kilomètres de mon lieu de travail. Mon téléphone sonne, l’enregistreur vocal est prêt, j’attends seulement qu’une voix réponde. Cette voix, c’est celle de Marielle Dumortier, médecin du travail depuis plus de trente ans.
Elle me dit d’emblée que c’est un plaisir pour elle de répondre à Marie Claire, comme elle l’avait fait pour la sortie de son premier livre, quelques années plus tôt. Cette fois-ci, c’est son tonitruant ouvrage, Le Monde du travail est devenu fou !*, qu’elle nous présente : une vive dénonciation de l’organisation du monde professionnel actuel et des conséquences psychologiques qu’elle entraîne.
Fatigue psychique, dépression, burn-out, les maux se multiplient. Déjà, en 2018, plus d’un Français sur deux (56 % selon un sondage réalisé par Odoxa**) avouait souffrir ou avoir souffert de dépression à cause de la pression au travail et des problèmes de management.
Le confinement a accru la fatigue des employés, faisant grimper à 65 % le nombre de salariés qui se sentent écrasés par le travail.
Avec la crise déclenchée par la Covid-19, les chiffres sont toujours plus alarmants. Le confinement a accru la fatigue des employés, faisant grimper à 65 % le nombre de salariés qui se sentent écrasés par le travail, selon l’institut de sondage Ifop***. Sans compter l’isolement dû au télétravail et la difficulté pour le management de s’y adapter, faisant exploser des modèles, organisations et structures hiérarchiques dépassées.
Marie Claire : Le titre de votre ouvrage n’y va pas par quatre chemins : le monde professionnel a versé dans la folie. Est-ce nouveau ?
Marielle Dumortier : Ah oui ! Quand j’ai commencé ma carrière les plaintes courantes se résumaient à : “Docteur c’est trop lourd, il y a trop de poussières, trop de bruit”. Maintenant c’est “Docteur je suis épuisé.e, je n’en peux plus, on m’en demande trop”. Comme si la fatigue physique avait été supplantée par la fatigue mentale !
Avant c’était “Docteur c’est trop lourd, il y a trop de poussières, trop de bruit”. Maintenant c’est “Docteur je suis épuisé.e, je n’en peux plus, on m’en demande trop”.
Voit-on des différences notables en fonction des secteurs ?
Non. On s’aperçoit que quel que soit le secteur d’activité, les mêmes organisations du travail sont déclinées et mises en jeu. Cela passe par un contrôle informatique, des procédures, du reporting (communication des données, ndlr).
Dans les grandes surfaces par exemple, les performances des caissières sont affichées dans les couloirs. Admettons que l’une d’entre elles fasse 20 articles à la minute, et l’autre 25. On imposera alors à la première de faire les mêmes chiffres que la seconde.
Comment en est-on arrivé là ?
Ça date d’une quinzaine d’années, au moment du développement de l’informatisation et de la mise en place de nouvelles organisations du travail.
Avec cette injonction, et dans tous les métiers, de se servir de ces outils pour libérer, rendre autonome ou alléger la charge. Alors que dans les faits, l’employé se retrouve pris au cœur d’une procédure ultra-rigide.
Les salariés sont tellement pris par leur travail qu’ils en font plus. […] Certains n’osent même plus prendre de pause déjeuner.
Depuis un an, la crise sanitaire a totalement bouleversé les modes de travail. Résultat, de nombreuses personnes montrent des signes de fatigue psychique, voire de burn-out alors même que le télétravail s’est généralisé. Comment l’explique-t-on ?
Parce que c’est un marché de dupe ! À l’origine, le management était sceptique face au télétravail, car il y avait cette idée que l’employé en profiterait pour en faire moins. En réalité, les salariés sont tellement pris par leur travail qu’ils en font plus. Ils ont même augmenté leur productivité dans la mesure où ils se sont mis dans une forme de disponibilité totale. Certains n’osent même plus prendre de pause déjeuner.
Il faut noter l’importance du collectif de travail, des relations avec les collègues. On y trouve de la solidarité. Je voyais une jeune femme embauchée juste avant le premier confinement et directement basculée en télétravail. Elle me disait qu’elle ne savait pas faire, et qu’elle ne savait pas à qui demander de l’aide.
Face aux écueils de ce télétravail prolongé, certaines entreprises permettent au salarié des retours exceptionnels au bureau, limités à un jour par semaine. Un système flexible de ce type est-il à généraliser ?
Évidemment. Mais ce n’est pas applicable à tout le monde. On ne va pas faire revenir l’employé qui est parti télétravailler en Bretagne et qui s’y trouve très bien.
De la même manière que des inégalités sont perceptibles selon les corps de métier. Certains manutentionnaires ont souligné l’injustice de leur situation : “Nous, on est en première ligne, exposés au virus, pendant que nos supérieurs sont protégés chez eux.”
Avec la distance, la plupart des employés ressentent une pression accrue quant au fait d’être toujours disponible et présent. De se rendre nécessaire même…
Avec la distance, on veut montrer qu’on est là, au travail, connecté. On fait tout dans l’urgence, on ne se pose pas. On s’autorise à peine à prendre un café. En télétravail, on est visible qu’indirectement, c’est à dire en fonction de notre temps de réaction.
Et c’est compliqué aussi pour les managers qui ont dû se réinventer. Certains ont imposé des réunions à la chaîne pour surveiller leurs employés parce qu’ils ne savaient pas comment gérer ça.
Voyez-vous un danger dans la possible généralisation du télétravail post-Covid ?
C’est certain. Et puis les entreprises ont vite compris que c’était un moyen pour elles d’économiser des mètres carrés, il faut le dire. Mais on voit bien comme l’installation d’un poste de travail a de l’importance. Beaucoup travaillent dans de mauvaises conditions, sur une table à repasser et une chaise de jardin.
On en arrive à l’obligation de réécrire une espèce de compromis social avec les entreprises : beaucoup de tâches pourraient être faites en télétravail. On devrait réfléchir en tant que tâches et non en tant que métier.
On voit bien comme l’installation d’un poste de travail a de l’importance. Beaucoup travaillent dans de mauvaises conditions, sur une table à repasser et une chaise de jardin.
Ces derniers mois, les plaintes que vous recevez sont-elles différentes de celles que vous pouviez entendre avant la pandémie ?
Avec cette pandémie, la crainte principale a été le souci pour sa propre santé, celle des autres, de leurs proches. Nous avons vu passer des gens en situation de vulnérabilité et aujourd’hui on constate de véritables décompensations psycho-dépressives. Des salariés qui en ont ras-le-bol d’être chez eux, de ne pas avoir de perspectives, ni personne avec qui le partager.
La crise a également totalement bouleversé les discours sur la question du “bien-être” au travail. Les différents ressorts utilisés ces dernières années (happiness manager, table de ping pong, bar à siestes…) n’ont plus aucune utilité en distanciel. Est-ce là l’opportunité de réfléchir aux enjeux humains dans l’entreprise ?
J’espère. Vous évoquez la table de ping-pong, je peux vous dire qu’ils savent être inventifs dans ce domaine. Certains ont mis en place des cours de cuisine en ligne pour leurs employés en télétravail.
Mais c’est aussi complètement hypocrite : en tant que salarié, ce n’est pas ce dont j’aurais besoin ! Moi je veux que mon entreprise organise mieux mon travail, pas qu’elle me paie des cours de cuisine ! Pour que le soir j’ai du temps libre pour penser à autre chose.
Les entreprises prennent-elles suffisamment en charge la détresse psychologique de leurs employés ?
Elles sont nombreuses à avoir mis en place des numéros verts, des aides psychologiques. Mais là aussi, c’est presque inutile.
Ce n’est pas en consultation que vous réglerez les problèmes d’organisation au travail, d’autant plus qu’il n’y a aucune remontée dans l’entreprise, à part des chiffres. Mais la plupart du temps, c’est seulement de l’habillage.
J’ai des caissières qui me disent qu’elles n’ont même pas le temps d’aller changer leur protection périodique !
Pour des salariés plus heureux et en meilleure santé, selon vous, à quoi devrait ressembler l’entreprise de demain ?
Il faut remettre l’humain au centre des priorités. Que les salariés aient à leur disposition des temps de récupération physique et psychologique. Travailler dans la hâte, c’est travailler moins bien, donc être frustré et perdre en productivité.
Vous vous rendez compte que certaines choses évidentes ont disparu… J’ai des caissières qui me disent qu’elles n’ont même pas le temps d’aller changer leur protection périodique !
Qu’on écoute le salarié, c’est lui qui a la solution ! Encore trop d’entreprises ne se préoccupent plus du travail réel, puisque les managers sont occupés à d’autres tâches.
Et tous les salariés, quel que soit le métier, quel que soit le niveau hiérarchique, sont poussés à être dans l’hyper-performance. Ce sont des athlètes de haut niveau. Sauf que la différence, c’est que l’athlète a une ligne d’arrivée, le salarié, lui, n’en a pas…
Il faut se rendre compte que le travail est normalement une source de joie et de reconnaissance. Essayons donc de soigner le monde du travail.
- La conscience professionnelle a-t-elle encore de la valeur ?
- Le mérite a-t-il sa place en entreprise ?
* »Le Monde du travail est devenu fou ! » de Marielle Dumortier, Ed. Cherche Midi.
**http://www.odoxa.fr/sondage/la-depression-au-travail/
***https://www.ifop.com/publication/webinar-le-moral-et-les-attentes-des-salaries-pendant-le-second-confinement/
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