Lucie Azema : "La voyageuse est une femme libre"
Ella Maillart, Alexandra David-Néel, Annemarie Schwarzenbach, Isabelle Eberhardt… Elles ont arpenté le monde et pourtant, la catégorie d’écrivains-voyageurs commence toujours par Jack London, Nicolas Bouvier, Pierre Loti et tous les autres. Comme beaucoup, Lucie Azema a commencé par se nourrir de ces histoires là, avant de se plonger dans les récits d’ailleurs vécus par des femmes, pile au moment de se lancer elle-même dans la grande aventure.
En 2011, la journaliste, alors étudiante, effectue son premier grand départ pour le Liban. Son année d’études à l’étranger devait se faire à Alep, mais le début de la guerre en Syrie en a décidé autrement. Suivront l’Inde, puis l’Iran, où elle s’est installée en 2017, avec un crochet par la Turquie, l’année du début de la pandémie.
Lucie Azema n’a pas seulement voyagé dans ces pays, elle y a aussi travaillé et vécu. L’autrice, pour qui voyage et littérature sont indissociables, se souvient avoir déchanté en ouvrant le manifeste de la Beat Generation, Sur la route, dans lequel Jack Kerouac parle de « belle petite poulette délurée, ou encore « d’une gentille petite Mexicaine en pantalon ». Si l’écrivain américain reste une des références des voyageurs, elle ne s’y retrouve pas. Et se demande pourquoi « Pénélope demeure immobile » alors que’Ulysse part à l’aventure.
À 31 ans, la journaliste publie son premier livre. Dans Les femmes aussi sont du voyage (Flammarion), Lucie Azema déconstruit une vision masculine de l’aventure en croisant écrits de voyage, éléments historiques et sociologiques, théorie féministe et expérience personnelle. Au fil des pages bien chapitrées, la voyageuse au long cours explique comment le voyage, thématique ayant traversé les générations avec toujours une conception masculiniste, est le terreau de la misogynie. Spoiler alert : les femmes ont toujours voyagé et ont beaucoup à y gagner. La première a avoir fait le tour du monde est d’ailleurs née au XVIIIe siècle, mais leurs parcours ont été invisibilisés.
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Marie Claire : Comment est né ce livre ?
Lucie Azema : C’est une réflexion que j’avais amorcée de façon personnelle depuis une bonne décennie, par mes lectures, des récits de voyages et des essais féministes. Avec mon engagement féministe grandissant, j’ai posé un regard différent sur les récits de voyages que je lisais. La lecture de Sur la route de Jack Kerouac a été le déclencheur. C’est un tissu de misogynie ! De fil en aiguille, j’ai eu de plus en plus envie d’un livre croisant le récit de voyage et l’analyse de la théorie féministe. Je ne trouvais pas le livre que j’avais envie de lire, alors je l’ai écrit.
Certaines grandes voyageuses avaient des engagements féministes très marqués. Mais la plupart avaient envie de voyager et ne se posaient pas plus de questions que cela. J’ai donc eu envie de relire les écrits féminins et masculins avec ces lunettes-là et de me demander ensuite « en quoi le voyage est-il un levier d’émancipation pour les femmes ? ».
La lecture de Sur la route de Jack Kerouac a été le déclencheur. C’est un tissu de misogynie !
Comment décrire la femme voyageuse ?
En un mot, ça serait la femme libre. La femme voyageuse fait exploser pleins d’injonctions, notamment le fait que les femmes sont séquestrées depuis des millénaires. Il y a une longue histoire de l’enfermement féminin pour des tas de raisons. Les femmes sont cantonnées à l’espace domestique et à la maternité, même si heureusement les choses évoluent. La voyageuse sort de cela, de son statut d’attente, d’accompagnatrice, d’être l’ombre d’un homme, de la sédentarité. Elle renégocie son rapport à la maternité, la refuse ou la vit différemment. Elle laisse aussi de côté la charge esthétique.
La femme voyageuse fait exploser pleins d’injonctions, notamment le fait que les femmes sont séquestrées depuis des millénaires.
Vous écrivez que l’idée selon laquelle « voyager seule pour une femme serait une chose beaucoup plus dangereuse que pour un homme » persiste. Vous ne vous êtes pas sentie plus en insécurité dans des pays étrangers que dans les villes françaises où vous avez vécu. N’y-a-t-il donc pas de danger ?
Ce sont les mêmes dangers que l’on peut rencontrer chez soi. Mon expérience personnelle et ce j’ai aussi pu comprendre chez certaines autres voyageuses, c’est que c’est même moins dangereux. On devient un être hybride. On est accepté dans d’autres lieux. En tant que femme, je ne me suis jamais sentie en danger en voyage. J’ai eu des peurs, mais pas liées au fait d’être une femme. Dans la même situation, un homme aurait aussi eu très peur.
On dit beaucoup aux femmes « attention, c’est dangereux de voyager » et j’en rencontre tellement qui me disent qu’elles avaient peur de voyager, parce que leur entourage leur disait tout le temps que c’est dangereux. Même si c’est sous couvert de bienveillance, je suis persuadée que la plupart du temps, c’est tellement sexiste et patriarcal. La prise de risque chez les hommes voyageurs existe aussi, mais elle est valorisée. Pour les femmes, il faut faire attention, être prudente. Et c’est ça le vrai problème. On est au cœur de la misogynie quand on parle de voyage.
En tant que femme, je ne me suis jamais sentie en danger en voyage. J’ai eu des peurs, mais pas liées au fait d’être une femme. Dans la même situation, un homme aurait aussi eu très peur.
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Avez-vous tout de même pris certaines précautions de base ?
Je n’ai jamais spécialement pris de précautions. En tant que femme, on sait repérer ces moments où on peut être en danger. On est en survigileance constante et c’est presque plus fort que nous. Je ne pense pas qu’il y ait spécialement de conseils à donner. Ça serait des conseils de bon sens qu’un homme doit aussi appliquer.
Il y a selon vous une différence de hiérarchie entre l’aventurier et l’aventurière. On donne des surnoms aux femmes qui voyagent, elles subissent des moqueries. Comment l’avez-vous ressenti dans vos voyages, en tant que femme voyageant seule ?
C’est lié à une culture très viriliste de l’aventure. Les femmes qui voyagent c’est un peu de la rigolade, des parenthèses frivoles. Ce que j’ai surtout vécu en voyage, c’est le mansplaining (situation où un homme explique à une femme quelque chose qu’elle sait déjà, ndlr), notamment quand on se retrouve dans des auberges et des maison d’hôtes.
Le mansplaining chez les aventuriers est particulièrement fort.
Dans ces nids de routards, on discute entre nous. J’ai toujours eu l’impression de ne pas être considérée comme l’égal des hommes que je rencontrais dans ces lieux. C’est particulièrement fort en Iran, où j’ai vécu. En général, les gens qui voyagent solo en Iran n’en sont pas à leur premiers, ce sont des baroudeurs aguerris. C’est un pays où je vis, je travaille, j’ai des amis, je parle la langue. Ça m’est arrivé d’aller leur parler dans la rue, de vouloir les aider, et à chaque fois j’ai le même ressenti, je ne suis pas prise au sérieux. Le mansplaining chez les aventuriers est particulièrement fort.
Vous expliquez que votre statut de femme vous a donné accès à des espaces mixtes. En Iran et en Inde vous avez pu parler avec des hommes. Mais des voyageurs hommes n’auraient pas pu le faire avec des femmes. Quels sont les avantages d’être une femme voyageant seule ou un groupe de femmes ?
On est accepté dans des cercles masculins en tant que femme voyageuse et non locale. Mais oui, le voyageur ne sera jamais accepté parmi les groupes de femmes. On présente le masculin comme le regard neutre sur le monde. Mais dans le cas du voyage, c’est vraiment le contraire qui se passe. En tant que femmes, on a accès à beaucoup plus de lieu parce qu’on se soustrait au genre, on y échappe totalement et c’est fabuleux !
Vous évoquez Instagram qui a eu un gros impact sur le voyage et surtout sur la figure de la femme voyageuse. Il faut être au plus bel endroit possible, le mieux habillé possible. Cela contribue-t-il à la disparition du mythe de l’aventurière ?
Je trouve ça effroyable. La voyageuse redevient un être ultra sexualisé qui doit se maquiller, s’épiler, porter de beaux vêtements. Alors que quand on voyage, ce qui fait partie de la liberté est d’en avoir rien à faire, de se décharger de tout cela. Instagram remet une performance hyper sexualisée au centre. C’est aussi le cas pour les hommes. Mais eux, même sur Instagram, restent dans leur case d’aventuriers, alors que les femmes sont encore ramenées à la question du physique.
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Vous citez un nombre incroyable de femmes voyageuses. Elles ont été nombreuses mais invisibilisées. Quels récits de femmes conseillez-vous aux personnes souhaitant les découvrir ?
Je pense que la patronne et la plus extraordinaire est Alexandra David-Néel, même s’il est difficile de s’identifier à elle parce que ce qu’elle a fait est quand même incroyable (elle est la première femme à avoir atteint Lhassa, la capitale du Tibet, en 1924, ndlr). Il y a les personnalités comme Ella Maillart, qui sont plus « légères ». D’autres sont plus mélancoliques. J’adore Isabelle Eberhardt, c’est celle que je préfère personnellement. Son écriture est éblouissante. Elle a une conception de la liberté intransigeante. C’est une personne érudite et religieuse aussi par ailleurs. Mais je pense qu’il faut surtout s’intéresser à celles ayant voyagé dans les pays qui nous attirent.
Plus que le voyage, vous avez vécu l’expatriation. Comment s’y prépare-t-on ? Vous aviez décidé de rester en Iran pendant quelques mois seulement, qui se sont transformés en années…
En Inde et en Iran. Mais je n’ai jamais été expatriée, j’aurais bien aimé. Ça aurait été plus facile de travailler dans une entreprise française et d’être détachée ensuite. Je suis toujours partie pour un ou deux mois en espérant trouver du travail sur place. Donc ça ne se prépare pas vraiment. Ça fait partie de ma manière de voyager. J’aime apprendre la langue et me faire un cercle sur place.
À l’étranger, vous aimez avoir votre routine, lire, flâner dans votre quartier et dans les librairies, s’organiser un lieu dédié au thé, et avoir une chambre à soi, en profitant d’une certaine solitude. Est-ce si facile de réaliser cela dans un pays inconnu ?
C’est assez simple, même dans les chambres d’hôtels. J’adore arriver quelque part et découvrir la chambre dans laquelle je vais dormir. C’est un chez soi au milieu d’un monde complètement inconnu. La routine, ça peut être simplement des rituels qu’on a partout et qu’on transporte avec soi. C’est un peu le fil d’Ariane avec soi-même.
J’adore arriver quelque part et découvrir la chambre dans laquelle je vais dormir. C’est un chez soi au milieu d’un monde complètement inconnu.
Effectivement, j’ai eu des appartements à l’étranger, donc ça demande une certaine logistique. Mais même quand je suis partie dix jours dans une ville ou un pays, j’ai eu ce besoin de me raccrocher à des choses très précises. C’est ce qui me maintient avec moi-même et fait que j’arrive ensuite à aller vers l’Autre, comme le pays, de façon plus empathique. C’est en étant bien avec soi-même qu’on s’ouvre aux autres de façon pleine et entière. En tout cas, c’est ce que j’aime et je recherche.
Vous avez choisi une vie nomade depuis dix ans. Souhaitez-vous continuer de voyager de cette manière encore longtemps ?
Peut-être qu’un jour je me poserai plus dans un pays. Mais jusqu’à maintenant, c’est ce qui m’a construit. Même en France, j’ai fait pleins de boulots différents, j’ai travaillé au McDo, j’ai vendu du thé… En Inde, j’ai travaillé pour une famille millionnaire comme préceptrice pour leurs enfants. C’est cela qui m’a toujours fascinée dans la vie des aventuriers. Je ne prétends vraiment pas me comparer à Jack London, mais lui a fait les pires boulots. Il vivait vraiment dans la misère et c’est ça qui a construit son voyage. Il voyageait en travaillant. J’aime cela parce que c’est aussi ce qui fait qu’on se créé un cercle à l’étranger. C’est ma façon de faire les choses, je ne prétends pas qu’elle soit la meilleure. C’est comme cela que j’ai réussi à me libérer et à réaliser des rencontres fluides.
Que voudriez-vous dire aux femmes qui hésitent encore à partir seules ?
C’est l’idée de l’exergue de mon livre. Certains doutes peuvent être légitimes, comme les raisons financières ou affectives. Mais si, dans la même situation, un homme ne se poserait pas la question, c’est qu’il faut y aller ! Une femme peut autant voyager qu’un homme, si ce n’est plus, parce qu’elle a accès à d’autres endroits que lui.
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