"L’oppression, les rires gras, ça n’attend pas le collège" : dès la primaire, le harcèlement scolaire abîme
Chaque rire extérieur ressemble à une moquerie, il tressaille au moindre chuchotement, persuadé qu’ils sont tous dirigés contre lui et son regard reste toujours en alerte. À 32 ans, Fabien porte encore les stigmates de son harcèlement scolaire. Pas par l’équipe sportive du lycée ou le gars populaire du collège comme le veulent les clichés, son harcèlement remonte au CE1. « Personne ne comprenait à l’époque, et je crois qu’encore aujourd’hui, personne ne comprend », bafouille l’homme. Impossible de parler de cette période sans que chaque mot s’alourdisse, même 25 ans après.
Selon un rapport du Sénat publié en septembre 2022, 6 à 10% des élèves subiraient une forme de harcèlement lors de leur scolarité en France. Soit, chaque année, entre 800 000 et un million d’enfants. Parfois même, il tue. Comme Lindsay, 13 ans, qui s’est suicidée en mai 2023 dans le Pas-de-Calais, ou encore Lucas, 13 ans également, qui a mis fin à ses jours au début de cette même année dans les Vosges et dont les harceleurs ont été condamnés mais n’ont pas été reconnus coupable de son suicide.
Si l’omerta se fissure peu à peu et qu’une prise de conscience débute enfin, la plupart des analyses et des regards se concentrent exclusivement sur le collège et le lycée. « De manière globale, la question du primaire n’a jamais été assez articulée, avec toujours un gros focus sur le secondaire », plaide Johanna Dagorn, docteure en sciences humaines et sociales à l’université de Bordeaux et spécialiste du harcèlement. Elle a notamment participé à une délégation ministérielle chargée de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire.
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Des « jeux d’enfants » destructeurs
Comment expliquer que l’école primaire passe tant sous les radars ? La spécialiste développe : « Il y a cette idée que ce sont des jeux entre gamins, qu’ils ne font pas exprès, que les enfants ne peuvent pas se faire de mal. Des chamailleries de cour de récré en quelque sorte ».
« Dès le plus jeune âge, il y a tout intérêt à ne pas être trop différent »
Lucie se réfugie sous ses mèches quand elle parle, comme pour se protéger encore de ces « chamailleries » dont elle ne connaît que trop bien la réelle portée. « Les phénomènes de bande, l’oppression des gens différents, les rires gras, ça n’attend pas le collège. Les enfants sont peut-être pires. Moins bourrus, mais plus sadiques. »
Le regard se planque encore plus derrière la chevelure rousse, « la cause de mes malheurs. Je déteste encore mes cheveux. Pendant longtemps, je me suis fait une teinture. On dit que l’adolescence nous fait rentrer dans le moule, mais en réalité, dès le plus jeune âge, il y a tout intérêt à ne pas être trop différent. »
Des cheveux tirés en permanence pendant son année de CM1, et ce surnom : « La sorcière ». « À chaque fois qu’il fallait sortir les ciseaux pour un exercice, toute la classe mimait l’action de me couper mes mèches. Certains sont allés jusqu’à le faire vraiment ». Des actions à l’époque très relativisées par l’enseignant, sous prétexte que les autres élèves, âgés de 9 ans, ne pensaient pas réellement à mal ou n’avaient pas conscience de la méchanceté de leurs actes.
Tout le problème de la lutte contre le harcèlement selon Johanna Dagorn : l’inversion épistémologique. « Au lieu de s’attarder sur les conséquences et la souffrance pour l’élève victime, on s’interroge sur l’intentionnalité ou non du harceleur. Que les actes soient intentionnels ou non importent en réalité peu, ce qui compte, c’est le traumatisme pour celui qui les subit », souligne la spécialiste. Hors de question donc de ne pas intervenir en raison de l’âge : « Au contraire, plus le harcèlement a lieu jeune, plus l’impact peut être important », conclut l’experte.
On a du mal à imaginer que son enfant peut en faire souffrir un autre.
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La difficulté des enfants à se confier et être entendus
Un harcèlement difficilement perceptible Fabien renchérit avec son vécu : « Je m’en fous de savoir s’ils étaient trop jeunes pour penser réellement à mal ou non. Ce que je retiens, ce sont les lancers de cailloux dans la cour, ces récréations entières passées à me planquer dans un buisson du préau en priant pour qu’en quinze minutes, ils n’aient pas le temps de me trouver, la peur de l’autre et mon manque de confiance encore présent aujourd’hui. Je connais trop bien les conséquences de leurs actes pour me soucier de leurs intentions. »
Reste que le harcèlement des plus jeunes est difficilement perceptible. Que ce soit pour les coupables – « On a du mal à imaginer que son enfant peut en faire souffrir un autre », rappelle Johanna Dagorn – que des victimes. « Les jeunes enfants parlent très peu car beaucoup sont persuadés que tout le monde, adultes compris, est au courant et ne fait rien, voire sont tous complices. »
Pour les rares qui osent prendre la parole, le propos est souvent dénué de contexte. « Or, le contexte est clé pour comprendre le harcèlement », rappelle la spécialiste. Elle prend l’exemple d’une simple bousculade à la récréation. Celle-ci peut sembler tout à fait dérisoire et anodine si l’enfant qui en parle n’explique pas que cela se déroule à chaque récréation, ou que l’élève qui l’a bousculé multiplie les gestes envers lui.
Des harcèlements de plus en plus élaborés
Lentement, les choses évoluent. « Les enseignants et les parents commencent à prendre conscience que le problème peut aussi toucher la primaire, même si ça reste une zone encore peu exploitée », estime Emmanuelle Piquet, psychopraticienne et fondatrice des centres Chagrin Scolaire, spécialisés dans la gestion de la souffrance à l’école.
C’est notamment le cas de Laura, enseignante en CM1-CM2, beaucoup plus en alerte que par le passé depuis une prise de conscience soudaine. Une mauvaise note de plus donné à un élève brillant en début d’année, et pour lequel elle s’est souvenue avoir assisté à quelques bousculades à son encontre à la cantine : « Ça m’a alors sauté aux yeux. Une évidence. »
Je n’ai jamais pardonné à cette société de considérer les enfants comme des êtres de pureté.
L’éveil de la société est très lent sur la question. « Parfois, je n’en dors pas la nuit. De ce que je n’ai pas vu. Pas voulu voir. Mais je pense à tout ce que j’ai manqué. Personne ne nous forme. Le harcèlement, soi-disant, serait pour plus tard », regrette la professeure.
Sarah, harcelée toute sa primaire, n’excuse rien : « Je n’ai jamais pardonné à mes parents de ne pas m’avoir changé d’école, jamais pardonné aux professeurs de n’avoir rien vu, jamais pardonné à cette société de considérer les enfants comme des êtres de pureté. J’ai toujours refusé d’en avoir depuis. Pas envie d’enfanter un monstre qui pourra harceler à sa guise sans que personne n’ose rien lui dire, parce que ‘ce n’est qu’un enfant après tout’. »
Le harcèlement est loin d’être fini. « Le phénomène commence à se dilater, on reçoit des enfants de plus en plus jeunes, même en maternelle, mais aussi des élèves victimes en étude supérieure », développe la psychopraticienne Emmanuelle Piquet. Et les harceleurs ont bien compris la plus grande attention portée sur eux : « On voit des cas de harcèlement en primaire extrêmement sophistiqués et élaborés, afin de ne pas être repéré par les professeurs. Les enfants s’adaptent pour échapper à la vigilance accrue des adultes et continuer à maintenir leur pouvoir et leur violence sur leurs victimes. » La cour de récréation n’est pas prête d’être pacifiée.
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