L’hyperphagie : quand nos émotions nous font manger jusqu’à la saturation
- Les symptômes caractéristiques de l’hyperphagie
- Une pathologie pas toujours vue comme telle
- L’importance d’identifier les émotions derrière la pulsion
- Coupler approches nutritionnelle et émotionnelle pour en sortir
C’est une petite voix dans la tête qui finit toujours par avoir le dernier mot. « Je pensais que je gérais, mais c’est elle qui a fini par contrôler ma vie », résume Lauriane Emilie. La jeune youtubeuse n’hésite pas à décrire sur sa chaîne des crises d’hyperphagie qui la poussent, entre l’âge de 16 et 20 ans, à manger « des tonnes d’aliments sucrés, gras ou salés, jamais sains ». Très vite, elle développe une relation affective à la nourriture, prend du poids, s’enferme pour cacher comme elle peut ses épisodes compulsifs. La boucle est bouclée. Le huis-clos avec l’hyperphagie peut commencer.
« La honte empêche d’en parler. On pense être seule à souffrir de ‘trop manger’, que personne ne peut comprendre. C’est faux : ce trouble du comportement alimentaire (TCA) est très courant » précise Julie Rogeon, auteure de l’ouvrage Libérez-vous de l’alimentation émotionnelle* (Editions First). La naturopathe et praticienne EFT s’est spécialisée dans l’accompagnement des personnes souffrant de leur relation avec la nourriture. D’après l’ancienne « mangeuse émotionnelle », on parle de plus en plus de l’hyperphagie boulimique, mais le terme reste peu connu du grand public.
Les symptômes caractéristiques de l’hyperphagie
Le TCA en question se caractérise par des épisodes récurrents de crises de boulimie non associés à des comportements compensatoires (vomissements, utilisation de laxatifs…). La victime finit souvent par « gober » les aliments jusqu’à ne plus pouvoir avaler quoique ce soit. L’unique signal qui trahit ce trouble aux yeux des patients est alors la sensation d’un estomac hypertendu et douloureux.
« Cette dernière génère un sentiment d’apaisement, de sérénité, mais de courte durée« , précise Eudes Séméria, auteur de Les quatre peurs qui nous empêchent de grandir** (Albin Michel). Honte, dégoût, culpabilité et frustrations s’installent petit à petit. Régimes ou propension à « faire attention » entretiennent un cercle vicieux de restriction et de rages alimentaires.
« On distingue l’hyperphagie prandiale (au cours des repas) et extra prandiale (en dehors des repas) », précise Julie Rogeon.
La honte empêche d’en parler. On pense être seule à souffrir de ‘trop manger’, que personne ne peut comprendre.
Selon la Haute Autorité de Santé (HAS), ce TCA concernerait 3 à 5 % de la population – la proportion tendant à augmenter. Il touche presque autant les hommes que les femmes et se diagnostique le plus souvent à l’âge adulte.
Si l’hyperphagie boulimique débute le plus souvent au-delà de 20 ans, certaines manifestations sont plus précoces ; plus sévères, aussi.
Marianne, 40 ans, « sur mange » dès l’âge de huit ans. Elle vit depuis de régimes en craquages, avalant anxiolytiques et somnifères pour « faire passer » les crises. « J’ai longtemps alterné avec des accès boulimiques classiques mais je ne me fais plus vomir depuis un an, car j’ai entamé un suivi chez une psychiatre », confie la mère de famille qui ne mange jamais en même temps que ses enfants pour éviter la tentation.
« Les crises d’hyperphagie sont toujours là, mais je les accepte un peu mieux, même si je me ronge l’intérieur des joues pour me retenir. Il m’est impossible de lutter pour l’instant mais j’ai confiance en cette thérapie que j’ai enfin accepté de commencer. »
Une pathologie pas toujours vue comme telle
La fréquence de ces troubles est sous-estimée : la plupart des personnes qui en souffrent consultent pour surpoids sans évoquer leur trouble du comportement alimentaire. En sont-ils conscients ? « Une écrasante majorité des personnes hyperphagiques ne présentent pas une pathologie lourde : ils sont évidemment débordés par les quantités avalées mais leur souffrance psychologique est supportable », explique Eudes Séméria.
« J’ai encore trop mangé », dit l’hyperphagique à chaque repas, sachant pertinemment qu’il recommencera au suivant. Fascination pour la profusion, illusion d’une gourmandise pseudo assumée… « On peut détecter des illustrations civilisationnelles à ce trouble, par exemple, la taille délirante des burgers et sodas offerts dans les enseignes de fast food. Manger en grande quantité reste bien toléré par notre société », commente Eudes Séméria. Du côté de Julie Rogeon, la question des régimes et de la tyrannie des corps parfaits contribue à aggraver la tendance.
Les conséquences sur la santé s’imposent au fil des années. « L’intestin, qui est la paroi la plus fine de notre corps, peut s’abimer et laisser passer des substances non désirables. Epuisé, le foie trinque aussi, ouvrant le champ à certaines maladies », détaille Julie Rogeon. En tête de ces maux : fatigue chronique, dépression, carences, syndrome du côlon irritable, maladie de Crohn, rectocolite hémorragique et autres dérèglements endocriniens.
L’importance d’identifier les émotions derrière la pulsion
Il n’y a pas de prise en charge médicale sur le modèle de ce qui existe pour l’anorexie ou la boulimie vomitive. C’est à la personne de chercher de l’aide, des solutions, les bons filons. « L’envie de maigrir est le premier élément déclencheur des consultations. Ensuite, vient le désir de se libérer de la charge mentale de l’alimentation, à laquelle on pense tout le temps », note Julie Rogeon.
« Qu’ai-je mangé ? », « Que vais-je manger ? » Ou, dans le cortège d’anxiété, la question incontournable : « Comment vais-je faire au prochain dîner de famille ? » La personne hyperphagique est souvent épuisée de vivre avec cette préoccupation omniprésente. « C’est l’arbre qui cache la forêt », évoque la thérapeute : la compulsion ne fait qu’occulter le cœur du problème.
J’ai réalisé que derrière cette faim perpétuelle, il y avait un sentiment d’insécurité insupportable.
« En thérapie, on peut rencontrer une difficulté à nommer les vraies émotions, qu’on interprète comme une simple envie ou un besoin de manger », avance Eudes Séméria. Le psychologue cite ainsi un patient qui, après quatre mois de suivi dans l’espoir de perdre 30 kilos, réalise que finalement, il a affaire à un problème de relation. « Les sensations de satisfaction de la bouche et de l’estomac plein renvoient à la naissance et aux premières années de la vie. Durant cette période, se construisent les sentiments de sécurité, de valeur et progressivement d’autonomie. Le vide ressenti par la personne hyperphagique fait souvent écho à ces piliers de notre dynamique psychique », pointe le professionnel qui invite à creuser du côté de certaines « immaturités ».
Noémie, 49 ans, en a fini avec ce gouffre impossible à combler. « Tout a commencé à l’adolescence. Hyperphagie, boulimie, orthorexie… Je suis passée par toutes les phases. Heureusement, j’ai entamé une psychanalyse à 29 ans. Lors d’une séance, j’ai réalisé que derrière cette faim perpétuelle, il y avait un sentiment d’insécurité insupportable. J’ai aussi compris que je tentais de contrôler mon assiette car j’avais peur de perdre le contrôle sur ma vie », synthétise-t-elle.
Peur de grandir, de s’affirmer, d’agir, de se séparer sont autant de « poids » que la thérapie permet de laisser peu à peu derrière soi pour vivre pleinement. D’après Eudes Séméria, celle-ci doit être à la fois verbale pour comprendre ce qui se passe en nous mais aussi proactive, en dehors des séances. Parfois, le processus peut prendre moins d’une année, comme en témoigne Julie Rogeon. « J’ai souffert d’hyperphagie de 13 à 30 ans. Finalement, quelques mois de travail avec une psychiatre m’ont permis de tout changer », partage la trentenaire qui évoque l’importance des « bonnes rencontres ».
Coupler approches nutritionnelle et émotionnelle pour en sortir
Tristesse, manque de confiance en soi, insatisfaction, ennui… Nul ne sait ce qu’on trouvera derrière le paravent d’un appétit d’ogre. « Il y a milles visages d’hyperphagie et autant de chemins pour s’en sortir », affirme Julie Rogeon, qui encourage à essayer différentes thérapies jusqu’à trouver celle qui vous parle. « Comprendre ce qui nous arrive et découvrir qu’on a des ressources, c’est déjà 70% du chemin ».
L’association G.R.O.S. (Groupe de Réflexion sur l’Obésité et le Surpoids), regroupe des professionnels de différentes écoles prenant en charge des personnes en difficulté avec leur poids et leur comportement alimentaire. Elle a vocation à être un lieu de réflexion, d’échanges et de formation. Les praticiens qui adhèrent à sa charte mettent l’accent sur un travail autour des sensations alimentaires (faim, rassasiement, satiété). Insuffler de la conscience dans ces signaux physiologiques aidera à perdre du poids et à avoir une meilleure relation avec la nourriture.
Le professeur Zermati, médecin nutritionniste très engagé au G.R.O.S., a mis au point une série d’expériences légitimées par des protocoles sérieux pour balayer une flopée de croyances sur la nourriture (sauter des repas, manger du chocolat pendant quatre jours… ). Le but : faire progresser le patient, lui permettre de mieux se connaître et d’apaiser sa relation à l’alimentation en mangeant de manière plus intuitive.
À glaner aussi, quelques conseils faciles : manger des produits riches en fibres pour se sentir rassasiée, compter jusqu’à dix entre chaque bouchée ou encore ne pas grignoter.
Il y a milles visages d’hyperphagie et autant de chemins pour s’en sortir.
« L’effet n’a rien eu d’immédiat, mais parler avec un thérapeute du G.R.O.S. a progressivement bouleversé ma vie et mon rapport à la nourriture », explique une internaute. « À partir de là, j’ai pu entamer un rééquilibrage alimentaire qui intégrait mes sensations et émotions mais surtout accepter les hauts et les bas inhérents à ce parcours. »
Pour Julie Rogeon, le versant diététique a son importance, à condition de se faire suivre par un expert qui ne verse pas dans le régime restrictif. « La première étape du chemin est de remettre du vivant et de l’énergie dans son corps pour avoir la force, le courage, de creuser ses émotions », dit-elle, en conseillant un rééquilibrage alimentaire qui fournira le corps en nutriments essentiels.
Sur le long terme (4 à 6 mois), celui-ci devrait aussi contribuer à réguler les fringales. Toutefois, « il faut travailler le plan émotionnel en parallèle, sinon cela ne tient pas », convient-elle. Une question de décision personnelle.
La coach tient à envoyer un message positif à toutes les personnes concernées par l’hyperphagie. « Ne perdez pas espoir, de plus en plus de personnes sont formées et peuvent vous aider. Parlez-en autour de vous, vous verrez que nous sommes nombreuses à en souffrir. » Et le plus important : on peut s’en sortir !
* Libérez-vous de l’alimentation émotionnelle (Éditions First) de Julie Rogeon. Disponible sur Place des Libraires et Amazon
** Les quatre peurs qui nous empêchent de grandir (Éditions Albin Michel) de Eudes Séméria. Disponible sur Place des Libraires et Amazon
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