Les influenceuses créent leurs marques et bousculent le business de la mode
Depuis quelques années, les influenceuses se font aussi créatrices de mode. Enquête sur un marché lucratif qui redéfinit les codes de l’industrie.
Le marketing d’influence, soit l’art de vendre des produits sur les réseaux sociaux en utilisant son image, n’a jamais été aussi rémunérateur. D’ici 2022, il devrait peser 15 milliards de dollars, pour le plus grand bonheur des influenceurs – ces incontournables des réseaux sociaux et spécialistes du placement de produit. Mais depuis quelques années, ces derniers ont trouvé un moyen de capitaliser encore davantage sur leur popularité : fonder leur propre marque. L’Italienne Chiara Ferragni, considérée comme la reine d’Instagram, a ouvert la voie en lançant en 2015 son label de mode éponyme. Des sacs, chaussures et autres sweats à paillettes (notamment vendus dans une boutique au cœur du Marais, à Paris) qui lui rapporteraient quelque 22 millions d’euros par an. Si la France est loin d’atteindre des niveaux semblables, lancer son affaire devient un passage obligé dans le milieu de l’influence.
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Des business girls en puissance
Axelle Aimé et Dorothée Rubinski, fondatrices de It Collection, croient dur comme fer que l’avenir de la mode se trouve dans ce business model. Ce mardi de début mars, dans leurs bureaux parisiens et en bras de chemise, elles tentent d’aménager un lieu de réception Covid-compatible. Le lendemain, un événement pour Recc, la marque de Caroline Receveur, doit s’y tenir. Ces « faiseuses de marques », qui ont ouvert l’agence spécialisée en 2018, accompagnent l’influenceuse depuis le lancement de sa première collection deux ans plus tôt. Après des débuts dans la téléréalité dans les années 2010, Caroline Receveur compte désormais parmi les personnalités les plus suivies de France, avec plus de 4 millions d’abonnés sur Instagram. « Elle assume la direction artistique de la marque, accompagnée par les équipes techniques (stylistes, modélistes, patronniers, graphistes), mais aussi par les photographes, vidéastes, community managers, et développeurs web, explique It Collection. Nous, nous nous consacrons au sourcing matières, à la mise au point des produits, à leur fabrication, et à la distribution dans les points de vente les plus stratégiques pour chaque marque. »
Une équation gagnante : les capsules Recc sont rapidement épuisées, et quelques mois après le lancement, l’entrepreneuse est devenue la première femme à faire la Une du Forbes France, l’érigeant en business woman de talent. « Lancer sa marque permet de se différencier et d’assurer ses arrières au cas où tout s’arrêterait du jour au lendemain, développe Alexandre Saillard, Creative Business Developper chez Reech, entreprise spécialiste du marketing d’influence. C’est aussi une façon d’évoluer et de voir d’autres choses. Je pense par exemple à Louise Aubery, de MyBetterSelf [influenceuse et cheffe d’entreprise body-positive, ndlr] qui a lancé en début d’année sa marque de lingerie inclusive Je ne sais quoi. En faisant cela, elle fait fructifier son influence dans la vraie vie. »
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L’expert cite aussi Huda Beauty, marque de maquillage lancée par la blogueuse américaine Huda Kattan en 2016 – les industries de la mode et de la beauté suivent souvent les mêmes trajectoires. « Son entreprise est désormais valorisée plus d’un milliard de dollars. Huda est d’ailleurs davantage connue pour sa marque que pour ses vidéos YouTube de l’époque. »
Jusqu’à devenir des experts reconnus dans leur domaine : mi-avril, Chiara Ferragni a été nommée au conseil d’administration du groupe de luxe italien Tod’s. Une évolution du métier d’influenceur qui s’inscrit dans la lignée du fantasme américain de l’entreprenariat pour correspondre à la philosophie de la gen Z, « beaucoup moins dans le rapport patron/employé et plus entrepreneuriale », estime Eric Briones, co-auteur de l’ouvrage « Le choc Z: La génération Z, une révolution pour le luxe, la mode et beauté ».
Une étiquette aussi plus acceptable dans la société, qui peine parfois à comprendre les métiers issus des réseaux sociaux. Jeanne Damas, it girl parisienne aux 1,4 million d’abonnés sur Instagram et l’une des premières “créatrices de contenus” françaises à s’être lancée dans la mode avec Rouje, a décliné nos propositions d’interview. « Nous évitons d’associer Jeanne à l’image et au terme d’influenceuse faisant la promotion d’autres marques, et préférons la présenter simplement comme la fondatrice et directrice artistique de Rouje », justifie son service de presse. Pourtant, sa communauté constitue autant de followers que de clientes potentielles, et contribue indéniablement au succès de son label : c’est précisément là-dessus que repose l’économie de ces marques.
Une connaissance de la clientèle grâce à Instagram
Il y a évidemment le côté « Fan de » – on va vouloir soutenir ces filles, suivies et adulées au quotidien, dont on adore le style et qui, via leur marque, nous permettent de le copier. Mais aussi et surtout la proximité que crée Instagram. Photos backstages sur les réseaux sociaux, interviews dans lesquelles les créatrices répondent aux questions de leurs abonnées sur la création d’entreprise et même vote pour co-créer en partie la collection…Elles ciblent ainsi les besoins, attentes et envies des consommatrices. « La place de ces personnalités sur les réseaux sociaux leur permet d’adapter totalement leur offre à leur audience, détaille Alexandre Saillard. Elles échangent directement avec elle, la mettent à contribution et font en sorte que ces potentielles clientes se sentent impliquées dans la marque. » Laury Thilleman – ex-miss France à la philosophie feel good suivie par 970 000 personnes sur Instagram – a lancé Parisienne et alors en 2017, sous l’impulsion d’Axelle Aimé et Dorothée Rubinski, de It Collection. « Nous avons des échanges réguliers, voire hebdomadaires avec nos clientes sur Instagram pour pouvoir les sonder, connaître leurs envies, les impliquer dans le processus de fabrication pour que les collections leurs appartiennent d’un côté. Que ça soit sur les motifs, les matières, les couleurs… Les réseaux sociaux nous sont d’une grande aide aujourd’hui, ils nous permettent d’avoir une interaction permanente avec les consommatrices », admet la jeune femme. La contrepartie ? « La moindre erreur est scrutée, pointée du doigt par les ‘haters’, étaye Alexandre Saillard. Le fait que ces personnes soient très suivies peut être un avantage comme un inconvénient pour leurs marques.» Car, oui : 500 000 abonnés sont 500 000 éventuels acheteurs, mais aussi autant d’enquêteurs potentiels – qui ont, finalement, tout pouvoir de faire ou de défaire une marque.
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Toujours est-il qu’« il n’y a pas meilleur vendeur qu’un influenceur, estime Eric Briones, spécialiste des conséquences de la digitalisation sur l’industrie du luxe. Ça a d’abord été un support publicitaire via ses réseaux sociaux, puis une égérie avec laquelle on collabore. Le consommateur d’aujourd’hui a besoin d’avoir confiance en la marque pour acheter, il veut y retrouver des valeurs. Tout cela est incarné par l’influenceur beaucoup mieux que par une marque classique. »
Là encore, les données récoltées via les réseaux sociaux permettent une stratégie marketing beaucoup plus ciblée – donc efficace : en connaissant parfaitement la clientèle, son âge et sa répartition sur le territoire, les distributeurs sont assurés d’investir là où ce sera avantageux. « Je suis certaine que ces filles participent du changement de paradigme dans la mode, assure la directrice des achats. Et si elles sont parfois moquées dans l’industrie à cause de leur étiquette d’influenceuse, d’un point de vue business, nous pensons que la mode est désormais faite par ces ‘girls next-door’ auxquelles les clientes peuvent s’identifier. »
« En France, deux milieux sont particulièrement fermés et élitistes : la mode et l’édition, ajoute Alexandre Saillard, de Reech. Forcément, voir des influenceuses truster ces écosystèmes est mal perçu par les vieux de la vieille. » En la matière, Léna Mahfouf est devenue un cas d’école. Idole des jeunes sous le pseudo Léna Situations, son livre de développement personnel paru en octobre dernier dépasse les 22 500 ventes en moins d’une semaine. Loin devant les records des Marc Levy et autres Joël Dicker. Les critiques littéraires sont affolées de voir tout ce qu’ils croyaient connaître s’effondrer aux pieds d’une jeune femme de 22 ans. Mais force est de constater que tout ce que Léna touche se transforme en or. Outre sa collaboration permanente avec l’enseigne pour adolescentes Jennyfer, dont les capsules s’écoulent vitesse grand V dès leur sortie, la jeune femme a dernièrement affolé les ventes d’Adidas. Ambassadrice de la marque depuis moins d’un mois, les chiffres ont tellement explosé que la collaboration aurait fait jaser jusqu’au siège de l’équipementier Outre-Atlantique. « Léna, c’est celle que tout le monde rêve d’avoir… », glisse-t-on d’ailleurs chez It Collection. La preuve : l’influenceuse est désormais de tous les défilés, collabore avec Dior et fait partie des protégés du journaliste de mode Loïc Prigent.
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Mais il n’y a pas qu’au front row que les influenceuses gagnent du terrain. Dans les grands magasins, leurs marques sont particulièrement attractives. Pour l’été 2021, les Galeries Lafayette prévoient l’ouverture d’un espace dédié à ces “Instabrands”. Plus de 400 mètres carrés dans la boutique historique du boulevard Haussman à Paris, et différents corners en province. « En ce moment, tous nos efforts se concentrent sur les jeunes, qui ont tendance à privilégier le shopping en ligne, développe Sybille Darricarrere, directrice Offre et Achats du groupe. Ces générations plus connectées sont indéniablement sensibles à ces marques, qui proposent de plus petites collections et donnent aux clients un fort sentiment d’appartenance. » Se voulant pépinière pour ces labels qui incarnent une nouvelle manière de consommer la mode, les Galeries Lafayette s’efforcent à faciliter au maximum la tâche aux influenceuses, en leur fournissant des stands clés en mains et à moindre coût. Le groupe fait aussi preuve d’une grande flexibilité dans la façon de travailler avec elles. « Leur rythme de production, basé sur un système de drops réguliers de quelques pièces plutôt que sur des grosses collections deux fois par an, est très différent de celui des marques avec lesquelles nous avons l’habitude de collaborer, détaille Sybille Darricarrere. Pour ne pas les déstabiliser, nous achetons sur planche, c’est-à-dire avant même que la production soit lancée, ce que nous ne faisons jamais d’ordinaire. Mais nous sommes bien conscients que ce sont nous qui avons besoin d’eux, et pas l’inverse… »
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