Les femmes qui font France Inter

« Au-dessus de moi, c’est une verticale : Catherine Nayl, directrice de l’info, Laurence Bloch, directrice de France Inter, Dana Hastier, directrice des contenus, et Sibyle Veil, PDGère de Radio France, Roselyne Bachelot, notre ministre de tutelle… à part le président de la République, à qui la radio doit rendre des comptes, ce ne sont que des femmes et je le vis très bien », s’amuse Sonia Devillers, productrice de L’instant M sur France Inter.

Depuis 2014, date à laquelle Laurence Bloch en a pris la direction et qu’elle l’a hissée au sommet des audiences devant toutes les autres radios, c’est une révolution de velours qui bouleverse les ondes.

Le pari de la parité

« Quand j’ai annoncé que je voulais instaurer la parité, on m’a répondu : ‘Tu es sûre ? Des études américaines prouvent que les auditeurs – et même les auditrices – font moins confiance quand il s’agit d’une voix de femme à l’antenne…' » Un argument qui ne défrise pas cette passionnée de radio de 68 ans, qui débuta à France Inter comme stagiaire en 1978 quand Arlette Chabot, seule femme à l’antenne, fumait des cigares dans les couloirs.

Sa réponse : « Qu’importe, ce qui me guide, ce sont mes convictions, sinon prenez un algorithme à ma place ! » Elle change alors 70% de la grille, installe des femmes à des carrefours d’audience, Florence Paracuellos au journal le plus écouté de France, celui de 8 heures, Fabienne Sintes au « 18/20 ».

Il n’existe pas une manière genrée d’exercer le pouvoir, mais […] ce sont des femmes et non des hommes qui accélèrent la parité.

Elle veille aussi à ce qu’il y ait autant de chroniqueuses que de chroniqueurs et recrute des personnalités comme Léa Salamé, qu’elle propulse à l’interview politique de 7h50. « J’ai commencé cet ‘exercice noble’ avec face à moi uniquement des hommes : Elkabbach, Aphatie, Calvi, Bourdin, explique l’intéressée. Laurence Bloch a pris un risque, et je note la transformation cinq ans plus tard : les interviews majeures du matin sont aujourd’hui réalisées par des femmes : Ventura, Ferrari, Mabrouk, Malherbe… Il n’existe pas une manière genrée d’exercer le pouvoir, mais à l’instar de Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, qui a mis Anne-Sophie Lapix au 20 h, ce sont des femmes et non des hommes qui accélèrent la parité. »

France Inter, la radio la plus écoutée de France

Une politique qui se révèle payante puisque pour la huitième fois consécutive, France Inter est la radio la plus écoutée de France avec 6 906 000 auditeurs, dont 52% sont des auditrices*. « Cela se fait par petites touches, de manière constante, sans rien relâcher, explique Laurence Bloch. Je ne vais pas déloger des producteurs et des journalistes qui font un boulot formidable pour mettre des femmes à leur place, mais lorsque l’occasion se présente, à compétences égales, je choisis une femme. »

Impossible pour les moins de 20 ans de réaliser le chemin parcouru par les pionnières telle Laure Adler, productrice de L’Heure Bleue qui, à 71 ans, s’enorgueillit d’être la « plus vieille » de la maison ronde. Nommée en 1999 directrice de France Culture, elle est alors confrontée à une résistance d’une violence difficile à imaginer en 2021.

Lorsque l’occasion se présente, à compétences égales, je choisis une femme.

« Tous les jours, pendant deux ans et demi, des tracts insultants ont circulé, me traitant de ‘pute de luxe du service public’, parlant de mes talons aiguilles et de mes minijupes, disant que j’étais la maîtresse de Cavada, alors PDG de Radio France. Ce sont des féministes, les Chiennes de garde, qui m’ont redonné l’honneur en dénonçant ces violences. Laurence Bloch était mon adjointe et cette alliance entre deux femmes m’a permis de réussir, même si je reconnais mes défauts. J’ai fait bouger les choses un peu trop brutalement, mais j’ai pu déployer cette chaîne vers un public non élitiste, ma conviction est que la culture est pour tou·tes. »

« L’importance de faire entendre des voix de femmes »

Pour Laure Adler, un soupçon d’illégitimité colle encore aux femmes en responsabilité : « Tout n’est pas effacé dans la tête de certains mecs, d’où l’importance de faire entendre des voix de femmes. » Laurence Bloch reconnaît que le sexisme pur et dur a disparu, laissant place, parfois, à la plainte : « Des journalistes me disent : ‘Tu sais, c’est dur d’être un homme blanc de 50 ans.’ Rien de virulent, c’est plutôt vécu comme une défaite. Je leur explique que la radio doit ressembler à notre monde et qu’il est temps que les femmes, soit 50% de l’humanité, aient la parole. »

La radio doit ressembler à notre monde et qu’il est temps que les femmes, soit 50% de l’humanité, aient la parole.

L’audace n’est pas seulement de nommer des femmes, elle est aussi de recruter des personnalités comme Léa Salamé, Sonia Devillers ou Fabienne Sintes aux commandes du 18/20 avec son célèbre et interactif Le téléphone sonne : « Quand Laurence est venue me chercher à France Info, elle est venue chercher Fabienne Sintes. Elle m’a dit : ‘Tu as une personnalité à l’antenne, on aime bien la façon dont tu parles aux auditeurs, alors viens leur parler chez nous.’ C’est formidable, mais après charge pour moi d’incarner ça… On cherche des personnalités mais surtout on cherche à n’en gommer aucune. »

Catherine Nayl, elle, menait carrière à TF1 depuis trente-trois ans. Elle était directrice générale adjointe du groupe, chargée de l’information pour TF1 et LCI quand, en 2018, on lui propose le poste de directrice de l’information à France Inter. « Je n’aime pas être là où on m’attend, j’ai accepté par inconscience et curiosité. Venue du privé et de TF1, ça faisait beaucoup. (Rires.) Les équipes ont été sidérées mais pas hostiles. TF1 ou France Inter, ça ne change rien à ma façon de concevoir l’information, le métier ne diffère pas, la seule différence ici est un engagement social plus fort. »

Un environnement qui redonne confiance aux femmes en leur légitimité

Média privé ou public, ce qui ne diffère pas non plus est le problème de confiance en soi chez beaucoup de femmes journalistes. « Cela reste prégnant, constate Catherine Nayl. Il faut aller les chercher et repérer leurs qualités. C’est mon rôle, je leur dis : ‘Tu es légitime pour telle et telle raison.’ On a besoin de regards croisés et de sensibilités différentes. »

On ne subit pas de remarques sexistes avec des patrons qui sont des femmes

Élodie Forêt, 35 ans, a suivi le parcours habituel des journalistes à Radio France. Après des CDD, elle a postulé pour un emploi au service reportage avant de suivre la campagne présidentielle de 2017. « On ne subit pas de remarques sexistes avec des patrons qui sont des femmes. L’environnement n’est pas viriliste comme dans d’autres rédactions où des patrons ont encore des formules du genre : ‘Pour aller sur le terrain, je veux un reporter qui ait de la testostérone…’ Mais on se censure encore un peu en tant que femme. Je me pose parfois la question de ma propre légitimité, mes collègues masculins, qui se la posent beaucoup moins, avancent du coup plus vite ou du moins saisissent plus d’opportunités que je ne le fais. C’est une réaction personnelle car à France Inter, on a le droit d’être ambitieuse, les portes nous sont ouvertes. »

Après la parité, la diversité

Dans son bureau au sixième étage, Laurence Bloch sait qu’elle a gagné une bataille, celle de la parité. Il en existe une autre, peut-être plus compliquée : celle de la diversité.

« C’est mon prochain combat, reconnaît-elle. Mais au moins je n’aurai pas à convaincre. Toutes les équipes de France Inter savent que le visage de notre antenne doit davantage ressembler à celui de la France. Après, je ne vais pas imposer des quotas, je n’ai pas non plus envie d’assigner les gens à résidence. Sur l’antenne, des voix déjà expriment la diversité mais pas assez dans les équipes de production. À Radio France, sous l’impulsion de sa présidente Sibyle Veil, nous avons mis en place le dispositif « Égalité 360° » avec un levier interne, l’Académie d’été. Nous avons l’obligation de prendre en stage des jeunes hommes et jeunes femmes issu·es de la diversité. Mais cela ne se fera pas en un jour. Une question doit tous et toutes nous interpeller pour les cinq prochaines années : comment vivre ensemble en restant soi. C’est cette tension que le pays doit résoudre. Il faut tanner nos différends, créer des territoires communs, savoir écouter celles et ceux qui souffrent de leurs ‘différences’ et se dire qu’on est avant tout citoyen. C’est une problématique qui me passionne. »

Un média attachant et addictif

Ce qui rapproche toutes ces voix devenues familières pour être entrées dans notre quotidien, c’est leur attachement à ce média addictif. « La radio est un art éphémère intense et effrayant, on est plongé dans l’espace temporel comme quand on saute d’un avion en parachute, c’est effrayant mais excitant », avoue Laure Adler.

Pour le « bébé de la télé » qu’est Léa Salamé, « c’est un lien direct avec les oreilles des auditeurs, un rapport presque charnel. Ils ressentent tout, notre bonne humeur ou tristesse, c’est parfois bouleversant. » C’est le média « le plus agile et convivial, celui qui entre dans la cuisine et la salle de bains des gens », selon Fabienne Sintes.

C’est reposant de débarquer dans un endroit dirigé par des femmes, puissantes dans ce qu’elles font et ce qu’elles défendent.

Quant à la journaliste de presse écrite Sonia Devillers, débauchée du Figaro : « Ça a été le déclic. Grande tchatcheuse dans la vie, j’étais faite pour cette oralité. Je suis loin d’avoir fait le tour de ses registres et possibilités. Deux radios coexistent à France Inter : une très écrite et produite, Rebecca Manzoni, par exemple, et l’autre plus dans l’instant, la spontanéité, la présence et l’énergie de la parole dans laquelle je me retrouve. »

Morgane Cadignan, 30 ans, est la dernière arrivée dans cette maison où l’humour joue un rôle primordial pour rajeunir et conquérir un public plus populaire. « Râleuse professionnelle », elle a la tâche délicate de faire rire avec sa chronique quotidienne Je ne vous aime pas, dans l’émission La bande originale, présentée par Nagui.

Elle est de cette génération qui a grandi avec la chaîne : « Mes grands-pères faisaient la sieste avec France Inter, collés au transistor, moi, je l’écoutais en voiture, j’ai même été hôtesse d’accueil à la Maison de la radio pour payer mes études. C’est reposant de débarquer dans un endroit dirigé par des femmes, puissantes dans ce qu’elles font et ce qu’elles défendent. On se dit : je ne vais pas devoir me battre, prouver plus qu’un mec, mais juste m’occuper de mon taf. Elles ouvrent la voie à d’autres, comme à ma petite sœur de 18 ans… »

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(*) Source enquête « Médiamétrie 126 000 Radio », novembre-décembre 2020.

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